Karine Bechet-Golovko  «L’ONU ne survivra pas à la guerre en Ukraine» 

Les dirigeants occidentaux veulent juger Vladimir Poutine devant un tribunal international du type de celui de La Haye. A quand un tribunal qui jugera Bush et Blair pour la guerre en Irak, Sarkozy et Cameron pour la destruction de la Libye, etc. ?
Votre liste est courte, parce que je pense qu’on peut rajouter une bonne quinzaine de pays au minimum (rires).

Effectivement, la liste n’est pas exhaustive (rires)…
N’oublions pas une chose, c’est qu’il y a beaucoup de formes de justice internationale, beaucoup sont financières, économiques, mais si l’on parle de justice pénale internationale, on peut dire que c’est la justice des vainqueurs. Soit qu’il s’agisse de vainqueurs militaires, c’est-à-dire après un conflit, comme le tribunal de Nuremberg où les vainqueurs se réunissent et jugent les perdants. Ou alors qu’il s’agisse des vainqueurs idéologiques, c’est-à-dire lorsqu’une idéologie a dominé, les tenants de cette idéologie se sentent en droit de juger les personnes qui portent atteinte à cette idéologie. Et nous sommes en fait dans cette deuxième configuration. Le problème étant qu’il n’y a pas de vainqueur pour l’instant, puisque le conflit est en cours. Effectivement, la Russie porte atteinte à l’idéologie globaliste et il est regrettable qu’elle soit seule. On aimerait voir d’autres pays être beaucoup plus actifs, se battre pour leur souveraineté et le droit d’avoir des intérêts légitimes, parce que c’est bien de cela dont il est question. Mais espérons qu’ils se réveilleront en cours de route. En attendant, l’Axe atlantiste, même s’il a beaucoup de volonté de juger la Russie et ses dirigeants, a de sérieux problèmes à la fois juridiques et, en termes de légitimité, donc plus politiques, devant lui.
Juridiquement, où juger ? La Russie ne reconnaît pas la Cour pénale internationale. Et même au niveau de celle-ci, il faut déterminer si toute l’enquête qui est menée contre la Russie pour son «agression en Ukraine» est bien fondée sur un crime d’agression, qui a pour l’instant de gros problèmes juridiques de définition. Donc, théoriquement, ceci devrait être écarté dans le cadre d’une démarche purement juridique. Ensuite, tout tribunal international de type Rwanda ou ex-Yougoslavie doit passer par une décision du Conseil de sécurité de l’ONU. La Russie a un droit de veto, donc de toute façon, cela n’est pas possible. Il reste une possibilité. C’est ce que l’on appelle la compétence universelle, c’est-à-dire qu’en fonction de la législation des pays, lorsque certains crimes revêtent une telle gravité qu’ils portent atteinte à l’humanité ou soient des crimes de guerre graves, ils peuvent être jugés dans d’autres pays qui n’ont pas forcément de liens avec ce qui se passe. La France, elle, estime que pour que ses tribunaux soient compétents, il faut un lien avec la France, que ce soit des personnes qui se battent, que ce soit des armes produites en France qui soient utilisées, etc. Le problème, c’est que ce petit jeu peut se retourner contre la France, puisque l’on voit que des mercenaires français sont tués dans le Donbass. Ils se battent du côté ukrainien ; or, le mercenariat en France est une infraction pénale. On voit aussi que des armes françaises, fournies à l’Ukraine, sont utilisées par l’armée ukrainienne contre des cibles civiles. Ceci est constitutif de crimes de guerre. C’est le même problème pour les chars allemands, pour les obus allemands, etc. Donc, le problème, c’est qu’en ce qui concerne la compétence universelle, les Etats européens ne veulent pas trop mettre le doigt dans l’engrenage, parce qu’ils craignent que la machine se mette à fonctionner contre eux. Reste l’Ukraine, et là on en arrive au deuxième problème, c’est que s’il n’y a pas forcément des problèmes de légalité, c’est, en effet, tout à fait possible de mettre en place une parodie de tribunal en Ukraine comme cela a été fait en Irak où l’on a vu une espèce de parodie de tribunal juger Saddam Hussein. Mais l’exemple a aussi montré qu’il n’y a strictement aucune légitimité à ce qui en sort. D’autant plus que cette fois-ci, à la différence de l’Irak où les Etats-Unis avaient «gagné», c’est-à-dire qu’ils avaient envahi le pays, ici, le conflit est en cours et ils n’ont pas fait tomber la Russie. L’intérêt pour eux n’est pas d’organiser un tribunal à Kiev, mais de l’organiser à Moscou. Ça, ils ne peuvent pas.
Donc, pour l’instant, il y a objectivement une impasse à la fois juridique et politique. Juridiquement, cela ne peut être dépassé que par la destruction du système et juridique et institutionnel international existant. Et le mandat d’arrêt lancé contre Vladimir Poutine et l’Ombudsman russe pour les enfants par la CPI, en dehors de sa compétence (puisqu’elle n’est pas reconnue par la Russie), sonne la fin de cette construction géopolitique post-guerre. Dans tous les cas, il y a de très fortes chances que le système de l’ONU ne survive pas à cette guerre, en raison de son implication partisane, alors qu’il a été mis en place pour, justement, permettre d’éviter la guerre par le droit, en gérant équitablement les rapports entre les Etats. Souvenons-nous des déclarations de René Cassin après la Seconde Guerre mondiale.
D’une manière générale, et même en dehors de ce mandat d’arrêt de la CPI, le système des organes international est une impasse. Si les organismes internationaux peuvent résoudre les conflits, cela veut dire que les Etats ne sont plus souverains et que les divergences entre les Etats ne se résolvent pas par les Etats eux-mêmes, mais quelque part ailleurs, dans un endroit qui est considéré comme supérieur. C’est la globalisation, finalement. C’est exactement ce que veut ce monde global, c’est-à-dire utiliser ces organes pour résoudre les problèmes nationaux dans son intérêt à lui et non pas dans leur intérêt à eux. Et si l’on en arrive là, cela signifiera que la Russie a perdu, mais elle ne sera pas la seule à perdre car nous aurons tous perdu. Sinon, il va falloir réorganiser le système international et après la victoire, peut-être, mettre en place un tribunal même si, comme l’histoire l’a montré, ça ne sert pas à grand-chose, sinon à faire plaisir aux vainqueurs. Nous dirons que sur le plan juridique et sur le plan politique, ça n’apporte pas grand-chose, puisque même les conclusions du tribunal de Nuremberg sont complètement réécrites aujourd’hui par les Etats-Unis et par la France, qui soutiennent ces petites organisations néonazies en Ukraine qui, d’ailleurs, revendiquent pleinement leur filiation avec leurs ancêtres nazis, notamment la Division Galicie, condamnée par la décision du tribunal de Nuremberg. Cela permet de relativiser beaucoup l’efficacité de la justice internationale dont les décisions sont efficaces tant que les vainqueurs sont toujours au pouvoir.

Dans le même ordre d’idées, d’après vous, l’Occident avec à sa tête les Etats-Unis ne devrait-il pas faire profil bas concernant les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, etc. dont leur histoire est parsemée ?
Je dirais qu’ils ne sont pas en position de faire profil bas, parce que si c’est le cas, ils reconnaissent leurs crimes. Ils sont allés tellement loin qu’ils ne peuvent plus reculer, leur intérêt est donc d’aller encore plus loin, c’est-à-dire de rentrer dans le négationnisme, de nier ce qu’ils ont fait. Rappelons quand même que les Etats-Unis ne se sont jamais excusés auprès du Japon pour avoir largué deux bombes atomiques, et que maintenant ils nous tiennent un grand discours pour savoir si la Russie ne va pas attaquer l’Europe avec des bombes atomiques. On peut apprécier cette hypocrisie (rires). C’est un jeu jusqu’au-boutiste. Depuis la chute de l’Union soviétique, ils ont espéré que la Russie serait digérée par le système de globalisation, ce qui a failli être le cas, soyons réalistes, et qui devait aboutir à ce monde global. Non, ils n’ont absolument pas intérêt à faire profil bas. Ils ont plutôt intérêt à garder la tête bien haute et à continuer à marcher sur les cadavres avec le sang jusqu’aux genoux, sans jamais s’arrêter.

Dans une interview au Financial Time, Josep Borrell s’est vanté d’avoir utilisé le Fonds de la paix européen pour financer et armer le gouvernement ukrainien. Comment expliquez-vous le bellicisme et la folie de l’élite oligarchique qui dirige l’Europe, et sa soumission totale à l’administration américaine ?
C’est vrai que depuis le début de ce conflit ukrainien, je suis extrêmement surprise par les déclarations de Josep Borrell qui sont d’une virulence incroyable, surtout lorsqu’on se souvient de sa venue à Moscou et de sa nullité totale lors de la conférence de presse. Au début, j’ai pensé qu’il avait besoin de se rattraper pour compenser, parce que c’était absolument pitoyable. Mais non, c’est une ligne, une ligne qu’il ne peut tenir que de loin et parmi les siens, parce que quand il est confronté à un discours où il doit argumenter, il s’écrase, il se tait, il se rapetisse, il est tout rabougri. Mais depuis Bruxelles et depuis New York encore plus, il est triomphant. Qu’est-ce que cela montre ? Cela montre que l’Union européenne n’est pas un projet européen. C’est la première conclusion directe que l’on peut légitimement en tirer. L’Union européenne a été mise en place après la Seconde Guerre mondiale, elle participe de cette nouvelle organisation du monde post-guerre. Et le coup d’envoi idéologique très fort a été réalisé avec le Traité de Maastricht suite à l’effondrement de l’Union soviétique. Ce n’est pas anodin du tout. C’est-à-dire que la structure a été mise en place afin de contrôler politiquement et idéologiquement les pays européens.
Petit à petit, on a opéré ce qu’on appelle les transferts de compétence, qui ont conduit à un véritable transfert de souveraineté des pays européens vers les structures de l’Union européenne, avec la modification des traités existants et l’adoption de nouveaux traités. Donc, si la souveraineté est transférée, elle n’existe plus au niveau des Etats. Or, le problème est que l’Union européenne n’est pas souveraine non plus. Elle a absorbé de la souveraineté qu’elle a finalement détruite. On ne peut pas vouloir mettre en place au niveau de l’Europe une fédération d’Etats européens tout en affirmant que l’on va réellement préserver la souveraineté de ces Etats. Par ailleurs, ce n’est pas du tout dans la culture historique européenne. Ça ne peut pas fonctionner ainsi. Pour que cela ait une chance, il faut d’abord évider ces Etats. Et c’est exactement ce qu’a fait l’Union européenne pendant des dizaines d’années.
Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans le cadre d’un rapport de force, mais dans celui d’un rapport de faiblesse, c’est-à-dire que les Etats sont faibles, l’Union européenne est faible, ce qui permet à ce pouvoir atlantiste d’avoir une mainmise totale sur les pays européens par l’intermédiaire des structures de l’Union européenne, sans avoir détruit la structure Etatique au niveau des Etats européens. Ceci est très intelligent, puisque la structure Etatique reste la seule structure qui soit légitime pour contraindre les populations. On l’a vu à l’époque du Covid, on le voit aujourd’hui : toute manifestation qui va à l’encontre des dogmes globaux est violemment réprimée par les structures nationales, qui jouent le jeu de la globalisation et qui ne défendent plus leurs intérêts nationaux, parce qu’ils n’en ont même plus. En revanche, ils ont la maîtrise de tous les instruments pour protéger, développer, imposer, cette dogmatique globaliste. Et ce qui est très intéressant, c’est que pour la plupart des gens qui ne s’occupent pas de politique, encore moins de géopolitique, parce qu’ils ont autre chose à faire, ils ont leur vie à vivre, ils ne sont pas obligés de s’en occuper non plus, qui est responsable ? C’est le gouvernement, c’est le député, c’est le maire, c’est le président. C’est vraiment un schéma très intelligent, puisque les décisions sont prises en dehors des Etats, mais les Etats et les élites politiques nationales portent la responsabilité politique de décisions qu’elles n’ont pas prises et qu’elles sont obligées de mettre en œuvre.
Suite et fin
Interview réalisée
par Mohsen Abdelmoumen