La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XII)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
Le livre, quant à lui, véhicule indispensable de la culture, a eu ses lettres de noblesse dans notre pays. Tu comprendras, évidemment, pourquoi j’insisterai sur cet aspect beaucoup plus que sur d’autres. Ce n’est pas dans un esprit de défiance que je t’en parle, et d’ailleurs pourquoi ? Mais tout simplement pour t’expliquer combien les miens goûtaient aux plaisirs de la lecture et vénéraient tout document portant le savoir. Ainsi, le livre se trouvait en bonne place dans notre riche patrimoine. Même tes ancêtres, René, les chercheurs français, ont constaté, juste après l’occupation, l’abondance de livres, de documents et de manuscrits précieux. Ils les ont regroupés, après avoir pillé, pratiquement, toutes les bibliothèques qui existaient dans les régions sous occupation de leur armée. C’est la vérité, hélas ! Mais ils ont été cependant impressionnés par la richesse de ces trésors et l’intérêt que leur portaient les Algériens. Le baron de Slane le confirmait dans ses écrits, concernant la bibliothèque de Constantine. Les autres chercheurs, et ils étaient nombreux, ont beaucoup écrit et attesté que bon nombre d’institutions et de familles algériennes conservaient soigneusement des manuscrits et des ouvrages de grande valeur, quelquefois uniques en leur genre. Ceux-là et d’autres ont fait leur Credo de cet important message divin à travers lequel Dieu nous dicte son arrêt :
«Iqra ! » (Lis !). La bonté de ton Maître est infinie. C’est Lui qui fit de la plume un instrument du savoir et enseigna à l’homme ce qu’il ignorait». La bibliothèque de Cheikh El-Islam à Constantine, appartenant à la famille Lefgoun, était très riche, non seulement en raison des ouvrages qu’elle contenait et qui concernaient l’Algérie, mais aussi parce qu’elle proposait des titres, autrement plus précieux, qui venaient des pays arabes et islamiques. Cela démontre, s’il en est besoin, qu’en ce temps-là les Algériens étaient de fervents lecteurs et qu’ils affectionnaient l’art et les sciences, malgré le manque de moyens et une certaine indifférence des Ottomans à l’égard de la culture. Le redire est une autre forme de reconnaissance et de respect pour ces soi-disant barbares que les tiens sont venus civiliser. Les nôtres, d’enthousiastes analystes, ont écrit également pour exprimer leur satisfaction devant ce regain d’intérêt pour le livre. El-Ayachi (XVIIe siècle apr. J.-C) rapporte dans son livre Le voyage qu’il a découvert aux confins du Sahara, à Tikourarène, une très riche bibliothèque que possédait cheikh Mohamed Ibn Ismaïl. On y recensait pas moins de mille cinq cents. «Il y a dans cette bibliothèque, écrit-il, des livres précieux que Ibn Ismaïl a pu ramener d’Istanbul.» Des livres d’une rare beauté arrivaient par le biais des fidèles qui revenaient de La Mecque et étaient acheminés dans les coins les plus reculés du pays. Le même auteur, déjà cité, raconte qu’il avait trouvé dans un village du Sud, tout près de Ouargla, chez un homme-me pieux, une copie manuscrite des «Événements d’El-Barzali», écrite par l’Imam Ibn Merzouq et contenant des annotations, en calligraphie orientale, portées par les adeptes de la Tariqa El-Kadiriya. Le docteur Saâd Allah, qui rapporte ces informations dans son livre «L’Histoire culturelle de l’Algérie», précise que si El-Ayachi s’était étonné de la présence de cet ouvrage dans une région lointaine, comme celle-ci, notre étonnement, aujourd’hui, est encore plus grand, non pas à cause de l’existence de ces trésors, mais pour la propagation, en ces territoires, de toutes ces écoles et ces doctrines ascétiques, notamment celle des Kadiriyas. En réalité, rien ne justifie l’étonnement, car la science se transmettait rapidement dans nos contrées du Maghreb et principalement chez nous en Algérie. Par quel moyen ? Par les voyageurs, notamment les érudits parmi les hadjis, ceux qui partaient sur des montures, armés de foi et de coura-ge, et profitaient, en traversant les différentes capitales arabes, au cours de cette longue et exaltante odyssée, pour s’instruire et ramener le maximum d’informations et de livres. El-Djebriti raconte dans son ouvrage, «Les merveilles des vestiges», qu’un Algérien avait acquis beaucoup de livres de grande valeur au Hidjaz, qualifiés de rares et d’introuvables même dans les bibliothèques des sultans de l’époque. Son passage par le Caire lui avait permis d’en acheter d’autres, également précieux. Le livre occupait donc une grande place dans la vie culturelle des Algériens. J’en parle avec fierté, parce qu’ils l’ont toujours considéré comme le meilleur véhicule du savoir… Ainsi, les riches et les pauvres, tous ceux qui savaient lire, en achetaient en quantité et en prenaient bon soin. Cheikh Ibn Ismaïl, par exemple, dépensait de grandes sommes pour sa bibliothèque, de même que le savant Ibn Hamadouche Debbagh, malgré sa modeste condition financière. Celui-ci transcrivait, par souci d’économie, des livres entiers de bonne facture qu’il empruntait aux gens de culture. Dans cette ambiance, Alger, Constantine, Tlemcen et Béjaïa étaient fécondes de par leurs maisons d’édition et leurs librairies où l’on pratiquait également la calligraphie, considérée chez nous et chez tous les Arabes, comme une science et non «celle des ânes», comme l’attestent et le clament les Européens. Toujours à propos de la calligraphie, l’on rapporte qu’Abou Abdallah El-Attar était un excellent maître dont la renommée égalait celle d’Ibnou Moqla. De même que cheikh Ibrahim El-Harkati, Ezzedjay et Ahmed Ettlili étaient considérés comme de grands spécialistes dans cet art suprême. Avec eux, l’écriture arabe a connu chez nous un essor considérable, de par sa grâce et sa beauté. Vois-tu René, à travers tout ce que je t’ai dit concernant le livre, tu dois comprendre que nous avons de qui tenir. En effet, ce bel Islam que nous pratiquions avant d’être «égarés», voire «corrompus» par les tiens, nous enseignait d’aller toujours de l’avant, dans le cadre de notre développement spirituel et culturel. Nous avons été, dans ce domaine – celui du livre –, ce qu’ont été nos frères du Moyen-Orient pendant leur rayonnement civilisationnel où l’amour de la science se conjuguait avec la sagesse, la piété et le regard sur le futur. Je veux tout simplement te dire que si nous avions autant d’intérêt pour les maisons d’édition et les librairies, c’est parce que, par ailleurs, dans ces contrées du monde arabe, on accordait la même importance au livre, sinon plus.
La légendaire et somptueuse bibliothèque du temps d’El Ma’moun et l’autre aussi prestigieuse, celle du Caire du temps d’El Aziz – nous en avons déjà parlé – ont été des centres de rayonnement les plus importants dans le monde musulman. Inutile d’y revenir dans les détails pour parler de «l’Académie de la sagesse», de son observatoire et de cette bibliothèque égyptienne qui côtoyait des centaines d’autres, dans d’autres capitales arabes, pendant cette glorieuse période. Cependant, ce qu’il faudrait dire, c’est que lors de la prise de la capitale des Abassydes, les Mongols, las de brûler les merveilles contenues dans ces bibliothèques, ont dû boucher les eaux du Tigre en y jetant d’inestimables encyclopédies. J’en ai terminé avec le livre, René. Allons vers d’autres horizons et parlons brièvement de quelques savants, ceux qui ont activement participé à instaurer une ambiance culturelle prestigieuse et permettre ainsi à l’Islam d’être pratiqué dans son contexte de sérénité et de grande communion. Citons Abou Ali El Hassen Ibn Hadj Ibn Youcef El Houari, né à Béjaïa qui a été un grand jurisconsulte et maître de conférences à Séville au VIe siècle de l’Hégire ou d’Ahmed Ibn Mohamed El-Maqari, prestigieux savant et spécialiste de scolastique, du commentaire et du hadith, qui n’était pas inconnu du monde littéraire ? Ce dernier nous a laissé des œuvres d’une qualité indéniable. Le Caire et Damas connaissaient très bien son éloquence et appréciaient, à sa juste valeur, sa profonde érudition. Que dire encore d’Abou Abdallah Chems Ed-Dine Mohamed Ibn Mohamed Merzouq Et-Tilimçani El-Adjissi qui est un enfant de la grande tribu berbère des Adjissa qui donna d’illustres personnages à la culture et à la politique dans tout le Maghreb ? Il faut signaler que sur ce plan, la famille Merzouq s’est brillamment illustrée. Ibn Merzouq, comme tous l’appelaient, fut l’un des pôles de la jurisprudence malékite et un homme de lettre de renom outre ses compétences dans les autres sciences. Il écrivit plusieurs ouvrages sur la théologie, les consultations juridiques, l’exégèse, le hadith, l’Histoire, l’astrologie, la littérature et enfin la poésie. Ibn Merzouq fut chargé par le sultan mérinide Abou El-Hassen de la fonction de sermonnaire à la mosquée d’El-Eubad à Tlemcen, avant d’être pris à son service pour remplir les fonctions d’ambassadeur et de représentant personnel auprès de plusieurs monarques.
Son neveu, Abou Abdallah Mohamed Ibn Ahmed Ibn Mohamed Ibn Abi Bekr Ibn Merzouq Et-Tilimçani El-Adjissi fut lui aussi une sommité dans les sciences et principalement en littérature où la poésie prenait une place de choix. Ses poésies sont longues, deux d’entre elles contiennent 1.000 et 1.700 vers. De quoi te donner le vertige, René ! Et quel beau vertige, comme celui que j’ai eu, tout jeune, en apprenant «la Légende des siècles» de Victor Hugo ou «le Cid» de Corneille. Aujourd’hui, j’avoue honnêtement, fièrement, toute ma reconnaissance à ces deux monuments de la littérature française. J’avoue avoir été à la bonne école qui, fort heureusement, m’a laissé de bonnes références et, par voie de conséquence, une solide culture. En effet, la culture de ton pays est une culture profonde, marquante, vertueuse et honorable. Cela ne m’empêche pas, René, d’émettre, comme je le ferai après, quelques remarques sur le premier, Victor Hugo, après lui avoir ressuscité à partir d’archives coloniales quelques propos qui s’apparentent à ceux qui empestent l’esprit hégémonique. Quant au deuxième, «Le Cid», le maître de Valence, et non Corneille, qui est un auteur, j’ai dit le concernant, dans un autre ouvrage que j’ai déjà publié, toute ma déception pour ce qu’il a commis comme actes barbares avec son épouse, Chimène, dans la belle cité d’Andalousie qui a été complètement saccagée et brûlée par cette dernière. Mais continuons avec les quelques savants de mon pays, après cette cordiale et nécessaire digression. Rappelons qu’Ahmed Ibn Idriss et son élève Abderrahmane El-Ouaghlissi ainsi qu’Ahmed En-Naqaouissi, professeurs à l’Université de Béjaïa, furent les maîtres de plusieurs grandes personnalités de ce pays qui devinrent, à leur tour, d’honorables savants tels que Mohamed Ibn Amar El-Houari, le saint patron d’Oran – déjà cité –, son élève Brahim Tazi, Abderrahmane Etha’alibi, le saint patron d’Alger, ainsi que Ibn Abdelkrim El-Maghili, «Imam El Mûslimine» en Empire de Songhaï, et Sidi Touati, l’illustre savant de Béjaïa. Abou El-Kacem El-Guelmi et autres Cheikh Abou Abdallah Mohamed Ibn Abdelhak El Bettioui, Mohamed Ibn Youcef Ibn Omar Choaïb Es-Senoussi et Abdelhak El-Ichbili n’ont pas manqué de briller également par leurs études, leurs cours magistraux et les ouvrages qu’ils ont laissés à la postérité. Leur contribution à l’enrichissement du patrimoine culturel national est incontestable. Bou Médiène Choaïb, le compagnon de Saladin (Salah Eddine El Ayoubi, dans notre langue), avec lequel il eut le grand privilège de combattre à ses côtés, contre les croisés, en 1187, au cours de cette fameuse bataille de Hattin où les fidèles – pas les «infidèles», comme vous les appeliez – eurent raison du roi de Jérusalem, Guy de Lusignan, a été le principal introducteur du çoufisme au Maghreb. Il s’est distingué par de superbes sentences qui nous sont transmises, aujourd’hui, comme un brillant témoignage de ce qu’a été l’homme, le savant et le saint. Selon Mohieddine Ibn ‘Arabi, ses «stations» principales étaient le scrupule et l’humilité.
El-Ichbili représentait cette classe de penseurs libres. «Il a laissé des œuvres valables que les bibliothèques du monde musulman concourent à obtenir… El-Ichbili fut aussi cruel dans ses poèmes pour les féodaux et les princes qui furent pour la plupart ignorants. Tous ses poèmes montraient son élévation d’âme, son mépris de la matière, son amour pour la science et les nobles qualités…», disait El Mehdi Bouabdelli.

(A suivre)
K.B