La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (VI & fin)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.

El Hadj El-Mokrani, cet autre héros de l’insurrection de 1871, n’était pas épargné. Il fut présenté ainsi que ses braves soldats, qui avaient fait subir de grandes défaites aux généraux français, comme de sinistres bandits, à l’image de ces autres, que les tiens ont appelés les «sarrasins», (terme venant de Cherqiyine, les gens du Machreq) qui furent, eux aussi, conjugués au temps et au mode dépréciatifs, pour ternir leur image et les discréditer aux yeux des fidèles.

Un historien de la colonisation écrivait sans honte et sans retenue :
«Les Mokrani surtout, ces grands seigneurs de la Medjana, ne dédaignaient pas la guerre au butin et aux troupeaux, la razzia, c’est-à-dire le vol pittoresque : quand ils avaient besoin de moutons, ils ramassaient leurs gens et tous ceux qui aimaient les aventures de poudre et qui en vivaient… Avec eux, les aventuriers étaient toujours sûrs de ne pas revenir les mains vides, et cela était fort apprécié par ces guerriers de proie, lesquels, en pays arabe, ont toujours détesté les opérations sans profit».
Ces histoires grotesques donnaient une justification philanthropique à la conquête, celle qui représente «l’un des nombreux paravents pour cacher une politique plus intéressée». Mais, par ailleurs, elles affirment, pour nous aujourd’hui, comme le soutient Mohamed Bouslama dans «Images de l’Algérie dans les écrits de la conquête 1830-1850» qu’il y avait : «Un sérieux décalage entre la vision littéraire et la réalité qui était conforme à ce que nous pouvions attendre d’une telle littérature, reflet des débuts de la conquête. Cette littérature s’inscrivait dans un contexte politique et historique précis, celui de justifier et légitimer l’occupation et l’expansion coloniale». Ainsi, l’Arabe, l’Islam, le combattant et le pieux, tous ont été malmenés, dévalorisés, dénigrés, faussés, assombris, voire salis, eux qui furent à l’origine de plusieurs événements, sans doute fort éloignés les uns des autres dans le temps, mais ayant ceci de commun, la défense des masses, leur éducation et leur formation selon les préceptes de la morale islamique, la prise en main de leur destinée, leur libération des oppresseurs ainsi que leur organisation tout en respectant les traditions ancestrales. Certains écrivains européens, dans leur description démoniaque de l’indigène et plus particulièrement des «mahométans» – comme ils nous appellent jusqu’à maintenant – ne lésinaient pas sur les qualificatifs inspirant le vice, l’aliénation, la cruauté, le fanatisme et la férocité innée, émanant de cette race inférieure, en fait, de cet objet colonisé qui devenait par interprétation grotesque et par trop déraisonnable, «barbare». Louis Petit, parlant de la retraite dans les confréries, écrivait en 1899 :
«Il est vrai qu’on en sort fou, ou à peu près, mais les musulmans laissent vaguer les fous. De plus, ils les vénèrent comme des saints, parce qu’ils pensent que Dieu habite ces cervelles que la pensée a laissées vides.» Les Arabes, notamment les Algériens, ou carrément les «bicots» – sans majuscules –, bien sûr, dans la sémantique de l’expédition de Sidi-Fredj, étaient présentés donc par des occidentaux comme des êtres cruels et sadiques qui, «installés en plein mythe, laissaient leur imagination rêver, au fil de la plume de conteurs trop passionnés, à des contrées lointaines ; peuplées de bêtes féroces et où vivent des hommes barbares». N’avaient-ils pas prôné, comme l’a si bien écrit un de ces orientalistes «autoproclamés», Léon Roches, qui rapporte une scène où des bergers indigènes étaient accusés de vol et d’assassinat :
«Entre autres réponses faites par un des jeunes bergers, en voici une qui peint le fanatisme de l’Arabe ignorant :
– Pourquoi as-tu tué cet homme ?
– Ce n’est pas un homme, c’est un chrétien.»
Des histoires pareilles, invraisemblables, rocambolesques, à plus d’un titre, se racontaient, en cette période précise, pour souligner qu’en Islam il n’y a que des aspects négatifs, hélas, dont le fanatisme, la violence et la barbarie. De plus, ces écrivains laissaient flâner leur imagination et nous peignaient en des personnages pleins de paresse, de nonchalance, de goût du rêve et de la contemplation, de volupté, de sensualité, de fatalisme, et plus spécialement, pour nous enfoncer davantage, d’antichristianisme. Un de nos écrivains, M. A. Loutfi, estime, dans «Littérature et colonialisme», que ces poncifs ne sont que des manifestations diverses d’un même fait : le racisme.
Il a parfaitement raison, René, et j’ajoute, pour ma part, que cette haine à l’égard de l’Islam n’est que l’aboutissement d’un courant de pensée qui a pris naissance à partir des Croisades et qui se perpétue à travers les siècles. C’est alors que pour les tenants du colonialisme, encore plus virulents dans leurs propos, l’étude des mœurs religieuses des groupes musulmans dont ils avaient la charge, sinon des âmes, dans les pays d’Afrique septentrionale qu’ils avaient conquis et dans ceux où ils devaient pousser encore irrésistiblement les besoins de leur politique, du commerce et de la civilisation (?), présentait pour eux un grand intérêt…, un intérêt capital. Ainsi, l’école coloniale commença son entreprise de falsification et de mystification dans la formation des jeunes algériens, et des autres, par un enseignement indigne d’une nation comme la France, en particulier, et de l’Europe en général. Francis Moheim, journaliste écrivain belge ne disait-il pas dans un témoignage : «Je constate que pendant mes six années «d’Humanités», mes professeurs m’ont toujours donné une fausse image de l’Islam, du monde musulman, de la civilisation arabo-islamique. Que ce soit dans les cours d’Histoire, de religion, de littérature ou de morale, la civilisation arabo-islamique a toujours été présentée comme rétrograde, intolérante, décadente. En outre, dans le cas concret de l’Algérie, elle n’aurait même jamais existé».

Le docteur Frantz Fanon expliquait pour sa part
«Le colonialisme ne se contente pas d’imposer sa loi sur le présent et le futur du pays dominé… Par une sorte de logique perverse, il se tourne vers le passé du peuple opprimé, le déforme, le dénature et le détruit».
Or, pour acquérir cette force de pénétration sans laquelle tout leur serait difficile, le colonel Trumelet, dans L’Algérie légendaire, affirmait :
«Il nous faut d’abord étudier les choses cachées, les mystérieuses pratiques des groupes que nous sommes exposés à rencontrer sur notre route ténébreuse, silencieuse et muette».
En effet, la légende est l’Histoire des peuples qui n’en ont point d’écrite. Mais Corneille Trumelet, le scribe de la colonisation – je m’excuse, je reviens encore à lui – s’était lourdement trompé, car l’Histoire de l’Algérie remonte à des milliers d’années et est parsemée d’épopées glorieuses et de luttes opiniâtres pour la justice et la liberté.
Tu me permettras René de manifester tout mon enthousiasme à cette occasion, car, assurément, il y a de quoi être fier de mes ancêtres qui se sont toujours démenés pour les bonnes causes et qui ont atteint des sommets de plénitude et de gloire. Oui, tu sauras me comprendre et me pardonner cette exubérance quand je parle d’eux, de mes ascendants, dans le style le plus loquace et le plus éloquent. Enfin, tu sauras m’approuver quand je fais leur apologie, comme présentement, car ce qui viendra après, dans les écrits d’orientalistes en mal d’inspiration, me poussera à aller très loin dans la défense de nos valeurs et de nos concepts. Ainsi donc, et dans le même livre, Corneille Trumelet, ce membre de la Société des gens de lettres, de la Société historique algérienne ainsi que de la Société d’archéologie et de statistiques de la Drôme – que de titres honorables et de responsabilités déterminantes – rabaissait les saints hommes de l’Islam au niveau de ces bêtes immondes, de ces barbares avides de massacres et de sang et, quand il se voulait plus clément, plus aimable, il les comparaît à ces illusionnistes ou à ces forains maso exhibitionnistes. Il écrivait :
«Dans le pays des horizons infinis, les saints aiment les chevaux et la guerre, les mêlées furieuses ; ils aiment les beaux coups de lance qui ouvrent de larges blessures, d’où jaillit le sang noir en flots bondissants ; ils aiment ces merveilleux coups de sabre où les lames vont fouiller les entrailles des guerriers jusqu’au fond des reins ; ce sont des thaumaturges à cheval dont le cœur est chauffé à la haute température de la république des sables. Nous verrons aussi de saints anachorètes, des extatiques, dont les macérations, les mortifications, les tortures qu’ils s’imposent pour dépouiller leur matérialité, pour dompter leur chair, pour se rapprocher de Dieu, dépassent toutes les folies mystiques, toutes les sublimes frénésies des solitaires de la Thébaïde».
Ces hommes décrits par cet auteur et qui étaient, pour la plupart, très doués, pour ne pas dire essentiellement des hommes de sciences et de lettres, des docteurs de réputation et, en même temps, des gens de prière et d’ardente dévotion, ont été peints en tant que fanatiques adeptes du prosaïsme le plus vulgaire. Quelle incongruité dans le discours ! Quelle répugnance pour des hommes saints, voués à l’adoration, liés à Dieu ! Quelle impertinence à l’égard d’une religion enseignant la fraternité, la tolérance et la recherche des conditions les plus favorables pour mener à bonne fin des œuvres qui exigent de la science et de l’habileté !
K.B.