Karine Bechet-Golovko : «L’ONU ne survivra pas à la guerre en Ukraine» (II)

L’on remarque aussi que s’il y a une avancée de l’armée ukrainienne, elle est immédiatement surmédiatisée. S’il y a une avancée de l’armée russe, elle est d’abord niée, qualifiée de propagande russe, avant d’être reconnue mais minimisée. Le problème fondamental derrière tout cela est que l’Occident est en guerre contre la Russie par l’intermédiaire de l’Ukraine : non seulement en raison des nombreux mercenaires et volontaires mais aussi parce que l’Occident forme, fournit, finance l’armée en Ukraine. Enfin, l’Occident prête, et il va bien falloir rembourser. Soyons réaliste, il ne va pas prêter à perte. Or, cela atteint des sommes tellement importantes qu’objectivement l’Ukraine ne pourra pas rembourser, quoi qu’il se passe. Tout cela explique ce discours assez confus et chaotique, parce que les élites politiques en Occident ne peuvent pas dire à leurs populations qu’elles font la guerre pour des intérêts qui ne sont pas les leurs, sans avoir lancé les formalités juridiques préalables légitimant leur intervention, et sans avoir demandé l’avis de leurs populations. Mais pas d’inquiétude, tout se passe mal.
(Rires).
Le discours médiatique atteint des sommets d’absurdité. Je ne sais plus quel média français avait expliqué très sérieusement que la Russie récupérait les machines à laver qu’elle envoyait sur le front afin de récupérer les puces électroniques. Soit. Et en même temps, ils ont peur qu’une bombe atomique tombe en Europe. En toute logique, ils devraient alors plutôt craindre qu’une machine à laver leur tombe sur la tête. C’est vraiment absurde.

(Rires). Depuis le début de l’opération spéciale russe en Ukraine, on assiste à une propagande occidentale débridée contre la Russie. Peut-on parler de «liberté d’expression», de «droits de l’Homme» et de «démocratie» en Occident, sachant que les médias occidentaux ne jouent pas leur rôle d’informer le citoyen ?
Je vais juste reprendre vos termes. On peut parler de «liberté d’expression», de «droits de l’Homme» et de «démocratie» en Occident, absolument, puisque ce sont des expressions typiquement occidentales, donc à partir du moment où les Occidentaux ont eux-mêmes défini les concepts, ils les appliquent (rires). Ainsi, les gens sont libres de dire ce qu’ils sont autorisés à dire dans les limites très serrées du champ d’expression. A l’intérieur du précarré, les hommes sont totalement libres. Il est vrai que les frontières de cette «liberté d’expression» sont de plus en plus réduites, mais comme les gens semblent réagir de moins en moins, ça se passe plutôt bien. Quant aux «droits de l’Homme», il est assez intéressant de voir que les droits de l’Homme en tant que tels ne sont pas remis en cause, c’est au changement de la conception de l’homme à laquelle nous assistons. C’est-à-dire que tous les êtres humains ne sont manifestement plus des hommes dignes d’avoir des droits. Ainsi, il semble que, dès le départ, le concept était totalement fourvoyé et ethnocentrique. Maintenant, il est devenu surtout très idéologisé. En ce qui concerne la démocratie, il me semble que, justement, pour revenir sur l’exemple avec lequel on a commencé, à savoir la Géorgie, celle-ci illustre parfaitement la conception actuelle de la démocratie en Occident. Ces trois concepts que vous avez utilisés sont très symboliques, parce que ce sont les meilleurs slogans de ce monde occidental. «Liberté d’expression», «droits de l’Homme» et «démocratie», je pense que lorsqu’on a dit ça, on a à peu près tout dit sur l’Occident, surtout quand on ne rentre pas dans les détails. Ils illustrent parfaitement cette espèce de Pax Americana dans laquelle nous sommes tombés depuis un certain nombre d’années. En revanche, on voit avec plaisir la montée de la contestation de ce monde, notamment avec les manifestations. Ainsi, les gens, malgré une intensité de propagande inégalée et parfaitement intrusive, ne se laissent pas tous avoir, beaucoup osent lever la tête. On voit se développer aussi des médias alternatifs, d’autres sources d’information, même si la répression est présente. Vous comprenez très bien de quoi je parle.

Oui, les cas de Russia Today, Sputnik, etc… interdits en Europe ?
En effet, mais pas seulement. Quand on ne travaille pas dans la ligne, on ne reçoit pas que des messages de félicitations. Ceci démontre cette évolution presque «normale», à partir du moment où le système devient ouvertement totalitaire – ce qu’il est en train de se passer aujourd’hui. Nous étions avant dans une forme de totalitarisme soft où les frontières étaient floues. Il était plus difficile à combattre car plus difficile à saisir. A partir du moment où l’on arrive à une forme de totalitarisme rigide, le mouvement de résistance intellectuel, humain, se met naturellement en place, l’instinct de survie se réveille. Souhaitons à la résistance de grandir et de grandir rapidement. Elle est vitale.Une autre question qui me tient à cœur. Depuis un bon moment, l’Algérie subit des attaques de la part de sénateurs et députés américains et aussi de députés européens parce qu’elle achète son armement auprès de la Russie.

Comment expliquez-vous une telle arrogance et cette ingérence de
la part des Occidentaux vis-à-vis
des pays tiers ?
C’est exactement ça, de l’arrogance. Comme on l’a dit tout à l’heure, tous les pays n’ont pas le droit d’être souverains. L’Algérie, en ayant fait des choix qui sont politiquement courageux, a osé la souveraineté, ce qui a été considéré comme un affront personnel par ce monde atlantiste. L’Europe s’est écrasée, comment l’Algérie ose-t-elle lever la tête ? Lors de la diffusion, par exemple, des débats politiques sur AL24News, beaucoup de mes lecteurs qui sont en France me disent que, désormais, c’est en Algérie que l’on trouve la liberté d’expression et non plus en France. L’effet positif, que je note avec plaisir, est que ça réveille les liens qui unissent nos peuples et personnellement j’en suis très heureuse. Si l’on peut se retrouver, au-delà des élites politiques sur lesquelles il vaut mieux éviter de compter, si les peuples arrivent à se retrouver autour de ces valeurs réelles, autour de cultures que l’on a en commun, je trouve que ce sera une très bonne chose et c’est justement l’un des moyens fondamentaux pour lutter contre cette globalisation qui dévore les Etats, mais qui dévore aussi les hommes et les sociétés, parce qu’elle détruit nos cultures, nos valeurs et notre civilisation.
Dans ce conflit, je trouve que l’Algérie a eu une réaction extrêmement saine et extrêmement courageuse. Malheureusement, peu d’Etats ont aussi ouvertement affirmé leur position comme l’a fait l’Algérie, qui l’assume et qui la tient malgré l’ampleur des pressions qui pèsent sur elle aujourd’hui. J’espère qu’elle pourra devenir un symbole et je pense au Mouvement des Non-Alignés. Il me semble qu’aujourd’hui qu’il est important de réveiller ce mouvement. On ne doit pas s’aligner, on doit défendre sa propre culture, sa propre civilisation. Il est important de comprendre que ce combat, si on le mène avec la Russie, on ne le mène pas pour la Russie, on le mène pour soi. La Russie a ouvert la voie, elle porte l’étendard et elle est partie devant au combat en première ligne. Mais si l’on veut sauver nos pays, on ne peut pas la laisser seule dans ce combat, parce que c’est à nous de le faire pour nos pays aussi.

Il y aura bientôt une réunion du Mouvement des Non-Alignés en Algérie…
C’est très bien. C’est très intéressant.

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu de grand mouvement antiguerre en Europe occidentale ?
J’ai toujours du mal avec ce mouvement «antiguerre». Sans être pour la guerre, il y a un moment où le conflit est inévitable, quand il n’y a plus d’autres moyens de préserver sa sécurité. Le problème, ce n’est pas d’être contre la guerre, le problème est de savoir pour quelle paix l’on est. Donc, j’ai du mal avec cette expression. Indépendamment de cela, je pense qu’il y a eu peu de mouvements en Occident, même si l’on note l’activité sincère et forte en France, par exemple, de Florian Philippot, parce que les sociétés occidentales ont fait le choix d’un certain type de paix qui ne tolère que la capitulation de la Russie, qui refuse de voir que le conflit n’a pas débuté en février et qui ne veut rien savoir de ce qui s’est passé depuis 2014 avec le Maïdan, quand toute la société ukrainienne a été militarisée, radicalisée par les aides américaines et européennes et les nombreux programmes de l’OTAN, les formations des élites, les différents programmes internationaux, etc. Ces sociétés européennes ne veulent rien savoir de 2004 et de la «Révolution orange», quand le système politique ukrainien a été brisé institutionnellement avec l’organisation d’un troisième tour des élections présidentielles sous l’égide de l’OSCE. Ainsi, les élites européennes ont fait le choix de la Pax Americana. Et les sociétés ont fait celui du confort de la cécité complaisante. Or, dans cette paix-là, il ne peut y avoir que la guerre. Si vous reconnaissez le droit aux peuples d’avoir des intérêts légitimes, il est possible de négocier, il est possible de trouver des compromis et la guerre n’est pas inévitable. En revanche, lorsque vous estimez avoir le monopole de l’intérêt légitime, comme dans ce monde global atlantico-centré, vous arrivez à combattre tout ce qui n’entre pas dans votre conception de l’intérêt légitime. Donc, vous produisez vous-même la guerre.
Quand je parle de manifestations antiguerre, c’est pour évoquer le fait que les gens ne s’intéressent plus à la politique. Le conflit en Ukraine nous a montré que les gens qui ont une position anti-impérialiste, anti-hégémonie américaine sont minoritaires dans les pays occidentaux…
C’est le résultat de combien d’années de travail des sociétés occidentales, avec ces programmes de prise en main des élites politiques et intellectuelles, avec la reprogrammation des politiques culturelles et l’on voit les résultats avec l’idéologisation du cinéma, du théâtre, de la littérature. N’oublions pas que, suite à l’intégration des pays européens dans le tissu des organismes internationaux, on assiste également à la prise en main des programmes scolaires, qui forment – ou déforment – les esprits dès la jeunesse et produisent ensuite les adultes dont cette société a besoin. Lorsque les élèves n’étudient plus leur histoire, ne comprennent même pas d’où ils viennent, qui ils sont, quand ils n’ont plus de peuple, plus de patrie, que voulez-vous qu’ils défendent ? Nous produisons des égoïsmes sans substance. Nous sommes à l’époque des gens sans patrie, des individus se promenant dans une espèce de «Global Village», sans avoir d’attachement avec leur pays. Moi, je suis française, j’habite en Russie, mais je sais que je suis française. Cela fait partie de mon identité et de ma chair. Le problème, c’est que les gens n’ont pas forcément d’attachement ni pour le pays d’où ils viennent, ni pour le pays où ils vont. Leur comportement est purement utilitaire. Le cadre est agréable, je reste, si le cadre me déplaît, j’exige de pouvoir aller ailleurs. Il n’y a pas de place pour l’engagement politique dans ce contexte.

Un vrai déracinement…
Et quand vous êtes déraciné, qu’est-ce que vous allez défendre ? Quel pays allez-vous défendre ? Du coup, vous comprenez ces manifestations en Géorgie pour défendre les agents étrangers.
Suite et fin
Interview réalisée
par Mohsen Abdelmoumen