La vie emblématique d’un révolutionnaire algérien en lutte

Mohamed Saïl

« Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir »,
Ferdinand Foch.
« Les peuples qui n’ont plus de voix n’en ont pas moins de la mémoire »,
Benjamin Constant.

En cette période d’adversité protéiforme marquée par le discours raciste décomplexée mâtinée de bellicosité néocoloniale française ciblant l’Algérie ; en ces temps troublés caractérisés par la résurgence des menaces guerrières et d’intervention impérialiste, pollués par les crispations identitaires et replis communautaires, imprégnés d’obscurantisme islamique ; illustrés par le reflux de combativité politique progressiste et l’étiolement de l’esprit révolutionnaire, il est de la plus haute importance historique de mettre à l’honneur le premier algérien révolutionnaire à lutter contre toutes les formes d’injustice et de colonialisme, dans le louable dessein de ressusciter et de se réapproprier l’esprit révolutionnaire longtemps attaché au peuple algérien, incarné notamment par Saïl Mohamed, cet infatigable militant anticolonialiste, anticapitaliste et anti-impérialiste, méconnu malheureusement des Algériens contemporains.
En effet, dans cette conjoncture de menaces protéiformes, il est fondamental de se tourner vers des personnalités algériennes exemplaires et emblématiques en matière d’engagement politique pour se ressourcer aux plans du militantisme (la praxis) et de la conscience politique (la théorie), afin de renouer avec le projet d’émancipation social longtemps porté par le peuple algérien. Et parmi les nombreux révolutionnaires que compte l’Algérie émerge une remarquable personnalité totalement méconnue du paysage politique algérien et ignoré de l’historiographie algérienne. Et pour cause. Les successifs régimes ont toujours effacé de l’histoire les authentiques révolutionnaires algériens.
Déserteur lors de la Première Guerre mondiale, engagé dans la colonne Durutti pour combattre le fascisme et défendre la révolution espagnole, Mohamed Saïl fut aussi un ardent militant contre le colonialisme et le capitalisme. Mohamed Saïl ne fut pas homme du juste milieu et du compromis. Il fut un révolutionnaire radical (radical : qui va à la racine du problème). Contre le capitalisme, tout comme contre le stalinisme et le fascisme, il se montra intransigeant. « Face à la canaille fasciste tremblant de frousse, dans l’organe Le Libertaire, il appelait à recourir à la grève générale insurrectionnelle, plutôt qu’à des meetings et des manifestations, qu’il jugeait inopérants et inefficaces. Pour Mohamed Saïl « voter c’est capituler ». Seul l’incessant combat révolutionnaire est potentiellement émancipateur.
Longtemps, Mohamed Saïl ne fut connu que des historiens de l’anarchisme. Ignoré par l’histoire officielle algérienne, il fut pourtant un militant anticolonialiste de la première heure. Au reste, il se singularisa surtout par son combat internationaliste. Mohamed Saïl fut un militant anarchiste, plus précisément communiste libertaire. Réputé pour son intransigeance, il demeura fidèle à ses convictions libertaires jusqu’à sa mort, en 1953. Certes, il fut un militant actif de l’anarchisme libertaire, participant même à la guerre d’Espagne en 1936, mais il lutta, également, infatigablement contre le colonialisme français, depuis la métropole où il s’était installé. Malheureusement, il décéda quelques mois avant l’insurrection de novembre 1954 qu’il appelait de ses vœux. Nul doute qu’il eût assurément pris part à la lutte pour l’indépendance, s’il était encore vivant à l’époque du déclenchement de la révolution algérienne.
De surcroît, il n’est pas inutile de relever que, grâce à sa prodigieuse et perspicace intelligence, Mohamed Saïl décela et mesura, dès les années 1920, les dangers du stalinisme et de l’islamisme, au moment où ces deux hydres embryonnaires étaient encore dans leurs langes totalitaires, planétairement couvées, adulées et vénérées, portées aux nues par des millions de fanatiques islamistes et staliniens. Dès la naissance du PCF, il manifesta sa méfiance à l’égard de ce parti communiste trop stalinisé à ses yeux libertaires, coupable « d’une soumission servile au gouvernement de Moscou, qui torture et emprisonne les meilleurs révolutionnaires dans les bagnes de Russie ». De même, il comparait la République française coloniale au fascisme : « Le fascisme italien n’est pas plus odieux que les méthodes de la colonisation employées par les fonctionnaires de la République française ».

Militant algérien révolutionnaire, anticolonialiste et anti-impérialiste de la première heure
Mohamed Saïl, de son nom complet Mohand Amezian Ben Ameziane Saïl, naquit le 14 octobre 1894 à Taourirt Beni Ouaghlis (Kabylie), en Algérie, et il décéda en avril 1953 à Bobigny (France). Militant d’obédience libertaire communiste, engagé comme volontaire dans le groupe international de la colonne Durruti durant la Révolution espagnole, il fut également un authentique militant révolutionnaire anticolonialiste. Jacques Prévert lui avait dédié le poème Étranges étrangers (1).
Mohamed Saïl fit ses études primaires en Algérie. Très jeune, il s’établit en France. Dans un premier temps, il exerça la profession de chauffeur mécanicien, ensuite le métier de réparateur de faïences. Pendant la Première Guerre mondiale, il fut interné pour insoumission, puis désertion. À sa libération, il s’installa dans la région parisienne et adhéra à l’Union anarchiste.
En 1923, il fonda avec Slimane Kiouane le Comité de défense des indigènes algériens. Dès 1924, dans ses premiers articles, publiés dans Le Libertaire et La Voix Libertaire, il dénonçait le colonialisme, notamment la pauvreté de la population algérienne, l’exploitation coloniale. À Paris, il organisait des réunions en langues arabe et française avec les groupes anarchistes du 17ème arrondissement sur le thème de l’exploitation des Nord-africains.
Plus tard, en 1930 il fustigea le centenaire de la conquête de l’Algérie. En 1932, il devint le gérant de L’Éveil social et publia plusieurs articles où il appelait les Algériens à s’organiser et à se révolter. À la fin de l’année 1932, la publication de son article antimilitariste lui valut des poursuites judiciaires pour «provocation à la désobéissance militaire».
Le Secours Rouge International, une organisation affiliée au Parti communiste français, voulut lui apporter son soutien. Mais Mohamed Saïl, fidèle à son tempérament indomptable berbère, rejeta ce soutien « au nom des victimes du stalinisme ». « Je ne tolèrerai jamais que ma défense soit prise par les enfants de chœur du fascisme rouge qui sévit en Russie, pas plus d’ailleurs que par tout autre polichinelle politique, qui viendra crier aujourd’hui amnistie pour m’enfermer lui-même demain. Je ne pourrais que mépriser une telle sollicitude tant qu’elle ne s’étendra pas aux victimes de Staline ».
En 1934, au lendemain de la manifestation des Ligues antisémites et fascistes du 6 février 1934, il fut arrêté pour possession d’armes prohibées (pistolets et grenades) et écopa de quatre mois d’emprisonnement. À sa libération de prison, Saïl ne désarma pas et reprit son combat et ses activités militantes politiques. Il devint responsable de l’édition nord-africaine et tenta de reconstruire le Groupe anarchiste des indigènes algériens.
Au début de la guerre d’Espagne en 1936, alors âgé de 42 ans, Saïl s’engagea dans le Groupe International de la colonne Durruti (CNT) créé par les anarchistes refusant de se fondre dans les Brigades internationales qu’ils considéraient contrôlées par les staliniens. Ses premières lettres du front furent publiées dès octobre 1936 dans L’Espagne antifasciste. En novembre 1936, il fut blessé au bras par une balle explosive près de Saragosse, à cent mètres des lignes franquistes. Un temps hospitalisé à Barcelone, il rentra en 1937 en France. Mutilé, il se convertit au métier de réparateur de faïences.
Au cours de l’année 1937, il participa à diverses manifestations : contre l’interdiction du PPA, contre la répression des manifestants tunisiens et pour le soutien de la révolution espagnole.
Le 17 mars 1937, il assista au meeting organisé à la Mutualité par l’ensemble des organisations de la gauche révolutionnaire pour protester contre l’interdiction de l’Étoile nord-africaine (ENA) dirigée par Messali Hadj. En 1938, il fut de nouveau arrêté et condamné pour provocation de militaire, puis, en septembre 1938, pour avoir distribué des tracts contre la guerre ; il fut condamné à 18 mois d’emprisonnement.
En 1941, sous l’occupation, il fut encore arrêté et interné dans le camp de Riom d’où il s’échappa. Dans la clandestinité, il se spécialisa dans la fabrication de faux papiers.
Dès la Libération, Saïl s’attela à la tâche de reformation des comités d’anarchistes algériens. Dans le même temps, il tint dans Le Libertaire une chronique de la situation en Algérie. En 1951, il fut nommé responsable au sein de la commission syndicale aux questions nord-africaines.
Dans ce cadre, il produisit une série d’articles notamment sur « Le calvaire des indigènes algériens ».
Mohamed Saïl s’éteignit fin avril 1953. Au lendemain de sa mort, son journal lui consacra un article d’hommage. Puis dans Le Libertaire n°390 du 20 mai 1954 : « Voici un an disparaissait notre camarade Mohamed Saïl, militant exemplaire. Quelques semaines avant sa mort, il collait encore le Lib à Aulnay. Nous lui disions de se reposer, nous le sentions faible. Il n’y avait rien à faire. Il voulait militer, il voulait se battre jusqu’au bout. Sa vie a été un éternel combat. Il a vécu notre idéal, il a été de toutes les actions. Il a payé durement.
Khider Mesloub
(A suivre)