Taha Abderrahmane lecteur de Saïd Nursî et d’Emmanuel Levinas

Sophisme

Taha Abderrahmane est un philosophe musulman soufi, qui doit son éducation spirituelle au maître soufi Sidi Hamza Ibn Abbâs al-qâdirî. En effet, dans la conclusion de 21 pages de son ouvrage intitulé (La religion de la pudeur, 3. L’esprit du voile, 2017), il écrit ceci : «L’un des piliers de la pudeur est d’avouer la dette que l’on a envers autrui et son mérite» (p. 155).

«Ma relation avec mon grand maître, l’éducateur Sidi Hamza Ibn al-abbâs al-qâdirî n’a pas d’équivalent. Ma rencontre avec lui n’est pas comme les autres rencontres, puisqu’il s’agissait pour moi de ‘connaître mon Seigneur’, c’est à lui que revient le mérite dans ‘ma persévérance dans la connaissance de mon Seigneur’ ; et sa compagnie n’est pas comme les autres puisque son but était de ‘purifier mon âme’, il en est de même pour ce modèle à suivre, car c’est à travers lui que ‘je corrigeais mes actions’. Ainsi, chaque fois que je rectifiais mes actes, je purifiais mon âme, et chaque fois que je purifiais mon âme, je connaissais mon Seigneur (…). Ces mérites ont changé le cours de ma vie !» (p. 157). Il entretenait une relation affective avec lui puisqu’il publie une lettre de la main de son maître et datant de 1997, lui écrivant : «Au frère spirituel, le grand philosophe, Taha Abderrahmane, j’offre à votre honneur ce recueil de prières sur le Prophète…» (p. 162). Il consacre les vingt dernières pages à l’impact décisif de cette relation éducative avec [son] maître sur sa vision du monde et toute sa philosophie (un livre à lire…). Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de rappeler une certaine pratique de la philosophie chez les intellectuels arabes contemporains. De plus en plus de penseurs arabes se mettent à critiquer le suivisme et l’inclination aveugle de la philosophie arabe.
C’est ce que constate le penseur égyptien Abdelwahhab Al-Messîrî quand il écrit que «le problème de nos frères laïcs – comme précédemment montré – est qu’ils rapportent les propos de Nietzsche, Foucault et autres sans la moindre critique» (A. al-Messîrî, La laïcité, la modernité et la mondialisation, interview réalisée par Suzanne Harfî, 2009, 7e édition, 2018, p. 243). Songeons par exemple à l’existentialiste égyptien «Abderrahman Badawî qui est sans doute l’un des grands producteurs de la génération intellectuelle arabe contemporaine» (Georges Tarabichi, Hérésies, T. 2, A propos de la laïcité comme problématique islamico-islamique, 2008, 2e éd. 2011, p. 171). Abderrahmane Badawî écrivait en effet que «la philosophie est incompatible avec la nature de l’esprit de l’islam, c’est pourquoi elle n’a pas produit de philosophie, plus encore, elle n’a pas réussi à comprendre l’esprit de la philosophie grec et pénétrer son cœur» (Abderrahman Badawî, La tradition grec dans la civilisation musulmane, 1940).
Ce point de vue est à nuancer. La philosophie musulmane a très tôt compris l’esprit de la philosophie grec, mais ne l’a pas suivie aveuglément, car son esprit critique coranique lui a fait prendre une autre voie, ce faisant sans ignorer les apports des grecs ! Dans la même perspective que celle de Abdelawahab Al-Messîrî, le philosophe marocain Taha Abderrahman écrit aujourd’hui : «Voyez comment les philosophes arabes contemporains pratiquent «l’herméneutique» si d’autres la pratiquent, pratiquent «l’archéologie» [du savoir] si d’autres la pratiquent, «déconstruisent» si d’autres déconstruisent aussi… et ce qu’ils aient tort ou raison ; et depuis peu ils sont soit des Thomistes, des Personnalistes, ou des Matérialistes Dialecticiens…» (Taha Abderrahmân, Fiqh al-Falsafa, t.2. p. 12). Au terme de ce préambule, nous verrons que finalement la question qu’il convient de se poser n’est pas tant l’existence de la philosophie que la sagesse arabe et islamique. C’est à cette question que nous allons tenter de répondre dans la section suivante.
La philosophie est-elle nécessairement synonyme de sagesse ? Et s’il y avait une différence entre les deux, peut-on dire que Platon, Aristote, Al-Farabi, Ibn Sina et Ibn Rushd étaient des philosophes ou des sages ? Eh bien disons-le d’emblée : si en théorie, le simple raisonnement et la réflexion peuvent répondre à la première question par l’affirmative, les faits quant à eux, c’est-à-dire les philosophies produites par des humains au cours de l’histoire, disent le contraire. Autrement dit, la philosophie n’est pas forcément synonyme de sagesse. Qu’est-ce à dire ? C’est dans un article intitulé «Discours décisif à propos de la philosophie humaine et la sagesse coranique et de leur séparation chez le sage Badî’ Az-Zamân» (en arabe) que T. ‘Abderrahmane analyse le rapport entre «philosophie», «sagesse» et «Législation». Il est initialement publié en 2006 dans la revue Hirâ et intégré dans son ouvrage intitulé «Question de méthode. Dans les horizons de la fondation d’un nouveau paradigme intellectuel», 2015, en arabe. Il considère dès le départ que le terme «philosophie» désigne la connaissance humaine quelconque, elle est donc la «philosophie humaine», à la différence de la «sagesse» qui est la connaissance apportée par la Révélation divine : «Dieu donne la sagesse à qui Il veut et quiconque reçoit la sagesse jouira d’un immense bonheur.
Mais seuls les êtres intelligents sont enclins à méditer et à se recueillir» (Al-Baqara, 269). Ainsi pour T. Abderrahmane, nous ne devons pas dire «philosophie coranique», mais «sagesse divine», ni dire «la sagesse philosophique» ou la «sagesse des philosophes». En bref, il refuse de considérer la philosophie comme «science de la sagesse», comme il refuse de qualifier les philosophes de «sages». Et il pense que Badî’u Az-Zamân, c’est-à-dire Saïd Nursî, adopte également cette hiérarchie terminologique quand il dit de lui-même, par opposition au nouveau Saïd, que «l’ancien Saïd et les penseurs avaient adopté une partie de la philosophie humaine» (Al-Maktûbât, p. 569, cité et souligné par T. Abderrahmane, Question de méthode, 2015). Bien plus, «quant à ce qu’ils appellent la science de la sagesse, et c’est la philosophie (…), elle s’est égarée de la vérité», écrit Saïd Nursî (Al-Kalimât, p. 143, lire aussi Al-Mathnawî Al-‘Arabî An-Nûrî, p. 29). Cette façon de lire l’œuvre de Nursî n’est pas nouvelle, elle trouve écho dans sa lecture d’Ibn Rushd. T. Abderrahmane poursuit sa traque infatigable d’Ibn Rushd. En effet, à ses yeux, ces considérations terminologiques (distinction entre philosophie et sagesse) vont à l’encontre de la conception de Ibn Rushd, puisque celui-ci assimilait la «sagesse» à la «philosophie», face à la Législation, comme le confirme son ouvrage «Façl al-maqâl fî mâ bayna al-hikma wa asharî’a min al-ittiçâl» (=Discours décisif où l’on établit la connexion entre la sagesse et la Révélation).
La sagesse a été traduite par philosophie. Ce qui peut suggérer confusément que la sagesse est limitée à la philosophie et que la Législation est dépourvue de sagesse. Une ambiguïté qui ne peut être levée que par la reformulation du titre de l’ouvrage de Ibn Rushd, estime T. Abderrahmane. C’est pourquoi il propose «Façl al-maqâl fî mâ bayna al-falsafa wa asharî’a min al-ittiçâl» (=Discours décisif où l’on établit la connexion entre la philosophie et la Révélation), d’autant plus que Ibn Rushd utilise le terme de «philosophie» et non de «sagesse» au début de son discours décisif. Donc il eut été plus judicieux de parler de «Façl al-maqâl fî mâ bayna hikmatu al-falsafa wa hikmatu asharî’a min al-ittiçâl» ou bien «Façl al-maqâl fî mâ bayna al-hikmatu al-falsafiyya wa al-hikmatu ashar’iyya min al-ittiçâl», c’est-à-dire la connexion entre «sagesse philosophique» et «sagesse de la Révélation». Une aporie de laquelle Saïd Nursî a réussi à échapper selon T. Abderrahmane. Après cette clarification conceptuelle, T. Abderrahmane compare Saïd Nursî au renversement opéré par Copernic. En effet, de même que Copernic a opéré une révolution dans la représentation de la relation entre la terre et le soleil, «Badîu az-Zamân a réalisé un renversement dans la représentation entre philosophie et sagesse, entre la terre de la philosophie et le soleil de la sagesse» (T. Abderrahmane, Question de méthode, 2015. p.170-171).
Une révolution qui, selon T. Abderrahmane, est à contrecourant de celle réalisée par Kant entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, une révolution communément appelée également «copernicienne». En réalité, Badî’u az-Zamân a longtemps partagé la relation classique entre philosophie et sagesse en s’inscrivant dans la voie de Al-Kindî, Al-Farâbî, Ibn Sînâ et Ibn Rushd, puisqu’il étudiait tantôt les Textes à la lumière de la rationalité et tantôt il considérait la philosophie et la sagesse du point de vue de leur interpénétration («At-Tadâkhul»), comme chez Al-Fârâbî et Ibn Sînâ. De même, il les considérait indépendantes l’une de l’autre tout en étant «intimement liées» («At-Tasâhub», comme chez Ibn Rushd. Et c’est Saïd Nursî lui-même qui atteste de cette opposition entre l’ancien et le nouveau Saïd. Quelle a été concrètement l’évolution intellectuelle de Saïd Nursî selon Taha Abderrahmane ? L’ancien Saïd Nursî : le philosophe. Qui était l’ancien Badî’u Az-Zamân ? «J’ai revu toutes ces sciences que j’avais acquises y cherchant assurance et espérance ; mais j’étais – hélas !- à cette époque baigné dans les sciences islamiques et les sciences philosophiques, pensant – à tort ! – que ces sciences philosophiques étaient source d’accomplissement, de culture, d’élévation et d’illumination du cœur, alors que ce sont ces questions philosophiques qui ont beaucoup pollué mon esprit, bien plus, elles sont devenues un obstacle à mon élévation spirituelle» (Al-Lama’ât, p. 367).
Quelle était concrètement la méthode adoptée par l’ancien Saïd ? Taha Abderrahmane distingue chez «l’ancien Saïd» d’une part l’interpénétration de la philosophie et de la sagesse, de l’autre leur coexistence. S’agissant de l’interpénétration, T. Abderrahmane y voit deux principes sous-jacents : «Le principe de la fondation des textes sur la raison», c’est-à-dire qu’en cas d’opposition, c’est le texte qui est interprété selon la raison ; et «le principe du recours à la raison dans les textes», c’est-à-dire que les concepts rationnels sont des médiations pour comprendre les vérités textuelles. Par exemple, c’était l’état d’esprit de l’ancien Saïd quand il expliquait le principe islamique de Justice à la lumière des quatre vertus de Platon et du juste milieu d’Aristote (Ichârât Al-I’jâz, p. 23-33). S’agissant de la coexistence entre philosophie et sagesse, c’est la croyance que la philosophie adopte trois principes non adoptés par la sagesse : «Le principe de l’étonnement», «le principe de la problématisation» et «le principe de la démonstration». Il parviendra à soustraire ces qualités à la philosophie empêtrée dans les causes matérielles (Al-Mathnawî Al-‘Arabî An-Nûrî, p. 77), et les attribuer à la sagesse.
(A Suivre)
Jaroui Mouhib