Ayasofia se souvient de son Muezzin !

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A la fin de la première Guerre mondiale, il s’en est fallu de peu pour que la Turquie ne soit complètement dépecée sur l’autel de la victoire des forces de la Triple Entente (France, Empire britannique, Empire russe) contre la Triplice (Empire Allemand, monarchie austro-hongroise et Italie) rejointe par «la Sublime Porte», mettant dans la balance, ses territoires immenses et la mosquée de Sainte-Sophie. Nul doute que cette basilique byzantine à l’origine, aurait été rendue au culte grec orthodoxe… si les officiers nationalistes autour de Kemal Atatürk n’avaient pas remporté les victoires de Gallipoli (1916) et de Sakarya (1921) sauvant non seulement la Thrace et la capitale Constantinople, «rebaptisée» Istanbul, mais aussi le cœur de la Turquie dont la matrice première fut sauvegardée de justesse.

Rétrospectivement la «sagesse de Dieu», traduction littérale du nom de la basilique de Sainte-Sophie, avait touché Mustapha Kemal Atatürk sans que ses contemporains ne puissent vraiment s’en rendre compte. En décrétant la transformation en musée de l’édifice – qui fut au temps de l’Islam triomphant dès 1453 sous Mehmet II une mosquée rayonnante – Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, appliquait à ce symbole religieux la même démarche pragmatique qu’il imprimait d’une main de fer à son pays. Il cherchait à la sauver en la gardant dans le patrimoine turc, à défaut de pouvoir la conserver au sein d’une civilisation islamique croulante sous les coups de boutoir du modernisme matérialiste occidental. A la fin de la première Guerre mondiale, il s’en est fallu de peu pour que la Turquie ne soit complètement dépecée sur l’autel de la victoire des forces de la Triple Entente (France, Empire britannique, Empire russe) contre la Triplice (Empire Allemand, monarchie austro-hongroise et Italie) rejointe par «la Sublime Porte», mettant dans la balance, ses territoires immenses et la mosquée de Sainte-Sophie. Nul doute que cette basilique byzantine à l’origine, aurait été rendue au culte grec orthodoxe… si les officiers nationalistes autour de Kemal Atatürk n’avaient pas remporté les victoires de Gallipoli (1916) et de Sakarya (1921) sauvant non seulement la Thrace et la capitale Constantinople, «rebaptisée» Istanbul, mais aussi le cœur de la Turquie dont la matrice première fut sauvegardée de justesse.
En militaire de la mentalité synthétique, Mustapha Kemal distinguait l’accessoire de l’essentiel et préférait céder sur les territoires lointains d’une civilisation perdue plutôt que sur la souveraineté de l’Etat. Et si Tayeb Erdogan, à la suite de la décision du Conseil d’Etat la réalise de nouveau en mosquée en 2020, ne se pose-t-il pas là en continuateur de l’action de rénovation de la souveraineté turque en droite lignée du père de la Nation (Atatürk), en réinterprétation de civilisation, plutôt qu’en Calife néo-ottoman comme cherche à le dépeindre, un peu légèrement l’idéologie française de la laïcité universaliste ? «Paix dans le pays, Paix dans le monde» ! Tel était le credo de Mustapha Kemal Atatürk, reflet de «la tactique du bouclier» qui guidait la pensée stratégique du fondateur de l’Etat turc moderne. En militaire de carrière, il savait qu’une armée a besoin de temps et de sérénité pour se construire dans un effort long, nécessitant plus de 70 ans, tant la défense de la souveraineté est une œuvre de grande haleine impliquant de multiples instances scientifiques, technologiques, industrielles, agricoles, sociales, internationales en de nombreuses couches d’édifications soutenues. L’importante œuvre de redressement de la Turquie ainsi que les rapports de force qui en résultent pour l’ensemble de la région sont parfaitement traduits dans le statut que les traités internationaux ont bien voulu réserver sur le plan juridique au détroit des Dardanelles.
Sous Mehmet II au XVème siècle, il était fait interdiction à tout navire de franchir ces étroits passages maritimes reliant Mer Noire et Mer Méditerranée orientale s’il n’était pas de nationalité ottomane. En d’autres termes, l’Islam triomphant contrôlait un verrou d’importance stratégique mondiale, faisant de la marine ottomane l’une des flottes majeures à tel point que l’endroit où s’élargit le détroit maritime des Dardanelles est nommé par les Turcs la Mer de Marmara (la mère des mers), pour bien signifier le poids immense d’une si petite étendue d’eau salée sur le commerce et la domination du monde. Paradoxalement, ce point géopolitique qui fut conquis de haute lutte, position de force première dans l’expression de la compétition entre Dar El Islam et un mouvement de Reconquista apparue d’abord dans l’occident chrétien, est devenue une obsession des puissances espagnoles et françaises, concentrées sur leurs propres inventions d’un mouvement d’occidentalisation d’expression première anti-islamique. A la veille de la première Guerre mondiale, c’est donc dans les fracas des règlements de comptes des affirmations européennes de la séparation de Dieu des affaires de l’Etat, que furent soldés ceux d’Istanbul en l’émasculant de ce qui faisait sa fierté : le détroit des Dardanelles allongé lascivement aux pieds du Palais de Topkapi.
La réaction nationaliste et militaire d’Atatürk, sauve la Turquie de l’humiliation du Traité de Sèvres (1920), actant la défaite totale de l’Empire ottoman en un abandon de Constantinople, cœur de sa puissance. Les victoires militaires des officiers nationalistes permirent une renégociation intelligente de la soumission, en un Traité de Lausanne (1923), concédant certes la démilitarisation et le libre passage de ce canal naturel mais en contrepartie d’une souveraineté politique retrouvée ainsi que de l’inclusion de nombreux territoires dont la ville joyau de l’ex-Empire ottoman, redevenue Istanbul. L’essentiel était sauf. Le reste est le fruit d’une obstination patiente, issue de la grandeur passée, nourrie de la foi et de la supériorité des valeurs morales islamiques sur la force d’un droit international perçu comme une loi imposée par les plus forts contre les plus faibles.

La patience en vertu première d’une ancienne civilisation
C’est le temps où Ankara, pour donner le change, s’offre en capitale permettant à Istanbul de guérir de ses blessures suite à un combat civilisationnel de titans. La bataille de Lépante (1571), de la défaite de la marine ottomane face à la Ligue des escadres vénitiennes, espagnoles, pontificales, génoises, maltaises et savoyardes devait être encore vivace lorsque le Traité de Montreux (1936) cède enfin l’inéluctable contrôle militaire du détroit des Dardanelles à la Turquie. Cela n’empêche pas ce pays de la lente convalescence, d’observer une prudente neutralité durant la Seconde Guerre mondiale, pour se décider au dernier moment à se ranger opportunément du côté des… vainqueurs ou quand l’histoire amère assène des leçons que l’identité nationale turque n’est plus prête d’oublier. La réflexion militaire de la Turquie est celle d’une patiente organisation de sa défense particulièrement complexe car elle doit prendre en compte une géographie à cheval sur deux continents (l’Europe et l’Asie), sur deux mers (la Méditerranée et la Mer Noire), sur deux puissances (les Etats-Unis et la Russie), sur deux religions majeures dans la région (l’Islam et le christianisme), sur deux civilisations (celle de l’occident et de l’orient), sur deux logiques universalistes (celle du laïcisme de l’Etat et de l’islamisme pacifié de la société civile), sur deux canaux (celui naturel des Dardanelles et celui artificiel en cours de construction, le canal Istanbul). Ce dernier devrait s’achever en 2023, à la date très symbolique du centenaire du Traité de Lausanne dont Ankara souhaite renégocier certaines clauses.
Mais avant de le faire, l’expérience de la longue confrontation diplomatique avec l’occident lui a appris à mettre des garde-fous partout. Sur la question kurde, sur celle de l’Arménie, sur celle des territoires syriens désormais occupés, sur celle des frontières maritimes avec la Libye mais en réalité préfiguration de négociations sur des territoires contestés à la Grèce dont la Turquie réclame certaines îles, sur celle des renversements d’alliances avec la Russie etc. La sophistication tactique de la posture turque est à la hauteur de la grandeur qui fut la sienne. Il n’est guère étonnant dès lors de voir déployer plusieurs fers au feu en avant-goût de la renégociation des accords de Lausanne, véritable objectif central de la diplomatie de ce pays. C’est dans ce cadre général qu’il faut réfléchir le point de vue de Recep Tayyip Erdogan. En ce sens il est un kémaliste à peine déguisé par l’expression islamique, actant le retour de la Mosquée bleue aux six minarets mais uniquement après que le Conseil d’Etat ait donné son aval tout en accompagnant ce grignotage cultuel d’un effort notable en rénovations à travers tout le pays de synagogues, d’églises orthodoxes et arméniennes.
Cela n’a pas empêché une levée simultanée de glaives de la part des Occidentaux. La France, en bonne fille aînée de l’Eglise y voit la réalité d’un dangereux islamisme, soutient la Grèce qui dénonce une atteinte à un «patrimoine de l’humanité», l’Allemagne regrette et le Pape lui-même se chagrine d’une telle décision. Ce bel ensemble de protestations est tellement synchronisé qu’il nous fait irrémédiablement penser à une chorale d’Eglise en canons polyphoniques résonnant dans les profondeurs chrétiennes de ce que l’on veut bien nous présenter comme une réflexion de la laïcité. Seul Dieu y reconnaitra les siens !

L’orientalisation en appui d’une nouvelle civilisation en devenir
Dans l’attente de ce jour dernier, l’Europe se prend à contempler les désavantages nombreux de la non-intégration de la Turquie à la CEE, les Etats-Unis mesurent plus précisément les dégâts causés par la tentative avortée de coup d’Etat, orchestrée par la CIA en juillet 2016 à partir des rangs d’une fraction de l’armée qui n’a pas retenu de la laïcité – dont elle est, paraît-il, la première à se réclamer – le principe de séparation des pouvoirs, interférant grossièrement dans les prérogatives souveraines d’un peuple représenté démocratiquement en son Parlement. La Turquie est de retour en Méditerranée. Elle y possède, sans crier gare, une flotte puissante, sous étendard de l’OTAN, tellement fidèle à l’Amérique qu’elle serait prête à en hisser le pavillon bleu de l’alliance dans tous ses recoins si cela s’avérait nécessaire, suggérant à Washington sa disponibi Méditerranée pour mieux lui permettre de relever d’autres défis asiatiques au moment même où les Européens de la chrétienté sont tellement hésitants à débourser leurs deniers pour atteindre la barre des 2% du PIB des dépenses militaires que l’Amérique réclame pour la défense efficiente de l’Europe.
Les stratèges américains ne se font pourtant pas duper par l’alphabet latin adopté en Turquie et ne se fient qu’aux consonances des renforcements de la Grèce en bases militaires et navales US de première importance pour bien se faire comprendre dans la seule langue qu’ils pratiquent, le rapport de force unilatéral… Et c’est là toute la limite de la marge de manœuvre turque. Elle ne prendra de place en Méditerranée orientale que celle que lui donnera la VIème flotte de la puissance martiale. Du coup, la Turquie d’Erdogan comme celle d’Atatürk comprend parfaitement l’importance du «soft power», de celle qui touche les cœurs et les esprits en rénovation de la Mosquée de la Ketchaoua (ex-Cathédrale Saint-Philippe qui a pris auparavant le soin de raser l’une des plus vieilles mosquées de la basse Casbah), là ou l’Islam respectueux des «gens du Livre» érige des minarets en construction supplémentaire et non pas en destruction de lieux de culte.
Alors tant qu’à sonner le branle-bas de combat n’est-il pas plus avisé de faire résonner, d’un point de vue turc, les murs en faïence bleue de l’ancienne basilique, de la mélodie du Muezzin appelant à la prière les alliés en Islam politique du Qatar et de l’Azerbaïdjan ? Ou bien n’est-ce pas là, l’affirmation tranquille en orientalisation naissante d’un dépassement de la simple occidentalisation qu’ils subirent à leur corps défendant, en une nouvelle expression de la modernité, comme ce fut le cas il y a plusieurs siècles de la sécularisation de la chrétienté ? La résurgence définitive de l’Etat turc, donne le coup d’envoi significatif pour le monde arabo-musulman, de la découverte d’une identité transnationale en formation, bâtie sur une construction civilisationnelle nouvelle, intégrant les modernités technologiques et culturelles. C’est le sens même que nous donnons à la définition du phénomène de l’orientalisation dans nos sociétés. Comme le firent il y a trente années déjà, Malaisiens ou Indonésiens, s’inspirant de Malek Bennabi, convertissant par la conviction des réussites économiques et sociales les tendances les plus intégrées à l’ordre occidental dans leurs propres sociétés, pour leur faire redécouvrir le sens de la spiritualité en addition de la modernité et non plus contre elle, sans laquelle les hommes sont perdus.
Brazi