La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XXI)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de «Lettre à René» en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
Attila, ne sera pas seul à recevoir la «palme» de l’extermination et de la souillure, si tels faits seraient mis en compétition aux «jeux mondiaux du génocide» ! Et Montagnac, aussi, qui le prouvait si bien, tant par la parole que par le geste. Il ordonnait le 15 mars 1843, depuis Philippeville, aujourd’hui Skikda, à son armée de mercenaires, comme lui :
«En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens.»
Ces paroles ne sont ni inventées, ni travesties, elles sont bel et bien consignées dans le livre : «Lettres d’un soldat» qui a paru chez Plon, à Paris, en 1885.
Quant au Maréchal Saint-Arnaud, ancien capitaine de Légion étrangère, un sanguinaire qui n’avait rien à envier à Tamerlan, le sinistre barbare, il écrivait en ces termes à son frère: «Les beaux orangers que mon vandalisme va abattre ! Que ne puis-je t’envoyer cette jolie forêt-là à Noisy. Ta femme serait bien heureuse. Je brûle aujourd’hui les propriétés et les villages de Bensalem et de Belkacem Oukaci…Tu peux dire à Rousset que j’ai beaucoup détruit et brûlé. Il a raison de me traiter de goth et de vandale…». Sans commentaire !
De cela, l’Histoire de France ne dit mot, mais notre peuple se souvient. Il se souvient et se souviendra toujours car ces «brillantes performances» se transmettent de génération en génération. Elles se transmettent, en effet, pour nous rappeler que les mots d’Armand Jacques Achille Leroy de Saint-Arnaud – quel beau patronyme, dans un corps de sauvage – étaient plus que virulents et qu’il se plaignait, parfois, à travers ses lettres du manque de combats. Quant à ses ordres, l’Histoire qui les répugne, ne les oubliera jamais :
«On ravage, on brûle, on pille, on détruit les moissons et les arbres ! » Ce général avait les états de service d’un chacal, selon les propres dires d’un Victor Hugo qui s’amendait peut-être après avoir proféré, un certain moment et avec conviction, des propos racistes. Notre peuple se rappellera également la lutte menée dans toutes les régions où il y a eu de grandes incursions de l’armée coloniale. Il saura que du temps de l’Émir Abdelkader les batailles faisaient rage contre les troupes du Maréchal Valée et du Général Bugeaud, dans la plaine du Ghris, à l’Arbaâ Naït Irathen, dans la Mitidja, dans la région de Mostaganem et dans le reste de l’Oranie. Notre peuple apprendra que Constantine résista longtemps et qu’Ahmed Bey donna l’exemple par son courage et sa détermination en se détachant de l’administration turque qui semblait non concernée par l’invasion française. «Sachez que la mort sous les remparts de Constantine vaut mieux que la vie sous l’autorité française», répondaient de jeunes et braves combattants au commandement des forces coloniales qui leur demandaient la reddition. Ces jeunes soldats étaient sous les ordres d’Ahmed Bey.
Blida et Médéa se souviendront elles aussi de Clauzel qui, seul, avait rempli des pages d’horreur dans les chroniques de l’occupation française. Boumezrag et son fils, de valeureux chefs, ont eu à subir ses exactions. Icherridène, dans les montagnes de Kabylie, se rappellera le Maréchal Randon et les jeunes apprendront l’épopée glorieuse de cette héroïne, Fatma N’Soumer qui, par sa bravoure et sa dignité, mit en déroute la grande armée d’envahisseurs aux méthodes répressives.
Oui, le peuple se souviendra de l’année 1860 quand 200.000 colons dépossédèrent ses frères algériens des meilleures terres et s’installèrent de force à leur place. Il se souviendra de ces 100.000 hommes que la France avait opposés, en 1864, au soulèvement des Ouled Sidi Cheikh, dans le sud oranais. Là aussi, elle s’était distinguée dans la destruction et la barbarie.
Pour ne pas avoir l’impression d’être cet inquisiteur, ou celui qui est en train de déblatérer, je veux tout simplement te livrer ce témoignage du capitaine Vayssière qui, en tournée chez les Nemamcha, tribu de l’est algérien, évaluait les conséquences du sénatus-consulte. Il nous rapporte les faits suivants :
«Les cheikhs et les kebars sont tous venus me trouver, commentant et déplorant la nouvelle. La consternation peinte sur leurs visages, plusieurs versaient des larmes. Ils m’ont dit : Les Français nous ont battus, ils ont tué nos jeunes hommes et nous ont imposé des contributions de guerre. Tout cela n’était rien, on guérit de ses blessures. Mais la constitution de la propriété individuelle et l’autorisation donnée à chacun de vendre ses terres qui lui seraient échues en partage, c’est l’arrêt de mort de la tribu.» Et il conclut ainsi : «Le sénatus-consulte de 1863 est, en effet, la machine de guerre la plus efficace qu’on ait pu imaginer contre l’état social indigène et l’instrument le plus puissant et le plus fécond qui ait pu être mis aux mains de nos colons. Grâce à lui, nos idées et nos mœurs s’infiltreront peu à peu dans les mœurs indigènes, réfractaires à notre civilisation, et l’immense domaine algérien, à peu près fermé jusqu’ici, en dépit des saisies domaniales, s’ouvrira devant nos pionniers». Quelle étrange stratégie, René…, vois-tu ? Je te donne encore de la matière, car l’Histoire regorge d’exemples douloureux qui accablent la«France coloniale» qui, par le biais de nostalgiques, voudrait aujourd’hui se refaire une autre virginité. Ainsi donc, à partir du sénatus-consulte de 1863, un ensemble de lois fut en effet mis en place en Algérie pour favoriser la propriété individuelle, principalement, au profit des colons et des grandes sociétés capitalistes. Jean-Claude Vatin, dans «l’Algérie politique, Histoire et Société» (page 125) remarque, en reprenant le bilan dressé par Charles Robert Ageron : «Qu’entre les années 1871 et 1919 près d’un million d’hectares (897 000) ont été livrés aux colons. Les musulmans avaient perdu, en 1919, 7 millions et demi d’hectares, que l’État et les particuliers, les grandes sociétés capitalistes, s’étaient partagés».
Vois-tu René, je suis désolé, mais maintenant, ce n’est plus une étrange stratégie, mais une macabre simulation de la pacification menée par tes ancêtres, en notre pays. Je vais poursuivre, prends patience.
Notre peuple se souviendra de 1871, après que tant de généraux, experts en brutalité et en cruauté, ont montré ce dont ils étaient capables. Il se souviendra de cette date puisque ses aînés s’étaient organisés, d’est en ouest et du nord au sud, pour généraliser le combat et faire subir de grandes pertes au colonisateur. Il se souviendra de tout cela, bien sûr, et ne pourra jamais oublier ses bourreaux dont l’évocation des noms, seulement, le fait tressaillir. Ces noms représentent pour nous, Algériens, ces coupeurs de têtes, ces spécialistes des «enfumades», ces destructeurs de mosquées, ces brûleurs de récoltes, ces dévastateurs de jardins et d’arbres fruitiers, ces saccageurs de cimetières, bref, ces sinistres tueurs qui avaient fait de la violence et de la sauvagerie leur credo, ce qui faisait dire à un député d’alors qui parlait de la bestialité qu’il constatait dans la ville d’Oran :
«Nous avons plus ruiné et plus dévasté que le tremblement de terre de 1789».
Franchement René, ce Français qui a de profondes racines dans la Gaule, pas le légionnaire naturalisé – comme ce fut le cas de certains de nos inféodés – peut-il être fier de sa «pacification» en Algérie lorsqu’il revisite les «exploits guerriers» de ses armées ? Et celles-ci – les armées – n’ont-elles pas fait la même chose que les pionniers américains quand ils voulaient exterminer les Indiens ? Le Français colonisateur, hélas, celui de 1830, portait ces velléités annexionnistes, éloquemment exprimées et confirmées, dans la pratique, chaque fois que de besoin, comme une résurgence de cette autre doctrine des «fameuses croisades». N’est-ce pas l’avis de l’Archevêque de Paris, après la prise d’Alger: «C’est la Croix victorieuse du Croissant, c’est l’Humanité triomphant de la barbarie» ?
Ou celui du général de Bourmont qui affirmait encore, après avoir démontré ses sentiments de «croisé» :

«Vous venez de rouvrir la porte du christianisme en Afrique» ?
Mais ces hommes avaient oublié qu’ils n’étaient pas plus nobles et plus humains que les Algériens qui avaient, de tout temps, démontré ce que voulaient dire la majesté et la générosité, des qualités ancestrales, prônées par l’Islam dont le Coran est source de foi. En effet, quand l’Émir Abdelkader, le victorieux combattant de l’époque, écrivait à la Reine Amélie, épouse de Louis Philippe: «Au lieu de m’envoyer tes glorieux fils pour me combattre, ils ne viendront que pour m’aider à jeter dans mon pays les fondements d’une civilisation à laquelle tu auras aussi coopéré…», ses ennemis, Saint-Arnaud, Pélissier et autres Bugeaud et Trézel lançaient à leurs troupes : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sheba. Fumez-les à outrance, fumez-les comme des renards».
Deux conceptions, hélas bien différentes, celle de notre Émir et celle des chefs de soudards de l’armée coloniale, de même que les moyens qui étaient fortement inégaux ! C’était la pondération face à la bestialité…, à la barbarie de ceux qui ne pouvaient s’enorgueillir que de trophées lugubres et de conditions macabres. «Fumez-les à outrance !», cela nous rappelle ces «commandements» d’empereurs romains qui ordonnaient, par un simple mouvement du «pouce», le massacre des gladiateurs dans l’arène, devant les hourras de centaines de spectateurs qui jouissaient à la vue du sang.
Il y avait aussi un autre noble, Hamdan Khodja – déjà évoqué – qui a montré aux Français toutes ses capacités pour les raisonner…, mais en vain ! Oui, toutes ses capacités parce qu’il était conseiller du dey Hussein en même temps qu’il enseignait la jurisprudence islamique. Après l’occupation, il servit d’intermédiaire entre les généraux français, les tenants du régime turc, les responsables de tribus et de grandes confréries. C’est ainsi qu’il devait entreprendre des contacts avec le Bey de Constantine, Ahmed Bey et le Bey du Titteri, Boumezrag. Il y eut des correspondances avec l’Émir Abdelkader jusqu’en 1840. Cependant, peu après sa condamnation par les autorités françaises et toutes les persécutions dont il avait fait l’objet de la part de Clauzel, pour avoir défendu âprement son peuple, il se réfugia en France même, chez ceux qui l’ont humilié, et trouva refuge chez les progressistes et les libéraux, parmi lesquels beaucoup de parlementaires et de responsables d’organisations politiques. Il mena un combat à la hauteur de ses grandes capacités, un combat sans relâche, direct, courageux, démontrant à tous que les colonialistes utilisaient, en Algérie, la politique de tergiversation, de tromperie et de falsification.
Parmi ses ouvrages, nous retenons celui qu’il écrivit en France, «Le Miroir», et qui fut considéré par les autorités françaises comme une singulière provocation. Ne disaient-elles pas de l’ouvrage qu’«il est venu pour compromettre la présence française en Algérie» ?
Voici quelques extraits de son introduction:
«Les informations concernant les affres que subissent les enfants de mon pays me troublent de plus en plus et me commandent d’impulser les plus malheureux d’entre eux à se sacrifier davantage et à avoir plus de courage. Quant à moi, j’entreprends tout ce qui est en mon possible pour les soutenir et leur donner plus d’assurance. En effet, il m’est aujourd’hui difficile de trouver dans mon pays une région où les citoyens vivent dans le calme, la confiance et la sérénité. J’ai cherché… quelque chose qui puisse consoler le peuple après qu’on lui a ravi ses droits et le soulager de sa frustration, mais en vain. J’ai remarqué qu’il n’a été entouré d’aucune compassion et n’a bénéficié d’aucune justice… Enfin, je me pose la question : pourquoi mon pays a-t-il été ébranlé dans toutes ses structures et bafoué dans ses principes ? Pourquoi a-t-il été touché, au plus profond de lui-même… dans ses forces vives ! Quand je jette un regard sur mon pays, l’Algérie, je m’aperçois que mon peuple est toujours malheureux, gémit sous le joug de l’oppression et subit l’injustice et toutes les atrocités de la guerre. Toutes ces pratiques abominables sont commises au nom de la France qui clame la liberté des peuples et qui se vante d’appliquer les droits de l’homme ! ».
(A suivre)
K.B