La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (III)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
Ainsi, en guise d’introduction, je veux affirmer, calmement et sans haine, au peuple français ainsi qu’à ses intellectuels – parmi eux beaucoup d’amis et de compagnons de lutte pour l’émancipation des peuples épris de paix et de liberté – que ce que j’écris dans cette lettre n’est nullement le fruit de relents ou d’un ressentiment caché au fond de moi-même. Tous, doivent savoir, en ces temps de vérité et de bilans, que c’est douloureux de remuer le passé, que c’est pénible d’exhumer de mauvais souvenirs et que c’est regrettable de jeter l’opacité sur une ambiance qui se voulait prometteuse de bons augures pour un avenir meilleur entre les deux pays. Mais tous doivent se poser la question suivante, consciemment et surtout courageusement : «Qui a provoqué ce déclic dans l’opinion ?», pour répondre à eux-mêmes, tout en étant convaincus, que ce sont ces affectés par le mal et la défiance qui ont introduit ce «faux débat» dans l’enceinte de la plus respectable des institutions françaises. En effet, un faux débat, mais cependant «riche et intense, souvent contradictoire où se disputent et s’entremêlent l’objectivité et la partialité, la modération et l’excès, la sérénité et la passion, la bonne conscience et la culpabilité».
Nous avons pensé pour notre part que le temps, notre principal allié, guérirait nos plaies et ferait en sorte que les souffrances que nous avons subies au cours d’une Histoire faite de sang et de malheur, et dont nous gardons, jusqu’à l’heure actuelle, des marques indélébiles, se terraient dans la pénombre du souvenir pour disparaître avec le temps. Un grand espoir venait de naître et notre peuple allait oublier. Oui, il allait oublier ces moments difficiles et faire tout ce qu’il était en son possible pour que les profondes blessures soient guéries, surtout après cette prometteuse visite du Président français, en 2003. Mais voilà qu’ils reviennent, cruellement – je parle aux «nostalgiques», et à leur descendance – comme lorsqu’ils ont débarqué, chez nous, un certain jour après ce «funeste» juillet de 1830. En effet, ils reviennent, en proférant des convictions qui altèrent nos bonnes intentions et corrompent nos engagements, pour nous faire entendre, d’une manière fort provocante, voire périlleuse, les échos de ces désagréables «bruits de bottes», qui nous choquent. En effet, qui nous choquent et, par voie de conséquence, qui mettent dans la gêne, pis encore, qui flétrissent ces millions de Français qui ne se sentent pas fiers d’avoir des représentants comme eux au Parlement, ce sanctuaire de la démocratie. Les véritables Français, en effet, ne veulent plus de ces «énergumènes», dont les ancêtres ont tout fait pour les souiller pendant des siècles, que ce soit en Algérie, en Afrique ou ailleurs, dans ces pays qui ont souffert de leurs outrances et de leur injustice.
C’est pour cela que je dis, encore une fois, que cet écrit ne s’attaque pas à la France humanitaire, à la patrie de la révolution de 1789 et de Jean Moulin, mais aux inconscients qui la maculent et la poissent, pour des raisons qu’on ne pourrait mettre à l’actif de nos bonnes et excellentes relations amicales et d’intérêts communs. En effet, cet écrit qui n’est pas conjoncturel, ni même un pamphlet – je persiste et signe – vient pour répondre, comme l’affirmait notre Président devant l’Assemblée nationale française, à «ces nostalgies d’une autre époque promptes à se réveiller dans certaines circonstances comme pour prendre une revanche dérisoire sur l’Histoire». Il vient également au bon moment pour dire les «choses» clairement, ces choses que même les Français ne connaissaient pas. Ainsi, je peux continuer sur ma lancée et leur révéler que ces mêmes «politiques», malheureusement, qui s’excitent et gesticulent, ont oublié, dans leur mépris de la morale, les affres de la tuerie de la rue Transnonain à Paris où le général Bugeaud s’est illustré par la violence, le 13 avril 1834, et, plus tard, celle du maréchal Saint Arnaud qui ordonna d’ouvrir le feu sur les manifestants parisiens qui défendaient la République. L’essentiel pour eux était de rehausser le prestige de ces barbares, chez nous, en Algérie où ils se sont dépassés en horreur et en crimes odieux.
En rédigeant cette lettre au camarade de classe, que j’ai gratifié du titre d’ami, je veux donner à mon texte plus de sentiment et de chaleur. Je veux prouver à travers ce style direct qu’il est possible – puisque nous sommes sereins, René et moi, quant à l’avenir entre nos deux pays – d’œuvrer concrètement, avec plus de réalisme, d’intelligence, de sérénité et de plénitude, pour dépasser des situations affligeantes et des conjonctures ardues qui viennent importuner cette embellie que nous avons souhaitée persistante et durable.
Je sais que trop de choses nous lient aujourd’hui, indépendamment de la proximité géographique. Parmi ces choses, il y a la culture – un précieux héritage, j’en conviens –, et il y a l’Histoire commune vécue parallèlement et différemment, cette Histoire hélas qui a été bousculée par trop de douleurs et de souffrances.
Ces conditions, j’allais dire naturelles et favorables, qui font que nous nous connaissons parfaitement, nous permettent de mieux nous entendre et nous aident à dépassionner le débat pour dépasser nos «contingences» et aller vers plus de quiétude, de sagesse et de confiance. Sans cela, nous ne pouvons réaliser ce à quoi nous aspirons depuis très longtemps et ce à quoi nous contraignent, tout naturellement, les fondements et les exigences de bon voisinage.
J’y crois fermement, pour ma part, à toutes ces possibilités de rapprochement et d’entente, parce qu’il y a, assurément, quelque chose de commun entre nous et qui restera…, malgré nous.

Lettre à René
René, mon ami,
Quel Algérien ne garde-t-il pas les stigmates de cette longue et pénible période de colonisation ? Quel Algérien donc n’a-t-il pas été touché, de près ou de loin, personnellement, ou à cause d’un ou de plusieurs membres de sa famille, de ses proches, par les comportements abominables et monstrueux de l’armée et de l’administration coloniales qui multipliaient, contre notre peuple sans défense, leurs outrances et leurs injustices, voire leur bestialité, pendant toute la durée où ils régentaient notre pays ? Quel Algérien ne vit-il pas donc les conséquences néfastes et tragiques de cette hégémonie, jusqu’à l’heure actuelle, même s’il fait tout pour oublier et tourner définitivement la page pour s’acheminer vers un avenir prospère qui rapprocherait davantage les deux pays, les deux peuples ?
Ainsi, et malgré cela, c’est-à-dire malgré ce difficile et lourd passé, à travers une Histoire commune, faite de feu et de sang, notre volonté est toujours là, nous gratifiant de cette détermination qui nous mènera, sans aucun doute, vers des horizons plus clairs, car il existe en nous cette générosité, cette mansuétude et cette éducation qui nous exhortent à plus de compréhension et de contacts.

René, mon ami,
Je voudrais, à travers cette lettre, que dis-je, cette longue lettre, te montrer combien les tiens sont parfois malveillants et cruels à notre égard.
Il suffit d’une circonstance difficile, comme celles que nous vivons de temps à autre, dans nos relations de tous les jours – une circonstance «aventureuse» sur le plan politique –, malheureusement, pour que des démons se réveillent et viennent titiller notre orgueil, tout en nous créant des mésententes et en ressuscitant, gratuitement, en les attisant, des tensions que nous avons espéré ne jamais rencontrer.
K.B.