La vie emblématique d’un révolutionnaire algérien en lutte

Mohamed Saïl

« Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir »,
Ferdinand Foch.
« Les peuples qui n’ont plus de voix n’en ont pas moins de la mémoire », Benjamin Constant. Le deuxième point voté lors de ce congrès stipule : « Le rattachement pur et simple à la France, avec suppression des rouages spéciaux : Délégations financières, communes mixtes, gouvernement général ») ; et d’autre part l’assimilation culturelle à l’Orient (au détriment de l’identité et de la personnalité algériennes : c’est l’inauguration de l’ère de l’arabo-islamisme outrancièrement orientalisé) ; donc au moment de cette politique de compromission initiée par les oulémas et les bourgeois, le prolétaire révolutionnaire Mohamed Saïl, lui, exhortait le « peuple algérien, peuple esclave » à se lever, à se révolter contre la France coloniale. On décèle dès cette époque lointaine la disparité entre la mentalité collaborationniste portée par les islamistes et les réformistes bourgeois « arabes », toujours favorables à tout ordre établi, fût-il colonial, impérialiste ou sioniste, et l’esprit révolutionnaire inscrit dans les gènes des premiers combattants algériens, résolument antisystème et anticapitalistes.
De manière prophétique, il perçut derrière le discours idéologique de nombreux soi-disant « nationalistes » algériens l’esprit de rapacité et de domination, la dévorante ambition mercantile et le prurit du despotisme oriental. Il invitait les travailleurs algériens à se méfier de certains « guignols nationalistes », des « canailles prétendant à la couronne ». Car « pensez donc, un bon petit gouvernement algérien dont ils seraient les caïds, gouvernement bien plus arrogant que celui des roumis, pour la simple raison qu’un arriviste est toujours plus dur et impitoyable qu’un « arrivé » ! Engagement total pour la libération de l’Algérie du joug colonial, mais défiance absolue des « récupérations » nationalistes qui œuvrent « pour fonder (un) état-nation capitaliste ».
Quelques années plus tard, traitant de la question de l’exil (l’expatriation en France), il s’opposa à l’émigration des Algériens. En effet, il invoqua comme raison le déchirement du déracinement, l’éclatement des familles, la souffrance de l’exil, et surtout le traumatisme de l’exploitation patronale en métropole : « On se débrouille mieux lorsqu’on est chez soi, et en Afrique du Nord la solidarité jouerait à plein ».

Extraits des écrits de Saïl Mohamed
« Le plus bel hommage que nous puissions rendre à un auteur n’est pas de rester attachés à la lecture de ses pages, mais plutôt de cesser inconsciemment de lire, de reposer le livre, de le méditer et de voir au-delà de ses intentions avec des yeux neufs. », Charles Morgan.
Voilà à quoi nous invite la lecture des écrits de Mohamed Saïl : transcender la temporalité rédactionnelle et le contexte historique pour les lire avec un regard « transpositionnel », cette aptitude intellectuelle à transposer le texte à notre époque pour lui redonner vie, l’extraire de sa sépulture scripturale afin de lui restituer et se réapproprier son esprit vivifiant et praxique, pour mieux l’adopter et l’adapter au contexte contemporain. À lire ses extraits visionnaires rédigés au siècle dernier, on croirait qu’ils viennent d’être écrits aujourd’hui, tant ils sont d’une brûlante actualité. Ils dévoilent une personnalité passionnément révolutionnaire, une intelligence prodigieuse, un esprit visionnaire, une foi inébranlable en l’Homme, une haine viscérale des puissants et de toutes les formes d’injustice. Ainsi fut Mohamed Saïl : un authentique révolutionnaire algérien, un Algérien révolutionnaire authentique.

Années 1920
« Messieurs les bourgeois et vos valets de tous poils, malgré la haute prétention du Napoléon et (…) qui espère museler les subversifs (…), le groupe anarchiste algérien est décidé à démontrer à l’opinion publique vos crimes, vos ignominies que vous voulez baptiser du mot “civilisation”. »
« Les colonisateurs et les marchands ont suivi la route tracée dans le sang du peuple arabe par les conquérants ; les uns ont dépossédé les indigènes et courbé sous leur joug hommes, femmes et enfants ; les autres se sont efforcés d’acquérir pour rien les produits naturels tout en vendant fort cher ce qu’ils apportaient. Concessionnaires et banquiers sont venus doubler l’ancien esclavage et, unis à la féodalité indigène, ont fait régner dans le pays conquis la plus dure exploitation. »
« Ainsi ce peuple, qui ne demandait rien à personne, a vu s’ajouter à la tyrannie de ses anciens maîtres celle des maîtres nouveaux. »
« Economiquement et politiquement, le peuple algérien est absolument esclave, deux fois esclave. Il ne possède réellement que deux droits : souffrir et payer, souffrir en silence et payer sans rechigner. »
« Les Algériens qui ont pu quitter ce pays inhospitalier sont solidaires de leurs frères restés de l’autre côté de la Méditerranée.»
« Ils espèrent que leur appel sera entendu tout particulièrement par leurs frères : les travailleurs français. Et, en revanche, ils assurent ceux-ci de leur solidarité dans les luttes qu’ils entreprendront pour la libération commune. Ils savent que Français et Algériens n’ont qu’un ennemi : leur maître. Fraternellement unis, ils sauront s’en débarrasser pour fêter ensembles leur affranchissement. »

Années 1930
« Non, n’attendez rien d’Allah, les cieux sont vides et les dieux n’ont été créés que pour servir l’exploitation et prêcher la résignation.»
« Nous ne sommes pas adversaires de l’organisation de groupes d’autodéfense du prolétariat… Coup pour coup ! Œil pour œil, dent pour dent ! Tels doivent être les mots d’ordre de lutte antifasciste ».
« Vos exploiteurs ne vous considèrent pas comme des hommes, mais comme des esclaves bons à tout supporter »
« Aux travailleurs algériens ! Bravo ! Tu commences à te réveiller, tu entres dans la lutte sociale après avoir compris que tu es trop opprimé. Mais, hélas ! Croyant te libérer de la peste française qui te ronge, tu veux te rejeter vers le choléra islamique, qui te détruira pareillement, ou vers la politique, qui te dévorera […]. Anarchistes, nous te disons : À bas tous les gouvernements et tous les exploiteurs, qu’ils soient roumis ou musulmans, car tous veulent vivre sur le dos des travailleurs ».
« Jaloux des lauriers du pape Staline qui est en train d’imposer sa dictature au monde arabe, tel l’Iran et la Turquie dont il veut s’accaparer, en vertu sans doute du droit des peuples à se diriger eux-mêmes, nos communistes repartis de France tentent de vous imposer avec une fausse doctrine dont le but est de profiter de votre crédulité. Travailleurs algériens ! Pour qu’il n’y ait plus de caïds, de députés ou de marabouts endormeurs du peuple venez avec nous !»

Années 1940
« Jusqu’à l’arrivée des Français, jamais les Kabyles n’ont accepté de payer des impôts à un gouvernement, y compris celui des Arabes et des Turcs dont ils n’avaient embrassé la religion que par la force des armes. » « Le Berbère est très sensible à l’organisation, à l’entraide, à la camaraderie, mais fédéraliste, il n’acceptera d’ordre que s’il est l’expression des désirs du commun, de la base. » Ils se gouverneront eux-mêmes, à la mode du village, du douar, sans députés, ni ministres qui s’engraissent à leur dépens ».
« Pour l’indigène algérien, la discipline est une soumission dégradante si elle n’est pas librement consentie. Cependant, le Berbère est très sensible à l’organisation, à l’entraide, à la camaraderie mais, fédéraliste, il n’acceptera d’ordre que s’il est l’expression des désirs du commun, de la base. Lorsqu’un délégué de village est désigné par l’Administration, l’Algérie le considère comme un ennemi. »
« Tout le monde parle encore de Dieu, par habitude, mais en réalité plus personne n’y croit. »
« J’avoue que le dieu arabe de nos sinistres pantins d’Algérie a bien fait les choses, puisque la guerre judéo-arabe nous révéla que les chefs de l’islamisme intégral ne sont rien d’autre que de vulgaires vendus aux Américains, aux Anglais, et aux Juifs eux-mêmes, leurs prétendus ennemis. Un coup en traître pour nos derviches algériens, mais salutaire pour le peuple qui commence à voir clair. »
« Rien à faire, les Algériens ne veulent ni de la peste, ni du choléra, ni d’un gouvernement de roumi, ni de celui d’un caïd. D’ailleurs, la grande masse des travailleurs kabyles sait qu’un gouvernement musulman, à la fois religieux et politique, ne peut revêtir qu’un caractère féodal, donc primitif. Tous les gouvernements musulmans l’ont jusqu’ici prouvé»
«Quant au nationalisme que j’entends souvent reprocher aux Algériens, il ne faut pas oublier qu’il est le triste fruit de l’occupation française. Un rapprochement des peuples le fera disparaître, comme il fera disparaître les religions. Et, plus que tout autre, le peuple algérien est accessible à l’internationalisme, parce qu’il en a le goût ou que sa vie errante lui ouvre inévitablement les yeux. On trouve des Kabyles aux quatre coins du monde ; ils se plaisent partout, fraternisent avec tout le monde, et leur rêve est toujours le savoir, le bien-être et la liberté. »
« Le Kabyle est capable d’entraîner le reste du peuple algérien dans la révolte contre toute forme de centralisme autoritaire. »
« Les Algériens se gouverneront eux-mêmes à la mode du village, du douar, sans députés ni ministres qui s’engraissent à leurs dépens, car le peuple algérien libéré d’un joug ne voudra jamais s’en donner un autre, et son tempérament fédéraliste et libertaire en est le sûr garant. C’est dans la masse des travailleurs manuels que l’on trouve l’intelligence robuste et la noblesse d’esprit, alors que la horde des “intellectuels” est, dans son immense majorité, dénuée de tout sentiment généreux. »
« Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils prennent les fusils pour les diriger contre leurs véritables ennemis, au nom du droit à la vie ».

1. Le poème de Jacques Prévert « Étranges étrangers » peut être écoûté sur YouTube : https://youtu.be/r0iuoPzkXg4

Khider Mesloub
(Suite et fin)