«Verre cassé» d’Alain Mabanckou

Littérature classique africaine

«Le Congo est toujours mon point d’inspiration, le pays qui bat dans mon cœur», aime rappeler Alain Mabanckou, écrivain originaire du Congo-Brazzaville et l’un des écrivains africains les plus marquants de sa génération.

Poète, romancier, essayiste, polémiste, professeur de littérature française aux États-Unis, l’homme est l’auteur d’une œuvre protéiforme, qui a remporté de nombreux prix littéraires prestigieux. Publié en 2005 et couronné par le prix des Cinq continents, son cinquième roman Verre cassé (repris en édition poche chez Points), s’est imposé comme l’un des textes incontournables des lettres africaines contemporaines. Alain Mabanckou est sans doute aujourd’hui l’écrivain africain le plus célèbre, comme l’a pu être un peu Alexandre Dumas en son temps. Verre cassé, paru en 2005, est un peu Les Trois mousquetaires d’Alain Mabanckou, qui l’a fait connaître, en le sortant de la confidentialité. Cinquième roman de son auteur, Verre cassé s’est vendu à plus de 150 000 exemplaires, sans compter les traductions en de nombreuses langues. Il s’agit d’un roman-monde en français, jouissif et rabelaisien à souhait.
C’est à la fois un livre très érudit avec des références littéraires à profusion dans chaque page, mais écrit dans un registre parlé, proche de l’oralité africaine d’une part, et inspiré d’autre part de la révolution du langage littéraire qu’a incarnée Céline qui a fait entrer la langue orale dans la littérature française. Mabanckou lui-même reconnaît que l’écriture de ce roman l’a libéré des idées reçues sur l’écriture littéraire africaine. «Quand j’ai écrit «Verre cassé», raconte-t-il, je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu». C’est ce que fait Verre cassé en étalant sur la place publique l’imaginaire d’Alain Mabancbou, un imaginaire fait de heurs et malheurs du Congo natal de ce dernier, mais aussi de fêlures personnelles, et, last but not least, de la connaissance intime, qu’a l’auteur des lettres mondiales auxquelles il emprunte idées, structures, jusqu’aux titres des romans insérés comme autant de citations dans ce texte.

Verre cassé = Schéhérazade
Il y a quelque chose des Mille et une nuits dans Verre cassé. Ce roman ne raconte pas une seule et unique histoire, mais plusieurs histoires, venues se greffer à la quête identitaire du narrateur, forcément tragique, comme le surnom du personnage éponyme semble le suggérer. Personnage central, Verre cassé joue le rôle de Schéhérazade dans le roman. Tout comme la princesse persane, celui-ci est sommé, non pas par un sultan, mais par «L’Escargot entêté», patron d’un bistrot-bar populaire, de raconter l’histoire de son établissement. «Le Crédit a voyagé», la buvette en question ne se désemplit pas à cause de son ballon de rouge bon marché. Assidu du bar, Verre cassé, ancien instituteur déchu, prend très au sérieux sa nouvelle mission. Il fait parler les clients les plus fidèles du bar dont il note les confessions sur un cahier de fortune. Ces clients s’appellent Mouyéké, Robinette, Casimir, Mompéro, Dengaki. Certains ne sont connus que par leurs surnoms tels que «Le type aux Pampers», «Le Loup des steppes», «Diabolique», et d’autres encore… Ce sont des éclopés de la vie, des ivrognes chassés par leurs femmes et des prostituées en fin de course, ou des rescapés d’asiles psychiatriques. Ils fréquentent ce troquet mal famé du quartier des Trois-Cents pour oublier leurs malheurs, mais sont flattés d’avoir été invités à raconter leurs vies qui ont été ponctuées de grands bonheurs et d’exploits vaudevillesques.
La narration satirique de l’auteur n’épargne pas non plus le pouvoir politique et religieux. Les pages mettant en scène les vanités et les cruautés des décideurs ne sont pas sans rappeler qu’Alain Mabanckou s’est imposé ces dernières années comme l’un des critiques les plus virulents du régime congolais et d’autres dictatures africaines. Or comme l’ont écrit les critiques, l’originalité de ce roman réside moins dans les histoires de misères, de déchéances ou de dictatures que ses personnages racontent, qui ont été maintes fois mises en scène par d’autres romanciers, que dans sa structure innovante et métissée. Conteur hors pair, Alain Mabanckou mêle avec brio les stratégies de l’oralité traditionnelle d’une part et d’autre part le flux de conscience à la James Joyce ainsi que l’intertextualité, devenus les marques de fabriques de la modernité littéraire.
Ponctué de citations et de références aux titres des grands textes littéraires, Verre cassé est un véritable hommage à la littérature mondiale, notamment africaine. Se présentant par ailleurs comme un long monologue, ce roman a aussi été qualifié de «livre-torrent à la parole fertile», une impression confortée par l’absence de marques typographiques : ni italiques, ni capitales, ni marques de ponctuation, uniquement des virgules. Enfin, comment ne pas être sensible à l’hommage que rend Mabanckou à la langue française à travers son anti-héros d’instituteur qui, avant son renvoi de l’Education nationale pour non-conformisme pédagogique, n’oublie pas de rappeler à ses élèves que dotée d’une grammaire constituée aussi bien de règles que d’exceptions, le français «n’est pas un long fleuve tranquille», mais «plutôt un fleuve à détourner». C’est ce foisonnement thématique, doublé d’une intelligence d’écriture, qui explique sans doute le succès populaire que continue à connaître ce roman pas comme les autres.
T. Chanda
Verre cassé, par Alain Mabanckou. Editions du Seuil, 2005, 202 pages (disponible en format poche dans la collection «Points»).