Un gardien du temple du savoir nous quitte

Professeur Slimane Chitour

« Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un aprix Nobel.» – Umberto Eco, le prestigieux écrivain italien. «Les lions ne meurent pas ! Ils disparaissent.»
(proverbe berbère)

«La réforme des études médicales, poursuit l’auteur, si elle a permis d’augmenter de manière appréciable le nombre de médecins spécialistes dont le pays avait besoin, a quand même montré ses limites. Elle a ainsi donné un coup d’arrêt au laboratoire d’anatomie. En effet, si jusqu’en 1976, l’enseignement de l’anatomie se faisait méthodologiquement avec des prosecteurs, sur des cadavres, depuis cette date, les dissections cadavériques disparaissent et l’enseignement de l’anatomie devient théorique. Le dernier cadavre enregistré sur le livre du laboratoire d’anatomie date du 2 avril 1976». (3)

Excellence de la Faculté de médecine
« Je peux témoigner, déclare un ancien élève de la Faculté de médecine, que d’octobre 1957 à octobre 1962, dans la médecine coloniale finissante, de ces deux mondes, la fac, et Mustapha, car les CHU n’existaient pas encore… Mais c’était quoi, cette fac de médecine d’Alger ? Une petite fac de province, des études au rabais ? Non, c’était une des facs du peloton de tête ! Quand je commençai mes études, il existait 12 facultés de médecine françaises dont Alger. Les concours hospitaliers étaient identiques à ceux de la métropole et l’internat pouvait se prévaloir d’avoir connu 80 promotions à partir de 1873. La fac d’Alger était la seule fac de médecine française de toute l’Afrique, et elle avait un niveau estimable. De 1959 à 1961, il y eut la création des CHU, et Alger suivait le mouvement.» (4)

Le service Bichat, là où tout a commencé
Après le départ du professeur Jacques Ferrand, le professeur Slimane Chitour prit la difficile succession de ce service de traumatologie prestigieux. Le docteur Claude El Baz parle des débuts de ce service : « Bichat-Nélaton, tel était le nom des deux pavillons, d’abord séparés, puis réunis en un seul bâtiment qui fut radicalement modernisé dès la fin de la guerre. Cet ensemble de plus de 200 lits était considéré comme un modèle par de nombreux visiteurs métropolitains et étrangers. Dans les années 50, ce concept était révolutionnaire et envié en France. Que dire enfin des deux salles d’opération qui constituaient le clou de Bichat : elles avaient la forme de demi-sphères. L’opérateur disposait ainsi d’un éclairage idéal.»(5)

La médecine au XXe siècle doit-elle exclure le médecin?
La médecine est une discipline qui a beaucoup emprunté aux autres sciences, notamment à la biologie, la biochimie la génétique l’informatique et l’intelligence artificielle. Il est normal que la fonction de pratiquer la médecine, en dehors du comportement éthique du médecin, évolue aussi. Cependant, l’une des impasses de la médecine actuelle est de croire que la technologie peut tout faire. La technique, est-il ânonné, peut remplacer le médecin. Rien n’est plus excessif ! Il est vrai que le XIXe et le XXe siècle ont vu des conquêtes scientifiques au profit du malade, notamment par des découvertes majeures.
Ainsi : « La science et la technique évoluent considérablement au cours du XXe siècle. La médecine devient une science ; dorénavant, des études de médecine sont nécessaires pour être médecin. Les années 1920-1960 sont celles des vaccins et des antibiotiques ; les années 1970 celles de l’amélioration des techniques de diagnostic grâce au scanner et à l’IRM, première IRM de 1973 ; les années 1990 sont celles des thérapies géniques, permettant de lutter contre les maladies dégénératives. Les maladies psychiques sont mieux traitées avec la découverte des neuroleptiques (1952) et des antidépresseurs (1957). » (6)
Avec l’irruption de l’intelligence artificielle, on serait tenté de croire que nous n’avons plus besoin de médecins, mais de technologues avec ce que j’appelle la médecine 2.0 : « Ainsi, aux États-Unis, l’intelligence artificielle (IA) ChatGPT vient de passer avec succès les trois épreuves de 350 questions à résoudre pour obtenir le United States Medical Licensing Examination (USMLE) lui permettant d’être docteur en médecine. Deux univers, l’un faisant référence à l’ancien temps, reposant sur l’octroi aux seuls médecins du pouvoir diagnostique ; l’autre, promouvant l’avenir. Demain, le malade pourra faire son diagnostic lui-même avec son ordinateur, aidé, au besoin, par un professionnel de santé non médecin.» (7)
« Dans le domaine médical, les robots transforment la façon dont les opérations chirurgicales sont réalisées, la robotique médicale fait parler d’elle en ce début de XXIe siècle. Ce dernier objectif est celui du robot. Quant à la visite médicale dans les services, elle n’échappe pas non plus au «robotisme». De nouveaux prototypes de médecins circulent désormais sur roulettes au lit du malade dans quelques services d’Amérique du Nord.
Le praticien fait sa visite depuis l’hôtel de son congrès situé à trois fuseaux horaires, dialogue en direct avec son patient par webcam interposée et reçoit sur écran bien sûr tous les renseignements paramédicaux, ainsi que la courbe des signes vitaux. Il en tire une synthèse qui lui dictera la stratégie de prise en charge. Très pratique, certes, mais… plus d’examen clinique au lit du malade. Quant au moment unique relationnel entre le médecin et son patient, il est tout simplement évacué.» (7)

Pour une réhabilitation de l’éthique avec les outils du XXIe siècle
S’il est vrai qu’il nous faut épouser notre temps, il n’en demeure pas moins que la dimension magique et rassurante du médecin tend à se diluer, voire à disparaître devant une médecine froide, bardée d’algorithmes. Il y a deux ans, j’avais proposé la mise en place, au Campus de l’intelligence de Sidi Abdallah, d’une médecine de référence 2.0 qui nous permettrait de former les futurs professeurs, aussi bien armés en médecine qu’en informatique et robotique. Cela ne suffit pas. Nous devons réhabiliter la majesté de la visite du patron qui dédie, chaque jour, un temps important à la visite des patients. La visite au malade ce n’est pas de la nostalgie. On peut regretter des dérives pour l’appât de l’argent, l’ascension rapide, voire en dehors de la voie royale des concours, où on sue sang et eau. Ce que les gardiens du temple de la norme appellent « la voie des pentoses » donne une mauvaise image.
Dans les pays occidentaux et même les grands pays technologiquement avancés, le professeur est premier arrivé au service, il fait sa visite aux malades avec une cohorte d’apprenants derrière lui, et une fois les visites aux malades terminées, il va à l’amphi dispenser son enseignement, avant de revenir au bloc. Cette époque des grands professeurs a existé et existe toujours.
Je ne veux retenir que les références qui honorent la médecine. Sans verser dans une nostalgie qui, d’une certaine façon, a tendance à embellir le passé, ce fut une époque bénie que l’enseignement d’alors, où nous devions prouver au quotidien que nous pouvions suivre les études par le travail, en dehors de toute interférence démagogique qui a fait tant de mal à l’université algérienne.

Pour une réhabilitation de l’éthique
Il faut bien convenir que la médecine connaît une crise morale en larguant les vraies valeurs, celles de la compétence, de l’humilité du travail bien fait, de la sueur : en un mot, du mérite, loin de tout trafic et népotisme. J’en appelle à réhabiliter l’éthique ! La prière médicale de Maïmonide commence ainsi : « Éloigne de moi, mon Dieu, l’idée que je peux tout».
Le serment d’Hippocrate est considéré comme l’un des textes fondateurs de la déontologie médicale. Il devrait constituer le cap de toute formation en médecine et être lu à la fin de la soutenance de la thèse de doctorat.
Lisons-le : « Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois, sans aucune discrimination. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque ».
Pr CH.E.CH
(A suivre…)