La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XV)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.

«Stanbul et le khalifa sont, pour nous musulmans ce que Rome et le Pape sont pour les chrétiens, rien de plus. En sorte, qu’à part une sympathie certaine, procédant de la communauté de religion, nous n’avons rien de commun avec les Turcs, les Persans ou les Égyptiens».
D’ailleurs, plusieurs villes et régions, connues pour leurs traditions culturelles, entreprirent des actions multiformes qu’elles jugeaient indispensables à la sauvegarde de notre patrimoine ancestral. Les médersas ou les écoles coraniques que certains ont appelé les zaouïas constitueront plus tard les bastions à partir desquels se lanceront les combattants de la foi dans l’œuvre exaltante et passionnante d’éducation et de formation des masses. De cette œuvre, ils conserveront leur dynamisme au fil de longues années face au colonialisme français venu avec des idées avilissantes pour détacher le peuple de ses principes et le faire renoncer à son identité nationale et à sa profonde culture. J’ai à l’esprit, René, ce que disait, bien plus tard, Kaïd Ahmed, un responsable de la période postindépendance. Il expliquait cette tentative de dépersonnalisation du peuple algérien et soutenait, dans une de ses nombreuses conférences : «La pire injure que l’on ait pu lui faire était de vouloir lui donner une culture qui n’était pas d’abord le fruit de son développement sociopolitique propre, point de départ essentiel pour que l’enrichissement par des apports extérieurs valables soit réellement bénéfique».

Pour le peuple algérien vos colons étaient venus avec la mauvaise greffe où abondaient les formules hybrides et inadéquates. C’est alors que face à la langue de l’administration coloniale et à son écrit oppressif, la résistance populaire, à travers des écoles religieuses, des mosquées et surtout à travers le mouvement politique national, mit en échec ces tentatives de dépersonnalisation. Dans ce cadre précisément, notre pays a connu des moments extrêmement difficiles, mais qui étaient loin d’abattre la volonté de résistance du peuple algérien. À ce titre, certaines za-ouias, comme le rappelle Benyoucef Ben Khedda, «ont été un facteur de diffusion de la religion jusqu’aux régions les plus reculées d’Algérie, celles grâce auxquelles le Saint Coran, les disciplines islamiques et la langue arabe ont été sauvegardés dans notre pays, celles qui ont été un rempart contre la francisation, la christianisation et la dégradation des mœurs, terreau de la colonisation culturelle, celles dont beaucoup de leurs partisans avaient levé bien haut l’étendard du djihad contre l’occupation coloniale. Senoussias en Libye contre les Italiens, Mahdias au Soudan contre les Anglais, Tidjanias contre les Français et les Anglais en Afrique noire et en Algérie, Quadrias sous la conduite de l’Émir Abdelkader, Rahmanias sous celle de cheikh El-Haddad, Ouled Sidi Cheikh dans le sud Oranais, pour n’en citer que quelques unes» ont été nombreuses et ont démontré d’une manière responsable, malgré leurs diverses appartenances confessionnelles (Tourouquias), leur esprit d’unité qui allait fournir plus tard de forts contingents de combattants à notre guerre d’indépendance.
Voyons, très brièvement, ce qu’étaient ces pôles de culture et de conservation de l’Islam modéré. Voyons ces médersas et ces zaouïas, leur origine, leur constitution, leur mission et, aussi, leur apport à la société. Il s’agit là de parler des meilleures, celles qui ont rempli convenablement leur tâche d’éducation et de mobilisation, pas celles où l’on excellait dans l’obscurantisme, la débauche et la traîtrise. Je fais allusion à certaines ou à de nombreuses, c’est selon. Parce que là, non plus, je ne dois pas verser dans la complaisance et la débonnaire démagogie, en les cataloguant toutes de lieux pratiquement «saints», d’où s’exhalaient ces parfums du Paradis, comme on s’échine à les décrire. Je ne dois surtout pas te suborner, puisque je suis pertinemment sûr que tes ancêtres savaient que plusieurs de ces «places religieuses» ou maraboutiques, selon la résonance qu’ils leur donnaient, ne servaient, pour les avoir spécialement créées ou acceptées, que de lieux de rencontres pour des orgies, des cérémonies hérésiarques et surtout de bureaux de renseignements pour conforter l’œuvre combien «positive» de leur pacification.
C’est pour cela qu’il faudrait, tout d’abord, que l’on ne fasse pas d’amalgame entre, d’une part, ces lieux du culte et de la dévotion, considérés comme des sanctuaires où l’on apprend le Coran et les rudiments du «fiqh», la jurisprudence islamique et, accessoirement, la grammaire pour pouvoir assimiler d’autres matières, et d’autre part, ce qui nous a été installé, insidieusement, de gré ou de for-ce, pour nous corrompre et nous diviser. Il ne faudrait pas également faire un autre amalgame avec ce qu’appelle le profane «marabout», avec une connotation mystique et fanatique, sans en connaître véritablement la mission et encore moins l’origine que nous avons déjà expliquée.
Il est vrai que ces sanctuaires, particulièrement, abritaient souvent des chefs d’ordre où les disciples venaient se réunir autour de leur maître. Quelquefois, c’était un grand établissement, offert gracieusement par un riche fidèle ou tout simplement une habitation qu’un adepte faisait don à la communauté du village, et parfois, c’était une mosquée où l’on réservait une aile ou un coin à l’enseignement. La plupart du temps, enfin, ce terme n’avait qu’une valeur figurée et signifiait la modeste résidence où le cheikh accomplissait ses dévotions. Mais ce qui est encore plus vrai, c’est que la zaouïa est une institution religieuse, un genre de séminaire, qui a été constituée dans l’ambiance de cette luxuriante floraison d’ordres qu’avaient connue le pays et l’ensemble du monde islamique et qui, assurée d’une existence canonique, était devenue «un être moral distinct, une collectivité qui aspirait à vivre de sa vie propre». Elle pouvait être aussi assimilée à un groupement de fidèles où le fondateur, ayant trouvé l’écho à sa parole et à son organisation, «a transformé sa maison en couvent : métamorphose qui s’opère à peu de frais», relevait Louis Petit. «Au rez-de-chaussée, poursuit ce dernier, on érige un mausolée où sont placés les restes d’un ancêtre vénéré ; on a soin, en vue d’attirer les regards, de ne fermer que d’une grille la porte qui s’ouvre sur la rue… Quand la maison du fondateur ne peut se prêter à la transformation, ou – ce qui n’est pas rare – quand le fondateur n’a même pas de maison, il construit, avec le produit des offrandes et des quêtes, ou il s’approprie une zaouïa, mosquée, séminaire, qui devient la maison mère de l’ordre». Un autre historien, P.-J. André, disait :
«Les lieux de retraite de ces personnages à baraka sont appelés zaouïas (littéralement angle, coin ; ce fut à l’origine le sanctuaire réservé à la prière au fond de l’édifice). Par extension, les communautés dépendant du maître eurent chacune leur zaouïa particulière. Les zaouïas en Turquie tekkié, en Asie khanak, véritables sanctuaires, surtout celles où se trouvait le tombeau du chef de l’ordre, devinrent peu à peu des écoles, des sortes de couvents (rbat, d’où mrabtin, marabouts, les gens du couvent, et aussi au Maroc les Almoravides issus d’une zaouïa saharienne) ; ce furent également des lieux de refuge et d’asile, des auberges, des relais sur les grandes routes commerciales».
Vers le XIIIe siècle, le mot «zaouïa», était synonyme, étymologiquement, d’ermitage ou de couvent, un lieu où le maître vivait avec ses disciples et un personnel très réduit qui formait son proche entourage. Cela bien sûr n’a rien à voir, contrairement à ce qu’écrivait l’historien précédemment cité, avec le «ribat» (le camp retranché) qui se constituait pour d’autres raisons et notamment militaires selon Ibn Merzouq Et-Tilimçani, le brillant savant et conseiller du sultan merinide, au XIVe siècle, déjà cité dans ce chapitre réservé aux sciences et la culture.
Les zaouïas, celles qui se situaient comme de véritables centres de résistance, notamment culturelle, étaient dirigées par un conseil d’administration et régies par une organisation où prévalait généralement le régime de l’internat. Elles se composaient d’une ou de plusieurs bâtisses dans lesquelles on apprenait le Coran et les préceptes de la religion. Aujourd’hui, ce concept de zaouïa est beaucoup plus perceptible en Afrique du Nord qu’ailleurs. Le Machreq en possédait pour sa part un certain nombre au Xe siècle, Le Caire à lui seul en abritait des dizaines où elles eurent une importance notable et jouèrent un rôle social déterminant au sein des populations.
«Le meilleur moyen de lutter contre les malheurs qui s’abattaient sur un quartier ou un village c’était de réconcilier les gens et de leur faire retrouver la concorde de sorte à ce qu’il n’y ait plus de haine entre eux», disait Ech-Châarani, qui continuait en affirmant que «Dieu quand il agrée son serviteur et qu’il devienne savant ou cheikh zaouïa…», l’idée peut être terminée, bien sûr, dans le sens positif.
Dans ces régions du monde arabe et islamique, ces institutions furent converties en mosquées ou en d’autres structures du culte, pour ne pas tomber en désuétude. Elles servaient en même temps d’abri pour les voyageurs, pour leur porter aide et assistance et instruire ceux qui, parmi eux, voulaient profiter des connaissances enseignées fréquemment dans ces lieux, se transformant, après les offices religieux, en écoles de pratiques cultuelles.
En tout cas, les Algériens ont refusé de se laisser aller à toute forme de léthargie et de passivité. Ils ont toujours entrepris des actions de résistance, et ce depuis des siècles pour conserver leur liberté et jouir de leur souveraineté. De là, un grand nombre de pays colonisés n’ont pas manqué également d’organiser leur résistance au pouvoir colonial en menant, eux aussi, des actions de plus en plus hardies dans les domaines économique, social, culturel et politique.
René, mon ami,
Pour terminer avec la culture, je te dirai que nous sommes à l’aise pour énoncer – nous qui pouvons revendiquer un passé glorieux et nettement plus riche en savoir et en érudition – que certains sujets français n’ont aucune raison, aujourd’hui, de se féliciter ou d’exulter pour le «travail inlassable et noblement bénéfique» qui a été accompli par leurs ancêtres, en Algérie, pendant leur période de domination inhumaine. Les chiffres sont là pour prouver que cette «positivité», avec laquelle ils se grisent et nous taquinent, n’est en réalité qu’un nouvel habit destiné à cacher les laideurs de leur effroyable travail de sape et à enjoliver cette présence de plus d’un siècle, hélas, par trop négative.
(A suivre)
K.B