Le trafic de biens culturels en augmentation

Pandémie de la Covid-19

Le confinement a laissé à travers la planète des musées et des sites archéologiques désertés, à peine gardés, livrant leurs trésors à la rapacité des trafiquants.

Le patrimoine, victime collatérale de la pandémie de Covid-19. Le trafic de biens culturels, activité hautement lucrative, a explosé sur Internet ces derniers mois, alertent des experts, au moment même où l’Unesco célèbre les 50 ans de la convention de 1970 visant à prévenir ce fléau. En 2019, Athar Project (Antiquities Trafficking and Heritage Anthropology Research – «trafic d’antiquités et recherche sur l’anthropologie du patrimoine») recensait 90 groupes Facebook consacrés aux transactions de biens culturels, soit quelque 300 000 utilisateurs. «Aujourd’hui, ça doit être près de 130 groupes, beaucoup en arabe, rassemblant plus d’un demi-million de personnes», relève l’universitaire syrien Amr Al-Azm, codirecteur de l’organisation non gouvernementale (ONG). L’Organisation mondiale des douanes a d’ailleurs noté, dans ces circonstances exceptionnelles qui ont accru la numérisation du monde, «une hausse des trafics illicites sur Internet», notamment des contrefaçons. «La pandémie est un fléau», déclare à l’Agence France-Presse Ernesto Ottone Ramirez, sous-directeur général pour la culture de l’Unesco. «C’est : plus de pillages, moins d’informations, moins de missions, moins de contrôles…» «Interpol n’a pas de preuves d’un bond des excavations illicites. Mais on peut supposer que quand toutes les énergies vont au maintien de la sécurité sanitaire, qu’il y a moins de patrouilles, notamment sur les sites archéologiques souvent éloignés des villes, les autres champs sont moins couverts», reconnaît Corrado Catesi, coordinateur de l’unité œuvres d’art d’Interpol. Une situation accrue dans les pays en conflit aux institutions affaiblies, où le chaos favorise ce commerce de l’ombre. Syrie, Irak, Afghanistan, Yémen, par exemple, paient un lourd tribut depuis des années. Mais le vol n’a pas de frontières : en juin lors d’une réunion d’experts consacrée au «trafic d’antiquités au temps du Covid-19», M. Ottone évoquait ainsi une tentative de vol de pierres de la cathédrale Notre-Dame à Paris, dont les travaux de restauration avaient été interrompus par le confinement.

Musées désertés
Partout dans le monde, «les priorités sanitaires ont fait passer au second plan la protection du patrimoine», notait-il. Le confinement a laissé à travers la planète des musées et des sites archéologiques désertés, à peine gardés, livrant leurs trésors à la rapacité des trafiquants : individus, réseaux, voire groupes terroristes. Aux Pays-Bas, c’est un Van Gogh, Le Jardin du presbytère de Nuenen au printemps, qui a été dérobé à la fin de mars dans un musée fermé au public deux semaines auparavant. «Le voleur est arrivé à moto, a forcé la porte et est reparti avec la toile ! D’autant plus simple qu’il n’y avait pas de patrouille. Dans une ville, la nuit, normalement, il y a des passants, des conducteurs… Pour moi, c’est le meilleur exemple de crime contre les biens culturels durant le confinement», relève Corrado Catesi. Cependant, la plupart des vols pendant cette période seraient le produit de fouilles sauvages, dans le monde arabe mais aussi en Afrique subsaharienne, en Amérique latine… «Souvent ce sont des fragments d’objets qui sont prélevés. Donc, en plus, il y a destruction d’éléments fondamentaux», déplore M. Ottone. «La destruction catastrophique des vieux souks d’Alep en 2012 a fait la “une” des télévisions mais, en fait, les plus grandes destructions viennent du pillage», renchérit Amr Al-Azm, enseignant à la Shawnee State University, dans l’Ohio (Etats-Unis). Il rappelle qu’avec la pandémie beaucoup de gens ont perdu leur emploi. «En période de perturbations fortes, les gens cherchent à survivre, surtout dans les pays qui subissent de gros stress économiques, comme par exemple la Syrie ou le Liban», explique-t-il. Dès 2013-2014, cet ancien directeur d’un laboratoire du département des antiquités et musées de Damas se rend compte que «les pillards n’ont pas forcément recours aux réseaux traditionnels pour vendre leur marchandise». Ils se déportent vers les réseaux sociaux, dont la popularité, récente, bondit au Moyen-Orient. Facebook, WhatsApp, eBay… autant de médias où les vendeurs peuvent trouver leur clientèle. Avec sa consœur d’Athar, l’anthropologue Katie Paul, ils entament un travail d’enquête sur Facebook, facilité par l’algorithme du réseau : «Une fois dans un groupe, Facebook vous propose spontanément d’autres pages liées à votre intérêt : les transactions d’objets d’art…» «Nous avons collecté des milliers et des milliers d’images, trouvé des groupes qui échangent sur la meilleure façon de creuser une tombe, des patrouilles circulant… Et ce n’est pas le darkweb ; vous n’avez pas besoin d’être un hackeur pour trouver tout ça !» Sous leur pression et après trois ans de discussions avec l’Unesco et d’autres organisations internationales, Facebook et sa filiale Instagram ont modifié leurs normes en juin pour interdire le négoce d’artefacts historiques grâce à leurs services. «Une victoire pour les 50 ans de la convention», selon M. Ottone ; une déclaration d’intention qui restera lettre morte, pour Amr Al Azm. Mais, surtout, l’archéologue redoute une destruction de preuves : « Ce sont les seules traces que l’on ait que ces objets ont jamais existé. Ils vont effacer tout cela pour se mettre à couvert, mais il faut qu’ils les archivent ! »
Le Monde et AFP