Les étudiants dans un défilé militaire

C’était le 1er Novembre 1974

Le défilé du 1er novembre 1974, marquant le 20ème anniversaire du déclenchement de la Guerre de libération nationale, constitue, sans doute, à ce jour, un événement incomparable dans l’histoire de l’Algérie indépendante. C’était un vendredi, une belle journée pour une démonstration exceptionnelle qui dura deux heures et ne fut pas que militaire. Avenue de l’ALN, devant la tribune où se trouvaient le président Houari Boumediène et ses invités étrangers (une dizaine de chefs d’État ou de gouvernement, et près de cent vingt-cinq délégations venues du monde entier) ainsi que les officiels algériens, on a vu défiler autant de civils – travailleurs, paysans, scouts, lycéens, jeunes filles, étudiants – que de soldats en uniforme, parmi lesquels les appelés du Service national.
Sur le parcours, une très nombreuse foule, des dizaines de milliers de personnes massées pour suivre et acclamer les cortèges grandioses de travailleurs, de djounoud de l’Armée nationale populaire (ANP) et de jeunes. Dans le même temps, des manifestations semblables se déroulaient dans toutes les villes et les villages du pays, dans le même format, mêlant civils et militaires.
Les images d’archives, en particulier celles qui montrent la participation des jeunes filles au défilé de l’avenue de l’ALN à Alger, sont impressionnantes, comparées à la situation actuelle marquée par un recul effarant dans les mentalités, produit d’une régression économique et sociale provoquée depuis plus de trois décennies, par l’abandon de la voie du développement national indépendant, après le décès, en décembre 1978, du président Houari Boumediène.
Dans Le Monde du 4 novembre 1974, son correspondant à Alger, Paul Balta, résume la journée: «Le défilé d’Alger, à la fois civil et militaire, a présenté, à travers seize chars décorés, les grands thèmes du passé, mais surtout les options de l’Algérie sur la voie du socialisme: «récupération des richesses nationales», «développement économique», «équilibre régional», «démocratisation de l’enseignement», «révolution agraire», «volontariat des étudiants», etc. Le nombre et la jeunesse des participants étaient à l’image du pays».
Paul Balta ajoute: «Diverses mesures sociales ont été prises à l’occasion de cet anniversaire : le président Boumediène a signé un décret augmentant de 30 % les salaires des enseignants et de 20 % ceux de l’ensemble des fonctionnaires. Le taux des bourses des étudiants a également été majoré. Parallèlement, les caisses du Crédit municipal ont accordé des remises de dettes aux emprunteurs les plus déshérités».
Les étudiants étaient présents dans ce défilé, sous l’uniforme militaire en tant qu’appelés du Service national, et en civil, comme étudiants volontaires. Ces derniers participaient depuis deux ans à la mise en application de la Révolution agraire. Ils étaient là, avec les paysans qui avaient bénéficié de la redistribution des terres agricoles.
Akli Hamouni, alors jeune journaliste, a décrit dans l’édition d’El Moudjahid du 2 novembre 1974 ce qu’il a appelé la «communion sacrée entre les étudiants volontaires qui scandaient «châabia» et les paysans attributaires qui leur répondaient en chœur «thaoura zeraiya». Ceux qui effectuaient leur Service national portaient «qui une pioche, qui une pelle, qui un plant, symbolisant les réalisations, toutes au service de la nation et de l’Afrique, de la Transsaharienne, du Barrage vert, des Villages de la révolution agraire, etc…», rapporte encore Akli Hamouni. A la fin du défilé, les étudiants volontaires qui savaient exactement où étaient garés leurs bus, s’y sont dirigés rapidement pour quitter les lieux, alors que les milliers d’autres participants civils, dans les rangs de l’UGTA, de la JFLN ou des scouts, ont eu beaucoup de difficultés à retrouver les leurs. Incontestablement mieux organisés, les étudiants volontaires avaient préparé leur participation au défilé par des réunions consacrées à la signification politique de cet événement (20ème anniversaire du déclenchement de la Guerre de libération nationale) sans omettre les aspects techniques et logistiques (banderoles, transport, repas,…), ne laissant rien au hasard.
Le soir, vers 22h, embouteillage inextricable à la Grande-Poste d’où partaient des jeunes enthousiastes ; une explosion de joie populaire qui a déferlé sur Alger, après le traditionnel feu d’artifice. Dans un discours prononcé à cette occasion, le président Houari Boumediène a rendu hommage aux jeunes qui, «volontairement et avec enthousiasme, paient le tribut de la sueur à l’instar de leurs aînés qui ont payé le tribut du sang». En parlant des cadres de l’Etat, qui «sacrifient leur repos au profit de l’intérêt général pour servir d’exemple aux masses», il soulignait «leur grande maturité et leur sens élevé des responsabilités». Pour Houari Boumediène, «l’économie dans les temps modernes, c’est le garant de l’indépendance et toute faiblesse économique aboutirait à la dépendance». A peine douze ans après l’indépendance, il se sentait en mesure de promettre qu’«en 1982, l’Algérie pourra dire au monde qu’elle est sortie du sous-développement». Le contexte se prêtait à cet optimisme.
En novembre 1974, le CERI, mis en place par le Commissariat national à l’informatique, donnait à l’Algérie sa première promotion d’ingénieurs en informatique, baptisée par les élèves «Promotion du 1er Novembre». Dans l’industrie, 600 emplois pour femmes étaient créés à l’unité Sonitex de Béjaïa. La Télévision algérienne repassait le feuilleton «L’incendie» de Mohamed Dib, réalisé par Mustapha Badie. A la salle El Mouggar, Kateb Yacine présentait sa dernière pièce, «La guerre de 2 000 ans». On parlait déjà de l’exploitation du minerai de fer de Ghar Djebilet et de la liaison ferroviaire avec la côte Nord-Ouest du pays, annonçant un essor économique assuré pour la région.
A l’Université, le mouvement étudiant s’était relevé de la dissolution de l’UNEA (Union nationale des étudiants algériens) prononcée par le pouvoir en janvier 1971. «Les promoteurs de cette décision pensaient pouvoir museler les étudiants dans leurs expressions et actions aux côtés des autres forces patriotiques. Ils ont échoué lamentablement !», commentera bien plus tard Arezki Boudiba qui était étudiant en Mathématiques et responsable de l’UNEA. «En effet, rapidement le mouvement s’est adapté à la nouvelle situation», explique-t-il. Il cite, à l’appui, «les Comités de soutien à la Révolution agraire puis les Comités de volontariat qui montrèrent toute la vigueur et tout le génie du mouvement étudiant». Dans une remarquable contribution sur l’UNEA (El Watan du 22 mai 2006), le regretté Larbi Oucherif (ancien membre du Comité de section UNEA d’Alger 1967-1969, décédé samedi 23 octobre 2021) parle de cette période ouverte après la signature par le président Boumediène de la Charte de la Révolution agraire: «Avec le développement de la mobilisation pour la Révolution agraire, la naissance de comités de volontariat et l’émergence de nouveaux dirigeants comme Embarek à Alger, Bettina à Constantine, Amine à Oran, la jeunesse algérienne réveilla la campagne, et la paysannerie pauvre jouit, pendant quelques années, d’être au premier plan de l’information…». Pendant la lutte armée pour l’indépendance, les dirigeants algériens avaient promis de rendre la terre à ceux qui la travaillent.
Daniel Junqua, alors responsable de la rubrique Maghreb du journal Le Monde, a couvert lui aussi les festivités du vingtième anniversaire du 1er Novembre 1954. Dans l’édition du 4 novembre 1974, il décrit en termes élogieux le mouvement du volontariat étudiant : «Plus de 4.000 étudiants algériens sur un total de trente mille ont consacré durant l’été 1974 un mois de leurs vacances au volontariat dans le cadre de la Révolution agraire. À lui seul ce chiffre rend compte de l’importance prise en trois ans par ce mouvement.
Son impact ne peut être limité à la seule Révolution agraire. Il la dépasse largement et concerne toute la société algérienne. Il s’agit d’un phénomène politique qui doit être analysé comme tel, d’autant plus que ce volontariat s’est organisé et structuré de façon permanente. À tous les niveaux, amphithéâtres, départements, instituts, existent des comités élus, coiffés à Oran, Alger et Constantine par trois Comités universitaires de volontaires (C.U.V.). Le même type d’organisme a été mis en place parmi les étudiants émigrés.»
L’aide apportée par les étudiants aux paysans dans la concrétisation de la Révolution agraire découle du choix fait, de longue date, par l’élite de la jeunesse algérienne d’être auprès de son peuple. Leur participation à un défilé militaire avec l’ANP, n’a également rien de surprenant. Entre les étudiants algériens et leur armée, la jonction s’est faite dans les maquis, en pleine Guerre pour l’indépendance. Elle est symbolisée par la date du 19 mai 1956. L’Armée de libération nationale (ALN) qui les a accueillis était alors naissante, formée en grande partie de paysans, et avait son bastion dans les campagnes. Après l’indépendance, les étudiants répondront, une nouvelle fois, présents pour rejoindre l’ANP, à la suite de l’agression militaire du Maroc contre notre pays, en octobre 1963.
Larbi Oucherif était parmi les étudiants qui se sont portés volontaires pour participer à la défense de la frontière Ouest de l’Algérie. Il a relaté ce fait dans la première partie de sa contribution sur l’UNEA (El Watan, 20 mai 2006) : «A l’Université d’Alger, les étudiants s’étaient tournés vers l’UNEA pour exprimer leur volonté de participer à la défense de la nation. Le tout nouveau comité exécutif (CE) de l’Union, dont le siège était au 10, bd Amirouche, au-dessus du restaurant universitaire, ouvrit un registre pour l’inscription des volontaires. C’est au début du mois d’octobre, alors que les nouvelles les plus inquiétantes parvenaient du front Sud-Ouest, que les étudiants volontaires étaient invités à se retrouver au siège de l’union. Nous fûmes 32 à nous y rendre pour recevoir notre paquetage et attendre le départ. Trente-deux sur sept cents inscrits, c’était assez peu et ceux qui se trouvaient là ne se connaissaient pas pour la plupart. Parmi les plus décidés, Aziz Belgacem, membre du Comité exécutif (il sera assassiné par les terroristes – rue Bab Azzoun), Malek Saha, membre du CE, Lazhar un étudiant ingénieur en travaux publics, Salem un éternel étudiant en médecine et dévoué militant du FLN, Laïla Noureddine (une future militante du FPLP et qui mourra à Beyrouth en 1973), Zohra Djazouli une étudiante en lettres, Labidi. Moi-même, inscrit à l’Ecole supérieure de commerce. C’est dans la salle du conseil de l’UNEA qu’on nous remit des tenues militaires.»
En été 1967, à nouveau, les étudiants vont à la rencontre de l’ANP. Le témoignage de Larbi Oucherif, encore, est tout indiqué pour remémorer la présence, volontaire, des étudiants dans les casernes pour y suivre une formation militaire, en juillet-août 1967. C’était après l’agression d’Israël contre l’Egypte, puis la Syrie et la Jordanie. Larbi Oucherif rappelle que c’est l’UNEA- organisation dont la représentativité était fondée sur des élections démocratiques en milieu estudiantin- qui a été à l’initiative de cette préparation militaire des étudiants : «Un tract est publié, il appelle à dénoncer cette agression et désigne les soutiens de ce forfait international. Par milliers, des étudiants et des jeunes se concentrent sur le campus. Le tract publié s’adresse au ministre de la Défense, Houari Boumediene, qui était le président du Conseil de la révolution. Ce tract demande en outre la mobilisation des étudiants sous les drapeaux» (El Watan du 21 mai 2006).
Fin août 1967, un spectacle insolite se déroulait à Alger: «les jeunes étudiantes et étudiants en uniformes ont envahi les rues de la capitale en compagnie d’autres jeunes militaires», écrit Larbi Oucherif. C’était, comme il l’a rappelé, «la fin en apothéose» de la période de 45 jours de formation militaire dans les écoles et centres d’instruction de l’ANP, pour 5.000 jeunes, filles et garçons, étudiants et élèves des classes terminales des lycées.
Pour mesurer l’ampleur de cet événement, il faut préciser qu’à ce moment, il y avait moins de 9.000 inscrits à l’Université d’Alger (principalement) et dans les centres universitaires d’Oran et Constantine. Le haut degré de patriotisme des étudiants allait de pair avec la qualité élevée de leur formation. M’hamed Rebah