Ils ont fait leur devoir d’Algérien

Combattants non-musulmans

Dès les premiers mois de la lutte armée pour l’indépendance, déclenchée le 1er novembre 1954, Maurice et Josette Audin ont pensé partir au maquis. C’est Josette Audin qui l’a révélé dans des propos recueillis par Leila Sebbar en 1999. «Beaucoup de camarades sont montés au maquis où ils sont morts», a-t-elle rappelé, citant en exemple le Dr. Georges Counillon qui était psychiatre, avec le Dr. Frantz Fanon, à l’hôpital psychiatrique de Blida (HPB) et, comme Josette et Maurice Audin, membre du Parti communiste algérien (PCA). D’après Ali Longo, qui était infirmier à l’HPB, le Dr. Counillon lui avait dit qu’il voulait participer directement à la lutte armée dans le maquis et ne pas se limiter à une action sanitaire ou de soutien logistique à partir de la ville.Une recherche effectuée par Mohamed Rebah, a permis d’établir que c’est à la demande de Larbi Ben M’hidi que le Dr. Counillon a rejoint le maquis dans les Aurès en novembre 1955, dans le but d’organiser un hôpital destiné à soigner les moudjahidine blessés au combat. Georges Counillon était le premier médecin parmi les moudjahidine dans les Aurès. Malheureusement, il n’a pas pu installer le service de soins demandé par Larbi Ben M’hidi.
Peu de temps après son arrivée au maquis, le Dr. Counillon fut assassiné avec cinq autres moudjahidine, membres du PCA – le bâtonnier du barreau de Batna Laïd Lamrani, le postier Roland Siméon, le journaliste Georges Raffini, Abdelkader Belkhodja et le cheminot André Martinez -, trois sont, comme lui, d’origine européenne.
Diverses versions ont circulé à propos de la mort, fin 1955, de ces six moudjahidine. La version donnée par leurs anciens camarades du PCA, qui militèrent ensuite au PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste) était loin de la vérité. Concernant Laid Lamrani, on pouvait lire sur Saout Echâab du 15 octobre 1979, (organe du PAGS, cité par René Galissot dans son Dictionnaire biographique): «Dans l’ALN, il se bat les armes à la main et tombera en martyr de l’indépendance et du socialisme». Pourtant, l’assassinat de Laid Lamrani et ses cinq camarades par leurs compagnons d’armes n’était plus un secret, le roman de Tahar Ouettar, L’As, paru en 1974, avait déjà raconté cette histoire tragique. Le fait a été également traité dans Les Tamiseurs de sable, du docteur Mohamed Larbi Madaci (édité en 2002).
Dans le livre La grande aventure d’Alger Républicain (écrit par Henri Alleg, Abdelhamid Benzine et Boualem Khalfa), on lit, à propos de Laid Lamrani et Georges Raffini, tous deux membres du Comité central du PCA : «Ils mourront non pas sous les balles ennemies mais assassinés parce qu’ils refusaient de renier leur idéal, sur l’ordre de certains chefs de maquis fanatiquement anti-communistes». A ce jour, ce qui reste dans le flou dans ce fait, ce sont les circonstances exactes de leur mort.
Les convictions anticolonialistes, inébranlables, de ces moudjahidine d’origine européenne, étaient solidement forgées, en Algérie même, par une action militante quotidienne, inlassable, pour défendre les droits et améliorer la situation des plus démunis, ceux que les colonialistes appelaient les «indigènes». Leur lutte n’était pas seulement sociale, elle avait en perspective l’indépendance, et ils n’excluaient pas la lutte armée pour y parvenir.
Evidemment, Roland Simeon, Georges Raffini, André Martinez et le Dr Georges Counillon, comme leurs autres camarades du PCA, quelle que soit leur origine, connus pour leur désintéressement «matériel» total, avaient leur idée de ce que devait être l’Algérie une fois libérée du colonialisme : au moins l’égalité des chances et les mêmes droits pour tous, au mieux le socialisme, qui était leur idéal. «Démocratie» et «Liberté» étaient dans leur vocabulaire familier. Beaucoup, dont Georges Raffini et Raymonde Peschard ou Henri Maillot (évoqués plus loin) sont passés par l’Union de la jeunesse démocratique algérienne (UJDA) ; l’organe central du PCA avait pour nom Liberté. Mais, la concrétisation de l’idéal, c’était pour «après», dans l’immédiat, ils étaient convaincus que les Algériens devaient se libérer du colonialisme. Roland Siméon, par exemple, très peu connu, inspecteur adjoint des PTT et syndicaliste, Secrétaire départemental de la CGT (Confédération générale des travailleurs) à Constantine, déclarait publiquement en 1950 déjà, que «l’une des tâches essentielles du mouvement syndical, c’était d’aider le peuple algérien à travailler à sa libération». Il dénonçait, au congrès fédéral des PTT, la grande misère des «indigènes» et les fraudes électorales du gouverneur Naegelen. Il saluait «l’action des dockers algériens qui, malgré leurs conditions difficiles, ont été les premiers à s’opposer aux chargements des armements pour la guerre d’Indochine menée par les colonialistes français».
En novembre 1954, dans le contexte du déclenchement de la lutte armée contre le colonialisme, Roland Siméon, au Congrès fédéral CGT, parle des actions armées qui venaient de se passer dans la nuit du 1er novembre, et les relie à «l’oppression, la misère, la douleur, la souffrance, les humiliations» subies par les Algériens. Il précise que «même si toute la misère produite par le colonialisme en Algérie était résorbée, ce qui est impossible dans un régime colonialiste, le problème algérien ne serait pas résolu, il resterait à satisfaire une revendication essentielle des travailleurs algériens, la liberté». Il a été longuement applaudi par les congressistes. Ce n’était pas que des paroles. A peine quelques mois après, en été 1955, Roland Siméon était au maquis, dans les Aurès, au sein de l’Armée de libération nationale (ALN) pour combattre les armes à la main les troupes françaises et chasser le colonialisme d’Algérie.
Avec Roland Simeon, il y avait André Martinez, natif de Perrégaux (Mohammedia, actuellement), ajusteur aux ateliers des CFA (Chemins de fer algériens) de cette ville. André Martinez était, en octobre 1954, membre de la commission exécutive de l’Union départementale CGT d’Oranie. Il fut ensuite interdit de séjour dans cette région. Lui aussi a toujours cru en la perspective de l’indépendance.
Le moment venu, tout naturellement, il s’est engagé dans la lutte armée. On a gardé peu de choses sur André Martinez. Tout juste qu’il a été membre des Combattants de la Libération, organisation mise en place par le PCA, et qu’il est monté au maquis dans les Aurès dès juillet 1955, après avoir commis un attentat à Constantine, contre un policier tortionnaire. On connaît mieux Georges Raffini qui était journaliste à Alger Républicain. Il n’a pas attendu l’interdiction de parution de son journal en septembre 1955 pour se joindre aux maquisards dans les Aurès, la future wilaya I.
C’est en combattant aguerri que Georges Raffini arrive au maquis en été 1955. Dans son livre «Les communistes et l’Algérie Des origines à la guerre d’indépendance 1920-1962», l’historien Alain Ruscio fait remarquer que Georges Raffini est un «ancien des Brigades internationales, donc un homme avec une expérience militaire,
denrée rare alors dans l’ALN». De 1936 à 1938, Georges Raffini «se battra avec une ardeur et une intrépidité sans pareilles», écriront plus tard les dirigeants du journal Alger Républicain (La grande aventure d’Alger Républicain). Ils évoquent également son retour à Alger, après la défaite de l’armée républicaine en Espagne, son arrestation en janvier 1941 et sa détention à la prison de Barberousse (Serkadji), en compagnie de Maurice Laban, son compagnon d’armes en Espagne, leur évasion de prison, fin octobre 1941 ; Georges Raffini est repris, condamné à mort et envoyé au bagne de Lambèse où il se déplace avec des boulets aux pieds, la sentence n’est pas exécutée, il est libéré en mars 1943, après le débarquement anglo-américain à Alger; il repart combattre le fascisme dans les campagnes d’Italie et de France.
En juin 1955, Goerges Raffini est arrêté et condamné à un mois de prison et interdiction de séjour dans l’Algérois. C’est à sa sortie de prison qu’il monte au maquis. Un fait ignoré : Georges Raffini, qui était responsable du Secours Populaire, avait apporté tout son soutien à Omar Oussedik, qui était détenu, de 1948 à 1951, à la prison de Serkadji, en organisant, entre autres, des meetings de solidarité dans sa commune natale, à Michelet (Ain El Hammam), en Kabylie. (Témoignage de Mustapha Saadoun recueilli par Mohamed Rebah dans «Des Chemins et des Hommes»).
L’historien Alain Ruscio fait remarquer que «la liste des non-musulmans (Européens et Juifs) qui devinrent des combattants est longue. Certains, au prix de leur vie : Henri Maillot, Raymonde Peschard, Pierre Ghenassia, Maurice Laban, Maurice Audin, Fernand Iveton, Georges Raffini… D’autres au prix de plusieurs années d’emprisonnement, souvent après tortures : Henri Alleg, Lucien Hanoun, Raymond Hanon, Blanche et André Moine, Lisette Vincent, Jacqueline Guerroudj, Felix Colozzi, Georges Acampora, Pierre Cots, Djamila Amrane-Danièle Minne, André Espi, Christian Buono… En tout, plus d’une centaine de combattants, discrets, modestes, qui ne demandèrent jamais de remerciements : ils n’avaient fait que leur devoir d’Algériens» («Les communistes et l’Algérie : Des origines à la Guerre d’indépendance 1920-1962»).
A cette énumération, il faut ajouter Annie Steiner, Eliette Loup, Marylise Benhaïm, Daniel Timsit, Georges Arbib, Auguste Châtain, Dr. Georges Hadjadj…
Qu’est-ce qui a poussé ces moudjahidine et moudjahidate non musulmans à participer à la lutte armée du peuple algérien contre le colonialisme ? La lettre de Henri Maillot, donnant la signification de son initiative de détournement du camion d’armes, le 4 avril 1956, au profit de la lutte de libération, répond à cette interrogation : «Je ne suis pas musulman, mais je suis Algérien d’origine européenne. Je considère l’Algérie comme ma patrie. Je considère que je dois avoir à son égard les mêmes devoirs que tous ses fils. Le peuple algérien, longtemps bafoué, humilié, a pris résolument sa place dans le grand mouvement historique de libération des peuples… Il ne s’agit pas d’un combat racial, mais d’une lutte d’opprimés sans distinction d’origine contre les oppresseurs et leurs valets sans distinction de race…
En livrant aux combattants algériens des armes dont ils ont besoin pour le combat libérateur, j’ai conscience d’avoir servi les intérêts de mon pays et de mon peuple, y compris ceux des travailleurs européens momentanément trompés». Selon la presse coloniale, le camion détourné transportait 123 mitraillettes, 140 revolvers, 57 fusils, un lot de grenades et divers uniformes. Ce sont des militants d’origine européenne, en grande majorité, qui ont réalisé le transfert vers les maquis de l’ALN en wilaya IV des armes détournées par Henri Maillot. Une «ordonnance de renvoi datée du 24 septembre 1959, signée par un magistrat militaire français, juge d’instruction militaire au tribunal permanent des forces armées de la zone nord-algéroise, donne quelques noms : Odet Voirin, tourneur, Jean Farrugia, artisan-plombier, Serge Biglia, cheminot, Auguste Châtain, entrepreneur, Célestin Moreno, cheminot, Antoine Raynaud, inspecteur des PTT.
A Serkadji, la cellule où était détenu Jules Molina (avec Paul Caballero et Claude Duclerc, eux aussi membres du PCA) faisait face à celle de Rabah Bitat. «On attendait qu’il n’y ait aucun gardien dans la galerie, pour converser de guichet à guichet et échanger nouvelles et analyses», rapporte Jules Molina qui se rappelle des paroles de Bitat, à propos de Henri Maillot : «A l’indépendance, on enlèvera la statue équestre de Bugeaud et on mettra à la place, celle de Maillot». C’était en 1956, peu de mois après le détournement du camion d’armes par Henri Maillot.
Au PCA, aux côtés des militants d’origine européenne, leurs camarades «indigènes «, bien plus nombreux, agissaient également avec détermination pour l’indépendance de leur pays, l’Algérie. Ils sont montés au maquis pour combattre dans les rangs de l’ALN.
Malgré la défiance créée par l’intoxication anti communiste, et parfois l’hostilité, voire la haine, d’éléments intolérants, ils ont donné leur vie pour la libération du pays de l’occupation coloniale française. Parmi eux : le paysan Tahar Ghomri, l’imam Mohamed Guerrouf, l’ouvrier Taleb Bouali, les étudiants Ahmed Inal et Noureddine Rebah, les journalistes Abdelkader Choukhal et Mourad Ait Saada, le médecin Mohand Salah Said…
Les chrétiens
La déclaration du 1er novembre 1954 proclamait de la façon la plus limpide : «Respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions». En écho à ce principe qui résume parfaitement les valeurs humanistes et universelles qui ont inspiré la lutte armée pour l’indépendance nationale, des femmes et des hommes de confession chrétienne, Pieds-noirs ou Français, en Algérie ou en France, ont adhéré pleinement à la cause algérienne et lui ont apporté un soutien actif qui a dépassé la simple marque de sympathie.
Parmi les plus connus : l’abbé Berenguer, d’origine italienne, né à El Amria, était curé à Remchi, près de Tlemçen quand il prit position, dès le début, aux côtés du FLN dont il fut le représentant en Amérique latine où il déploya une intense activité diplomatique au service de l’Algérie combattante. A l’indépendance, il a été membre de l’Assemblée constituante au sein de laquelle il s’est distingué dans le débat sur le premier code de la nationalité algérienne. Le père Jean-Baptiste Scotto était, lui, d’origine espagnole, né à Hussein Dey et curé de Belcourt au moment de son engagement avec le FLN. C’est lui qui convainquit Monseigneur Duval de prendre position en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Plus anonymes, les Pères-blancs de la rue Bencheneb ont également aidé à la libération de l’Algérie du joug colonial.
Moment fort : en juillet 1957, le procès dit des «libéraux» révéla le soutien d’un prêtre et de catholiques accusés d’avoir donné asile à «des chefs de la rébellion» (il s’agissait de Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda). Ce jour-là, dans le box des accusés, il y avait Pierre Coudre, ancien membre d’un mouvement de jeunesse catholique, qui avait transporté des tracts du FLN et l’abbé Jean Charles Barthez, prêtre à la paroisse d’Hussein Dey.
Au cours de ce procès, le chanoine Scotto, supérieur de l‘abbé Barthez, a été entendu à propos d’une ronéo qui servait à imprimer des tracts du FLN dans son presbytère.
Le même procès fit ressortir le rôle des sœurs blanches de Birmandreïs et du couvent des Clarisses de Notre Dame d’Afrique dans le soutien logistique aux patriotes algériens. Jean-Claude Barthez a été accusé d’avoir aidé Raymonde Peschard avant son départ en wilaya III, après avoir échappé aux opérations de recherche menée par les parachutistes pour l’arrêter.
M’hamed Rebah