Débat autour de «Algeri, il grido» de Samir Toumi

Institut culturel italien d’Alger

kL’Autrichien Philipp Weiss signe un passionnant livre-monde en 5 romans et 1 100 pages, en lice pour le prix Femina. Rencontre avec un virtuose.

L’objet, déjà, étonne et séduit. Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde, livre révélation de l’Autrichien Philipp Weiss, se présente en un beau coffret réunissant cinq volumes, parmi lesquels un manga, mais aussi un roman historique dont la forme et les illustrations évoquent l’encyclopédie. Un livre-monde traduit par Olivier Mannoni, et qui brasse les époques, de la France des Lumières à un futur inquiétant. On y rencontre Paulette Blanchard, jeune bourgeoise idéaliste qui fuit la France pour le Japon à la fin du XIXe siècle. Jona qui déambule à Tokyo après la catastrophe de Fukushima à la recherche de la femme qu’il aime. Cette dernière, Chantal Blanchard, recherche les traces de son aïeule Paulette. Un petit Japonais survivant de Fukushima confie ses peurs à un dictaphone. Et une jeune femme tente de se libérer d’une réalité devenue virtuelle… On peut lire ces récits dans l’ordre désiré, puisque l’auteur les a voulus autonomes. Mais tous se répondent par de subtils jeux d’échos. Comment se lance-t-on dans un projet aussi fou ? «J’ai conçu ces cinq volumes en deux semaines, dans une sorte de furie créative, nous raconte Philipp Weiss. Ensuite, j’ai passé plusieurs années à développer et faire mijoter tout ça.»
Le tour de force, ici, est de composer une symphonie littéraire cohérente et prenante à partir de voix divergentes. Est-ce parce qu’il a également écrit pour le théâtre ? Philipp Weiss a l’art de faire vibrer avec force chacune des cinq voix qu’il convoque. « Quand le théâtre est bon, c’est que chaque personnage doit avoir son propre cosmos, son propre univers du langage », analyse-t-il. Ce qui lie les récits, c’est également le retour des mêmes obsessions. L’obsession de la fuite anime un grand nombre des personnages. «C’est un thème qui m’anime et m’intéresse, avoue-t-il. Ma vie n’apparaît pas dans le roman. Pourtant, je suis tout entier dans le choix des motifs. Cette tendance qu’ont les personnages à s’autodissoudre vient d’un aspect de ma biographie fondamental pour mon écriture : l’absence de mon père, qui ne m’a pas reconnu après avoir eu une liaison éphémère avec ma mère. J’ai toujours essayé de trouver une issue créative à cette absence.»

La métaphore de Phileas Fogg
Mais les romans se répondent aussi à travers une obsession plus vaste : celle d’interroger tout ensemble les rêves de progrès et la frénésie d’autodestruction des hommes. Ce n’est pas un hasard si Fukushima tient une si grande place dans le roman – Philipp Weiss s’est d’ailleurs rendu au Japon en 2012 pour enquêter. Ni si l’une des héroïnes, Chantal, est une scientifique spécialiste du climat. L’inquiétude face au réchauffement climatique est bien l’une des questions qui nourrissent en sourdine le récit. Mais sans jamais sacrifier le plaisir des histoires. «Dans Le Tour du monde en 80 jours, Jules Verne raconte qu’au milieu de l’Atlantique Phileas Fogg se retrouve sans charbon. Il décide alors d’acheter tout le cargo et de mettre au feu tout ce que le bateau peut avoir de combustible. Je trouve que c’est une métaphore de ce que nous vivons aujourd’hui, et c’est contre cela qu’est dirigé ce roman. Mais le défi était de raconter tout cela sans devenir moraliste.» Aujourd’hui, Philipp Weiss, qui avoue être sorti «dans un grand épuisement» de l’écriture de ce livre, travaille à un nouveau «roman-monde». À suivre, donc.
S. P.

Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde, Philipp Weiss, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, Seuil, 1088 p., 39 euros.