Les leçons à tirer de la montée de l’extrême-droite

France

La survie matérielle d’une civilisation dépendra de la technique et des sciences pour lui permettre non seulement de dominer la nature mais également de se défendre contre ses adversaires de l’extérieur. Il suffit de voir par exemple la muraille de Chine qui est un chef d’œuvre architectural et militaire qui a été pour longtemps une barrière aux envahisseurs turco-mongols. C’est avec les canons que les Ottomans sont venus à bout des Byzantins. C’est aussi avec le feu grégeois que Byzance a résisté à tant d’envahisseurs et en particulier les arabes. Dans les temps modernes, Weismann a poussé les britanniques a faire la déclaration Balfour qui a ouvert la voie à la création de l’Etat d’Israël en inventant l’arme qui a permis aux britanniques de faire la guerre : l’explosif artificiel. L’Occident a colonisé des peuples entiers grâce à ses techniques. Mais lorsque la sphère scientifique et technique est menacée par un groupe culturel réactionnaire qui commence à un stade donné de l’histoire d’une civilisation à prendre le dessus et à priver cette sphère technico-scientifique d’espace pour s’exprimer et se développer, cette civilisation décline. Mais il n’y a pas que les sciences et les techniques, il y a aussi la rationalité et l’objectivité. Lorsqu’un groupe culturaliste et essentialiste développe une vision de la société, de la politique et de l’économie qui ne sont pas rationnelle et objectives, la civilisation décline aussi. Au Moyen-Âge, la civilisation islamique a commencé à décliner à partir du moment où le mouvement rationaliste mut’azilite a été détruit au 9ème siècle par les hanbalites et les acharites qui avaient une vision traditionnelle et culturaliste. On peut le voir avec l’extrême-droite en France dont le représentant le plus en vue aujourd’hui est Éric Zemmour. Ces idées si elles ne sont pas fausses, sont loin d’être objectives et rationnelles. Il nous donne des chiffres alarmants sur l’immigration sans que personne ne puisse les vérifier. Ces projections sont également erronées (le taux de croissance de la communauté des immigrés, le taux de chômage, le changement climatique, l’économie française, l’Union européenne). On se rappelle tous la citation de Joseph Goebbels « Plus le mensonge est grand, plus il passe ».
Cette nature n’est autre que magique et ce qui est magique est attrayant et séduisant. Mais la caractéristique principale du discours magique est son in-falsifiabilité, c’est-à-dire la difficulté de le réfuter.

Le secret du groupe culturaliste, nationaliste et essentialiste (cas de extrême-droite)
La force d’un discours d’un groupe culturaliste, nationaliste et idéologique est sa nature magique.Afin de comprendre cette nature magique, il faut utiliser la théorie proposée par Durkheim sur l’origine des croyances magiques.
Selon ce dernier, la rationalité est une propriété unique, indivisible et homogène de l’humanité, mais le comportement et la vision des hommes dépendent de théories échafaudées au fur et à mesure pour « tenter de comprendre le monde et d’agir sur lui ». Ces théories ne sont pas identiques d’une culture à l’autre, tout comme elles sont différentes, dans une même culture, d’une époque à l’autre. Le savoir des hommes et leur comportement sont tributaires des idées qui sont élaborées à partir de théories très différentes si on passe d’une culture à une autre.
Selon la théorie de Durkheim, le savoir des non-occidentaux (primitifs) n’est pas basé sur la rationalité et l’inférence causale et il n’existe pas chez eux de théories scientifiques pour les sciences comme la physique proprement dite.
Durkheim appelle primitifs tous les peuples qui n’appartiennent pas au monde occidental qu’ils soient historiques ou contemporains. D’ailleurs, la puissante domination des systèmes culturels est similaire aussi chez bien les peuples historiques que chez les peuples contemporains.
C’est finalement l’esprit magique qui constitue le fondement du groupe culturel dominant puisqu’elle fédère un ensemble de croyances et permet de coordonner les données de l’expérience sensible. « Dans le cas des sociétés qu’envisage Durkheim, ce sont les doctrines religieuses qui fournissent des explications du monde permettant de coordonner les données de l’expérience sensible. Ces doctrines jouent donc dans les sociétés traditionnelles le rôle de la science dans nos sociétés : comme les théories scientifiques, elles proposent une explication du monde. Quant aux croyances magiques, elles ne sont autres que les recettes que le « Primitif » tire de cette biologie qu’il construit à partir des doctrines religieuses en vigueur dans sa société ». La thèse Duhem-Quine a montré qu’une théorie est un tout qui n’est pas facile à remettre en cause lorsqu’une expérience contredit quelque chose dans la théorie. On ne peut rejeter tout un édifice théorique au motif que quelque chose ne va pas. Par exemple, les Grecs n’ont pas abandonné le culte de Delphes lorsque celui-ci avait prédit la victoire des Perses durant les Guerres médiques. Par ailleurs, lorsque les rituels ne donnent pas les résultats escomptés, on trouvera toujours une explication pour les sauvegarder (les dieux sont de mauvaise humeur par exemple). Dans le célèbre film réalisé par Mel Gibson Apocalypto on voit une scène qui reflète bien une telle situation. Ayant constaté l’apparition d’une éclipse solaire au moment de faire un sacrifie humain, le grand prêtre aztèque arrête la cérémonie au motif que le Dieu solaire Kulkulan soit rassasié. Il avait trouvé une explication pour préserver le système culturel devant une foule ébahi et pensive. Durkheim avec un éclair de génie imagine que dans les cultures non occidentales, on préserve les théories magiques et religieuses parce qu’il n’est pas facile de remplacer les théories défectueuses par des théories nouvelles.
«…Les sociétés traditionnelles sont caractérisées par le fait que les interprétations du monde auxquelles elles souscrivent sont faiblement évolutives. Le marché de la construction des théories y est peu actif, et il est normalement moins concurrentiel s’agissant des théories religieuses que des théories scientifiques23 » a-t-il affirmé. Par ailleurs, les croyances fausses peuvent être appuyées par des occurrences qui se réalisent et ce, d’autant plus que le système d’explication est fortement présent. Durkheim donne l’exemple des rituels de pluie. La pluie a plus de chance de tomber lorsque les récoltes ont en besoin. Par conséquent, les rituels sont souvent confirmés par la réalisation du résultat escompté. « Si l’on classe par exemple les jours de l’année selon deux variables binaires X (avec les valeurs x = rituel de pluie pratiqué, x’ = rituel non pratiqué) et Y (y = journée pluvieuse, y’= journée non pluvieuse), on doit s’attendre à ce que la fréquence avec laquelle la pluie tombe soit plus grande lorsque le rituel a été accompli ». En revenant à ce qui a été dit sur la pensée magique, on peut dire selon l’ordre d’idées de Durkheim que ces croyances sont d’abord tirées de l’expérience. Les propos de Zemmour ne sont pas basés sur la rationalité et l’inférence causale et il n’existe pas chez lui une théorie scientifique. Elles sont dépendantes de représentations théoriques élaborées par Zemmour, ses émules et ses adeptes pour comprendre ce qui les entourent, surtout lorsque des phénomènes comme l’immigration, la survie de la civilisation chrétienne et de la France sont étroitement liées à leur inconscient, à leurs croyances mythiques et qui sont existentielles. Comme le dit Durkheim en se référant aux sociétés primitives, les données de l’expérience ne peuvent agir que sur le fond de représentations théoriques sur l’identité française, sa durabilité dans le temps, sa dimension religieuse, la conscience du déclin de la société et de l’Etat qui est perpétuée par la culture et les travaux des penseurs xénophobes et islamophobes. Par conséquent, ces représentations ne peuvent pas être directement tirées de l’expérience. Les membres de l’extrême-droite les déduiront du corpus de savoir tenu pour légitime dans la collectivité dont ils sont membres. Comme nous le rappelle Durkheim, il n’est pas facile de remplacer les théories défectueuses par des théories nouvelles.
Il n’est aisé pour Zemmour de remplacer ses théories sur le grand remplacement et il n’a jamais cessé de les exprimer avec une velléité égocentrique même si elles sont défectueuses.
Par ailleurs, les croyances fausses de Zemmour peuvent être appuyées par des occurrences qui se réalisent étant donné la présence d’un système d’explication. Il peut sembler que des problèmes de sécurité comme des attentats à petites échelles se produisent en France comme partout en Europe et dans le monde. Par conséquent, le discours anti-islamique de Zemmour donne l’apparence d’être confirmé par ces occurrences alors que ce sont de simples et malheureuses coïncidences.
Enfin, la plupart des propos de Zemmour sur un large éventail de questions reflètent exactement la prédiction de Duhem-Quine selon laquelle une théorie est un tout qui n’est pas facile à remettre en cause lorsque la réalité scientifiquement parlant contredit quelque chose dans la théorie. Par exemple, lorsqu’on lui dit qu’au Royaume-Uni a connu une pénurie de main d’œuvre suite au Brexit, il affirme qu’il y a eu dans ce pays une hausse des salaires. Or, cette hausse a été provoquée par des facteurs complexes dans un contexte de pandémie du Covid. Ainsi, il trouve un expédiant pour sauver sa théorie sur le grand remplacement exactement comme ce prêtre aztèque qui a expliqué l’éclipse solaire qui est intervenue au moment d’un sacrifice dédié au dieu solaire par le fait que ce dernier soit rassasié (dans le film Apocalypto).

Conclusion
Notre théorie du seuil de survie des civilisations permet d’expliquer le déclin des civilisations en s’inspirant de la philosophie de l’histoire. Cette théorie possède une explication unique à un phénomène historique unique à travers l’identification d’une chaine causale précise.
Voilà un peu ce qu’on peut dire de la théorie du seuil de survie des civilisations. Mais comme on a déjà expliqué, il y a un seuil à partir duquel une civilisation pourra ou ne pourra pas survivre. Si le groupe culturel et idéologique persiste dans sa domination, alors l’économie et la science seront condamnées. Ils ne peuvent franchir le seuil de la survie. Mais si ce groupe commence à s’effondrer à partir d’un maillon faible et ce processus de désintégration se poursuit pendant suffisamment de temps, la civilisation entière survivra. C’est paradoxalement le caractère souple et progressiste du savoir de la renaissance qui a permis à celle-ci de s’immuniser contre les réfutations et les destructions qui sont de causes diverses. Tout au contraire, les autres systèmes de croyances et de savoir ne sont pas immunisés de la même façon. Soit, ils perdurent en dominant tout l’horizon et l’environnement intellectuel d’une civilisation, soit ils déclinent totalement pour ne laisser que peu de traces, ce qui, en l’occurrence, le cas de l’idéologie d’extrême-droite. Cette étonnante caractéristique est inhérente à l’unité des groupes culturels, idéologiques et nationalistes comme on l’a longuement expliqué. Dès qu’une pièce du puzzle ou une pierre de l’édifice tombe, le système tout entier s’écroule. Par exemple, le coup porté par la théorie copernicienne au système aristotélicien parrainé par l’Église tout au long du Moyen Âge lui a été fatal. De même, il faudrait une nouvelle théorie copernicienne pour faire tomber l’extrême-droite. Je ne peux pour le moment que proposer les paradigmes du vivre-ensemble, de la diversité et du droit à la différence. Il faudrait que le groupe progressiste français produise des idées rationnelles pour détruire les idées réactionnaires de l’extrême-droite qui a failli une fois sous le régime de Vichy faire disparaître la France à la fin de la seconde guerre mondiale, ce qui confirme d’ailleurs notre théorie sur le seuil de survie des civilisations.

Rafik Hiahemzizou
Suite et fin