Le mythe du choc des civilisations et la réalité de la rivalité stratégique

Certains auteurs sont tentés aujourd’hui de voir le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine comme un choc des civilisations. Samuel Huttington a associé les conflits entre nations à un choc culturel entre des entités appelées « civilisations ». Dans son livre The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order paru en 1996, il préconise que, depuis la fin de la guerre froide, ce sont les identités et la culture qui engendrent les conflits et non les idéologies, dans la mesure où ce sont les civilisations qui sont les véritables acteurs et qui représentent des entités larges sur la scène internationale et non les Etats.
Or, avant de vérifier cette théorie dans le cas russo-ukrainien, il convient de rappeler qu’elle n’est même pas vérifiée dans l’histoire de l’humanité. Combien de civilisations, différentes sur les plans de la culture et des valeurs, se sont alliées et ont entretenu une relation durable, et combien de civilisations, proches ou similaires, se sont fait la guerre à outrance ? Les empereurs byzantins ont lancé des campagnes dévastatrices contre les peuples orthodoxes slaves au Moyen Âge. Tamerlan a été un fervent musulman, ce qui ne l’a pas empêché de massacrer des milliers de musulmans en Iran.
De plus, le mot « civilisation » a perdu de son importance depuis que des Etats ont tenu le haut du pavé dans l’histoire des peuples. Ce qui compte pour un Etat, c’est sa survie, même face à des Etats avec lesquels il partage une même culture. Ce qui compte vraiment, c’est la sécurité des Etats et ce qu’on appelle, depuis le cardinal Richelieu, « la raison d’Etat ».
Par conséquent, le concept de civilisation est vraiment dépassé. Il a perdu sa pertinence devant les progrès économiques et techniques des nations. C’est au nom de la raison d’Etat et de la survie de leur nation, que les Prussiens ont fait la guerre à l’Autriche en 1866, un Empire avec lequel il partageait pourtant la langue et la culture. La Prusse et l’Autriche appartiennent à la même civilisation germanique, mais la Prusse a fait la guerre à l’Autriche pour la chasser de l’Allemagne, qui est son écosystème stratégique et son environnement géopolitique. Même si les deux puissances se sont ensuite alliées dans le cadre de la triple entente, avant la Première Guerre mondiale, il n’en demeure pas moins que ce n’était plus le concept de civilisation sur lequel un Etat est jaugé aujourd’hui. Celui-ci cherche à survivre devant tous ses adversaires, qu’ils soient de la même culture et parlent la même langue ou non.

C’est quoi une civilisation ?
Une civilisation n’est pas une entité statique qui n’évolue pas dans l’histoire. C’est le cas aussi bien de la civilisation occidentale que de la civilisation islamique. Une civilisation est le produit de plusieurs éléments, même s’il y a un ferment unique qui est la religion. Ce qui est important, c’est que les civilisations échangent, communiquent et empruntent des éléments d’autres civilisations. La civilisation islamique, par exemple, n’est pas une entité monolithique ou un bloc unitaire. C’est plutôt un ensemble d’éléments provenant de plusieurs autres civilisations (indienne, perse, grecque, etc.), qui ont été catalysés par la religion islamique. La civilisation islamique a intégré divers éléments à son corpus. De la même manière, la civilisation occidentale a absorbé les idées, les systèmes philosophiques et scientifiques de la civilisation islamique. Une civilisation est le résultat de la synthèse entre plusieurs composantes qui sont absorbées dans cette civilisation. La genèse de la civilisation n’obéit qu’à un mécanisme fort, complexe et systématique de migration et d’échange d’idées entre des communautés, des croyants, des religieux, des scientifiques et des philosophes. C’est une véritable migration de concepts et d’idées, même si, dans ce vaste commerce des idées, des influences et des moments décisifs peuvent parfois se produire.
Une civilisation puise dans les trésors anciens grâce à un processus de migration de concepts. La science, elle-même, qui est une composante essentielle de la civilisation, n’échappe pas à ce processus. La pensée scientifique occidentale a emprunté, depuis le haut Moyen Âge, des concepts des plus vieilles cultures scientifiques grecques, musulmanes (des civilisations abbasside et andalouse).
Les musulmans, eux-mêmes, ont connu le même processus d’emprunt de certaines composantes des cultures prestigieuses plus anciennes, à une époque s’étendant de la fin des conquêtes à la formation du califat abbasside, afin de les incorporer dans leurs propres systèmes philosophiques et scientifiques (mathématiques grecques et indiennes, aristotélisme et platonisme, astronomie de Ptolémée…). Ils ne se sont pas, toutefois, contentés, quoique de manière imprévue, de transmettre à l’Occident l’héritage grec. Ils ont également, ce qui est plus important encore, développé un nouveau corpus d’idées philosophiques et scientifiques.
L’Occident a bénéficié des concepts empruntés aux autres civilisations de manière indépendante des systèmes de pensée (scientifiques, philosophiques et religieux) de ces civilisations. De ce fait, ces idées ont perduré en Occident de manière séparée de leurs systèmes et de leurs théories originelles auxquels elles appartenaient. Celles-ci seront même oubliées.C’est aussi le cas de la civilisation russe. Celle-ci s’est occidentalisée, durant son histoire, grâce aux réformes de Pierre le Grand, et a adopté des siècles avant l’église orthodoxe de Byzance. C’est un conglomérat d’idées et de cultures. Le premier Etat russe dans l’histoire est le Royaume de Kiev qui a été détruit par les Mongols au 13ème siècle. Quelle ironie de l’histoire !

Le choc des civilisations n’est pas vérifié dans l’histoire
Il y a quelque chose de nocif dans cette notion de choc des civilisations. Huttington veut montrer que dans les civilisations, il y a des valeurs qui sont porteuses de conflits avec les autres civilisations. Mais la plus grande force d’une civilisation dans le monde actuel n’est pas uniquement le système des valeurs et la culture qui y règnent, mais aussi et surtout la vivacité de ses forces scientifiques et techniques, une économie forte et une puissante armée.
La Chine, aujourd’hui, l’a bien compris. Elle place la science au centre de l’Etat-civilisation qu’elle appelle de ses vœux, sans reprendre le dogme libéral. La célébration du 100e anniversaire du Mouvement de mai 1999 a donné l’occasion au président Xi Jinping de réclamer, dans un discours, l’instauration d’une civilisation basée sur la science et l’abandon de la culture confucéenne accusée d’être une culture de soumission et non de progrès. En 1919, des élites de différents groupes politiques ont appelé à une modernisation en scandant les slogans « M. Science et M. Démocratie », à travers la promotion d’une littérature dédiée à des esprits libres.
Par ailleurs, et contrairement à ce que pense Huttington, les valeurs et les systèmes culturels et religieux ne dissuadent pas les civilisations de s’affronter. Il n’est pas dit que des civilisations qui partagent des valeurs et des identités communes ne sont pas amenées à s’affronter. L’histoire est pleine d’exemples de conflits entre civilisations partageants des identités communes : la guerre entre la Prusse et l’Autriche en 1866, les guerres balkaniques du début du XXe siècle (les Bulgares contre les Serbes), les guerres entre Byzantins et les Slaves durant le Moyen Âge (pourtant ces peuples partageaient la même confession orthodoxe), la guerre de Crimée (1856) et puis la première et la deuxième guerre mondiale. Plus récemment, il y a eu la guerre Iran-Irak (1980-1988). A contrario, il y a eu des alliances entre des civilisations n’ayant pas les mêmes caractéristiques culturelles. On peut citer dans ce registre, l’Alliance entre François I et Soliman le Magnifique contre les Habsbourg (XVIe siècle); l’Alliance entre la France de Richelieu et les Ottomans contre le Saint empire romain germanique (durant guerre de trente ans); le soutien de la France (puissance catholique) aux protestants contre Ferdinand II (empereur catholique) durant la guerre de trente ans jusqu’à 1648 et l’Alliance entre la Turquie, la Grande Bretagne et la France contre la Russie durant la guerre de Crimée.
Il y a eu même l’échec de tentatives pour créer des alliances entre des pays partageant la même culture, comme l’Alliance « teutonique » entre la Grande Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis, préconisée en 1899 par Joseph Chamberlain. Finalement, Huntington a abordé le choc des civilisations en termes d’histoire des cultures (approche culturaliste) et non pas en termes d’histoire stratégique, ce qui est rédhibitoire et antihistorique. Au lieu de voir le conflit entre la Russie et l’Ukraine sous le prisme du choc des civilisations, il faudrait voir plutôt les intérêts géostratégiques de l’Occident et de la Russie. Alors que la situation politique et sécuritaire en Ukraine n’était pas stable depuis 2014, avec des révoltes à l’Est de ce pays et plus particulièrement dans le Donbass et les tentatives du gouvernement ukrainien de les réprimer et de retrouver le contrôle de cette région, l’Occident n’a pas hésité à se rapprocher de ce pays très complexe, en espérant l’intégrer progressivement. Au moment où les combats dans le Donbass n’ont pas diminué et où les tentatives des autorités ukrainiennes de réintégrer les zones pro-russes se sont poursuivies (13 000 morts), l’Occident affiche son ouverture à la demande de l’Ukraine de rejoindre l’UE. C’est dans ce contexte difficile et instable que le président ukrainien Volodymyr Zelensky est élu en avril 2019. Ce dernier affiche une forte volonté de se rapprocher de l’UE, qui s’empresse de satisfaire cette requête. Le Président du Conseil européen Charles Michel, à l’issue du sommet UE-Ukraine du 6 octobre 2020, a déclaré : « Nous voulons aller encore plus loin dans notre relation avec l’Ukraine ». Au moment où la Crimée rejoint la Russie par référendum en 2014, l’Ukraine a exprimé son souhait d’adhérer à l’Otan. A ce moment crucial, les membres de cette organisation atlantique ont affirmé que l’Ukraine devrait adhérer à terme à l’Otan, et ont rejeté les demandes de la Russie qui a exigé des puissances occidentales une « garantie juridique » qui puisse prévenir une telle adhésion, susceptible de sanctuariser le territoire ukrainien et de le transformer en base avancée de l’Otan.
Le processus d’intégration des pays de l’Est dans l’Otan ne date pas d’hier. Le 9 février 1990, au début de l’après-guerre-froide, l’ancien Secrétaire d’Etat américain James Baker disait à Gorbatchev « Pas un pouce à l’Est pour l’OTAN».
Cette promesse ne fut pas tenue. En 1997, un accord d’élargissement concernant la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie a été conclu et en 2004, d’anciennes républiques soviétiques sont incluses dans l’Alliance atlantique (les trois pays baltes) aux côtés du reste des pays de l’Est.La Russie qui digérait mal l’intégration des pays baltes, qui sont adjacents à son territoire, considérait que l’Ukraine est la limite à ne pas franchir. Le Président Poutine avait déclaré en 2017 qu’un tel projet d’élargissement n’est autre « qu’une provocation qui sape la confiance mutuelle ». Il a même présenté un projet de traité sur la sécurité en Europe qui prévoyait de ne pas faire adhérer l’Ukraine à l’Otan. La Russie n’a obtenu qu’une fin de non-recevoir. Se voyant confrontée à une impasse, la Russie a commencé en 2021 à déployer des troupes à la frontière avec l’Ukraine.
Des siècles avant cette guerre, la Russie s’est aliénée l’Autriche à partir de 1908, date de l’occupation par cette puissance de la Bosnie. L’empire russe a toujours considéré les minorités slaves des Balkans comme des protégés, ce qui a abouti à la formation de la triple entente (Russie, France, Grande-Bretagne). La France a trouvé un allié (la Russie) pour pouvoir faire la guerre à l’Allemagne. Même la campagne de Napoléon contre la Russie n’était pas une guerre de civilisation. Elle était motivée par les relations entre la Russie et l’adversaire éternel de la France, la Grande-Bretagne, et l’accès libre des navires britanniques dans les ports russes. Par ailleurs, Napoléon ne voulait aucunement que la Pologne se fasse écrasée par les armées russes. Ce sont donc les mêmes facteurs, géostratégiques et politiques, qui motivent les grandes puissances. La volonté de la Russie aujourd’hui de protéger les populations pro-russes à l’Est de l’Ukraine ressemble de loin à la volonté des Tsars de protéger les Bulgares et les Serbes des Balkans, avant la première guerre mondiale.

Le concept de choc des civilisations n’est pas nouveau
Nous allons proposer cette hypothèse : l’idée d’un choc des civilisations émerge dans la tête des penseurs qui pensent que la civilisation, à laquelle ils appartiennent, est menacée par une civilisation étrangère. Par exemple, Henri Pirenne, un historien belge, compare les invasions germaniques de l’Empire romain à l’arrivée de l’Islam, au 7ème siècle. Alors que les Germains se sont faits absorbés par la civilisation de Rome, l’Islam est venu en bloc pour couper la Méditerranée en deux. Selon Henri Pirenne, les Germains ont poursuivi la civilisation romaine et ont adopté sa culture. Or, deux ans avant, la conquête islamique submerge la Méditerranée. L’Empire romain ne s’est pas douté de l’existence de cette nouvelle religion, qui allait bientôt se « projeter sur le monde en même temps que sa domination ».
Pirenne affirme : « La conquête arabe qui se déclenche à la fois sur l’Europe et sur l’Asie est sans précédents ; Cette religion a encore ses fidèles aujourd’hui presque partout où elle s’est imposée sous les premiers khalifes. C’est un véritable miracle que sa diffusion foudroyante comparée à la lente progression du christianisme ». Il affirme même que les Arabes qui n’étaient pas plus nombreux que les Germains « n’ont pas été absorbés comme eux par les populations de ces régions de civilisation supérieure dont ils se sont emparés…Tout est là. Il n’est qu’une réponse et elle est d’ordre moral. Tandis que les Germains n’ont rien à opposer au christianisme de l’Empire, les Arabes sont exaltés par une foi nouvelle. C’est cela et cela seul qui les rend inassimilables…Leur religion universelle est en même temps nationale. Ils sont les serviteurs de Dieu…Islam signifie résignation ou soumission à Dieu et Musulman veut dire soumis. Allah est un et il est logique dès lors que tous ses serviteurs aient pour devoir de l’imposer aux incroyants, aux infi­dèles».
Par Rafik Hiahemzizou