James Hannaham : dans l’enfer du crack

Littérature américaine

Dans un roman sur l’esclavage contemporain, inspiré d’une histoire vraie, l’auteur suit une mère et son fils prisonniers d’une coopérative agricole.

Tout va bien. Il a un travail et une famille. Ses deux mains coupées ne l’ont pas empêché de tracer sa route. Mais il arrive encore à Eddie de se réveiller en sursaut au petit matin et de se croire de retour dans la ferme en Louisiane. Les champs à perte de vue et les corps pleins de bleus. Une prison à ciel ouvert. Le roman Delicious Foods, inspiré d’une histoire vraie, parle de l’esclavage, du racisme, du crack et du combat d’un fils pour tirer sa mère des enfers de la drogue. Le crack est un personnage à part entière dans Delicious Foods. Il drague, il manipule, il promet dans la langue chatoyante de la rue. Le romancier James Hannaham, né en 1968 dans le Bronx, montre remarquablement bien l’engrenage de la drogue. La jolie Darlene Hardison va passer de la vie à la survie. Deux jeunes étudiants noirs américains. L’avenir leur sourit. Darlene et Nat se rencontrent à la faculté d’État de Gambling. À la suite d’un imbroglio amoureux, ils sont obligés de fuir l’université afin de pouvoir vivre leur amour. Ils s’installent à Ovis, en bordure du Mississippi, où la moitié des habitants vit en dessous du seuil de pauvreté.
Une petite localité où les Blancs confondent les Noirs entre eux. Le racisme n’est jamais ordinaire. Le couple donne naissance à un fils, Eddie, et ouvre une épicerie. Nat s’investit dans la lutte contre le racisme. Il se sent seul dans son combat pour l’égalité des droits. La police est corrompue. «Allez donc vous plaindre de la police auprès de la police.» Lors de l’incendie de l’épicerie, Nat est assassiné. La police reste aux abonnés absents. Darlene et Eddie, la mère et le fils, sont désormais seuls. La descente aux enfers commence pour Darlene Hardison. Elle a perdu son mari, ses revenues, son épicerie. Ses trois piliers. Chaque jour passé est une marche descendue. Dans l’ordre : la douleur, la drogue, la pauvreté… Darlene trouve un travail dans une coopérative agricole. Un miracle. Elle disparaît. Eddie part à sa recherche. Le garçon retrouve sa mère en Louisiane, dans une immense exploitation agricole, productrice de fruits et légumes, où elle est maintenue en esclavage depuis six ans. Les rats, les cafards, les seaux de fiente du matin au soir, les hurlements. Un univers à la merci des chefs et des sous-chefs. Darlene ne peut pas s’évader : les coups, le crack, les dettes font d’elle une esclave moderne. «En Louisiane, un Noir a plus vite fait de rencontrer un igloo que la justice». Les employés de l’exploitation ne savent même pas où ils se trouvent. Leurs corps sont faits de crampes, d’entorses, de bleus. Eddie rejoint Darlene en enfer. Dans cet univers, le fils a une seule singularité : il ne se drogue pas.

La misère derrière le plaisir
Le titre ironique fait référence aux délicieuses nourritures, des pastèques, des tomates ou des fraises, consommées en toute inconscience dans le monde entier. On oublie la misère derrière le plaisir. La coopérative agricole de Delicious Foods est un simple rouage de l’industrie agroalimentaire américaine. Tout semble sorti d’un temps lointain, mais tout est bien ancré dans la société contemporaine. L’auteur James Hannaham s’est inspiré de travailleurs de Bulls-Hit, au sud de Saint Augustine, en Floride, maintenus en esclavage par le crack et l’alcool au début des années 1990. Les employeurs vendaient aux ouvriers des substances illicites afin qu’ils se retrouvent liés à eux par leurs dettes. Le romancier dénonce la traite moderne : l’esclavage pour dettes. Les trois voix, la mère, le fils et la drogue, nous racontent une histoire âpre. Chaque style est différent. La mère doit survivre à tout prix, le fils doit tenter de vivre, la drogue doit donner du plaisir. L’humour court tout du long. On passe du tragique au comique. Delicious Food, couronné par de nombreux prix outre-Atlantique, est une œuvre littéraire. L’auteur dénonce sans coup de semonce. Le militantisme n’y est pas un manichéisme. Les pages les plus fortes sont celles qui se déroulent dans l’exploitation agricole de Delicious Foods. Et puis les tentatives d’évasion et l’évasion réussie elle-même. Mais James Hannaham raconte aussi la rencontre entre Darlene et Nat à la faculté de Gambling, la relation puissante entre un fils et une mère, les rares liens de solidarité au sein de la coopérative agricole. Pour qu’il y ait exploitation humaine, il faut qu’il ait fragilité humaine. Darlene se sent depuis toujours submergée par ses émotions. «Tu vas me prendre pour une folle, Eddie, mais qu’il s’agisse d’un coup de crosse dans la tempe ou d’un coucher de soleil, je me sens débordée par ce qui m’arrive. Je ne veux plus perdre personne, je ne veux plus perdre quoi que ce soit. Pourquoi est-ce que pour vivre, il faut toujours perdre, toujours tout perdre tout le temps ?» Darlene arrive à construire, mais pas à reconstruire. L’addiction à la drogue permet de s’évader dans sa tête, lorsque la dureté du quotidien cloue au sol. Dans l’exploitation agricole, les employés réduits en esclavage s’imaginent des vies et se racontent des histoires. À la fin, la réalité sonne trois coups.
M.-L. D.
Delicious Foods, de James Hannaham, trad. Cecile Deniard, Éditions Globe, 400 pages, 22 euros (en librairie le 26 août)