Laëtitia Atlani-Duault : «Les spiritualités en temps de pandémie»

Sous la supervision de l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault, un ouvrage collectif riche de sens est né, brisant le silence qui a entouré l’irruption d’un virus planétaire, sans foi ni loi, pour faire la part belle aux témoignages : « Les spiritualités en temps de pandémie », aux éditions Albin Michel.

Traversé par un souffle spirituel vivifiant, ce livre offre un espace d’expression unique à quatorze leaders religieux français et intellectuels ancrés dans chaque communauté. Tous partagent, à la lueur de leur foi, les grands enseignements tirés de deux années terribles, où le Covid-19, tel le pire fléau des temps modernes, s’est brusquement abattu sur le monde.
A l’occasion de la parution de cet ouvrage qui donne notamment la parole à Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et président de la conférence des évêques de France, à François Clavairoly, pasteur et président de la Fédération protestante de France, à Haïm Korsia, grand rabbin de France, à Chems-eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, ou encore à Mohammed Moussaoui, président de l’Union des mosquées de France et du CFCM, Laëtitia Atlani-Duault a accepté de répondre aux questions d’Oumma.

Pour quelles raisons était-il nécessaire d’écrire un livre inter-religieux consacré à la pandémie et à ses effets ravageurs ?
Qu’ont à dire de la pandémie de Covid-19 les religions ? Qu’ont-elles à dire de plus que la médecine et la science ? Sont-elles porteuses de réponses qui fassent encore sens au pourquoi un tel fléau ? Car comme l’écrit Paul Ricoeur (2004) : face à l’infortune, « comment peut-on affirmer ensemble, sans contradiction, les trois propositions suivantes : Dieu est tout-puissant ; Dieu est absolument bon ; pourtant le mal existe ? La théodicée est un combat en faveur de la cohérence, en réponse à l’objection selon laquelle deux seulement de ces propositions sont compatibles, mais jamais les trois ensemble ». Avant même le premier confinement, il m’a ainsi paru évident qu’une réflexion inter-cultes, dédiée à la pandémie, était nécessaire. Anthropologue, et par ailleurs membre du conseil scientifique Covid-19, j’appelais donc en mars 2020 les principaux responsables religieux français et leur proposait de créer un espace de réflexion informel sur la pandémie, composé des principaux représentants des cultes de France, soit Eric de Moulins Beaufort, archevêque de Reims et président de la Conférences des Evêques de France, François Clavairoly, pasteur et président de la Fédération Protestante de France, Emmanuel Adamakis, métropolite et président de l’Assemblée des Évêques Orthodoxes de France, Haïm Korsia, grand rabin de France, Mohammed Moussaoui, président du Conseil Français du Culte Musulman, et Olivier Wang-Ghen, président de l’Union Bouddhiste de France.
Puis, dans un second temps, les ont rejoints quelques personnes ancrées dans chaque communauté religieuse, indépendamment du fait qu’ils occupent – ou non – une position dans une institution religieuse : Chems El Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, Olivier Abel, théologien et philosophe protestant, Véronique Margron, théologienne catholique et présidente de la COREF, Denis Malvy, théologien orthodoxe et professeur de maladies infectieuses, etc… Vient aujourd’hui le temps du témoignage, un témoignage à quatorze voix provenant de différentes religions et confessions, et alors que nous sommes encore en pleine pandémie.

Que représentent les « figures du blâme » et pourquoi apparaissent-elles en temps de pandémie ? Sont-elles d’essence religieuse ?
En temps d’épidémie, les conditions d’émergence et de propagation de la maladie sont généralement le premier sujet à propos duquel les controverses font rage, tant dans le monde scientifique que dans le monde religieux.
On voit éclore, dans cette recherche des modèles explicatifs, des récits d’épidémie qui, parfois, désignent des « coupables ». Apparaissent alors souvent ce que j’ai appelé ailleurs des « figures du blâme » en temps d’épidémie, figures ancrées dans des contextes culturels, historiques, économiques et politiques locaux et spécifiques à une époque, qui peuvent se chevaucher et sont en constante reconfiguration, mais qui renvoient souvent à certaines catégories récurrentes (les « étrangers » ou perçus comme tels, les « pauvres », les « élites », etc). On peut lire ces figures du blâme en temps d’épidémie comme la trace, potentiellement violente, d’une recherche de cohérence facilement accessible et dans laquelle le couple « pureté versus impureté » servirait de clé de compréhension. Loin d’être l’apanage des textes religieux, on retrouve cependant cette frontière et ses déclinaisons dans nombre de textes sacrés où sont également proposés des rituels de prévention et de réparation permettant un retour à l’équilibre, soit par la réintégration dans le corps social, soit par la tentative d’exclusion des indésirables, humains ou non humains. Une des questions – parmi de nombreuses autres ! – de ce livre est d’explorer si et comment se réactivent, dans les discours religieux, ces figures du blâme en temps de pandémie Covid-19.

Quels sont les grands enseignements que les religions tirent de la véritable calamité que fut cette pandémie ? Les valeurs humanistes universelles que sont la fraternité et la solidarité sont-elles unanimement prônées?
Ce livre, issu du cheminement humble voulu par toutes et tous, témoigne de ce que peut apporter un regard croisé venant de différentes religions, qui souvent se font écho, en se voulant en prise sur l’épidémie, les drames qu’elle signifie, le défi qu’elle représente pour le vivre ensemble. Notre groupe d’auteurs aurait pu être différent, il ne représente que lui-même et n’a pas d’autres prétentions, mais il livre ici son témoignage dans un exercice collectif lui-même restitué par un ouvrage qui ne présente pas d’équivalent, à ce jour, à l’occasion d’une épidémie et qui, maintenant, ne demande qu’à être confronté à d’autres regards sur ce moment singulier que nous fait vivre Covid-19.
Alors même que les disciplines biomédicales, de concert avec les pouvoirs publics, s’échinent à contrecarrer la pandémie et qu’on peut fermement espérer qu’ensemble ils y parviendront, il est patent que celle-ci nous a rappelé le tragique de notre condition, exposée qu’elle est, non seulement à la maladie et à la mort, mais aussi à la manière dont elle s’y manifeste en inégalités, en solitudes indicibles, ou en malchances individuelles.
Cependant, le livre nous rappelle – et c’est sans aucun doute son premier enseignement – que les religions ou, plutôt, les communautés humaines qu’elles constituent, habitées par ce tragique, sont toujours susceptibles de prendre à leur compte l’évènement qui fait peur et afflige, en y apportant la réponse de la récollection ou de la réinvention des liens de fraternité.

Au sujet de ce que vous qualifiez d’«exigence de fraternité», pourquoi a-t-elle été perçue par les religions minoritaires, notamment l’islam, comme une exigence tout autant religieuse que républicaine ?
Cette réinvention a entraîné au cours de cette pandémie « de nouvelles solidarités, de nouvelles fraternités qui ont pallié les absences des familles par exemple lors des obsèques, mais également dans la vie quotidienne », comme l’écrit Haïm Horsia. « Cela a permis d’offrir une aide à tous celles et ceux, sans distinction, qui étaient en train de subir les contrecoups économiques de la crise sanitaire », précise Chems-Eddine Hafiz. Mais il semble bien, en effet, surtout dans les religions minoritaires, que ce que François Clavairoly nomme une « exigence de fraternité » ait été perçue comme une exigence tout autant religieuse que républicaine. Ainsi, par exemple, pour décrire le destin commun imposé par la pandémie, Mohammed Moussaoui convoque le prophète de l’islam décrivant « un groupe de gens qui prennent place à bord d’un bateau. Certains obtiennent le pont supérieur et d’autres vont à l’entrepont. Lorsque ces derniers ont besoin d’eau, ils doivent passer par le pont supérieur. Si les occupants du pont supérieur ne leur facilitent pas l’accès à l’eau, ils seraient tentés d’y accéder en creusant un trou dans leur emplacement. Et si les autres les laissent faire, tout le monde fera naufrage ; dans le cas contraire tout le monde sera sain et sauf ». Sur ce bateau pris dans la tempête, tient cependant à rappeler Chems-Eddine Hafiz, « durant l’épreuve historique qu’a représenté la pandémie de Covid-19, la majorité des musulmans ont fait corps avec la France”. « Ils furent, ni plus ni moins, des Français comme les autres, nous rappelant cette maxime essentielle : c’est dans les moments de vérité que la République reconnaît les siens », ce que Chems-Eddine Hafiz appelle cette même République à ne pas oublier.

Michel Davy de Virvill, l’un des auteurs de cet ouvrage, souligne que cette crise sanitaire aura permis de « reprendre conscience de notre condition mortelle ». Sans vouloir jouer les Cassandre, ne risquons-nous pas, une fois cette pandémie enrayée, de retomber dans nos travers : à savoir une vision individualiste et consumériste de la vie en société ?
« Nous avons, malgré nous, repris conscience de notre condition mortelle, allons-nous l’oublier à nouveau ou bien saisir cette possibilité de faire de l’égale dignité une valeur d’humanité, une racine de notre vivre ensemble ? », nous interpelle en écho Olivier Abel.
« Nous avons réappris le temps long, et que rien n’est à l’abri du sort », comme disait la philosophe humaniste Simone Weil, « à l’abri de ce qui peut juste arriver. Nous essaierons de ne plus l’oublier».
Correspondance particulière