Le spectre de la chute de l’Empire romain rôde autour du capitalisme

Occident

En cette période de fin d’un monde (capitaliste), mais pas du Monde, il est de la plus haute importance de se pencher sur la chute de l’Empire romain et, corrélativement, de l’esclavage, pour comprendre les mobiles du déclin du mode de production esclavagiste, qui a des résonances avec notre époque actuelle marquée par l’effondrement de l’économie, de la « civilisation» de pacotille capitaliste.

«L’une après l’autre, les villas furent morcelées en petites parcelles et remises à des fermiers héréditaires qui payaient une certaine somme, ou à des partiarii, gérants plutôt que fermiers, qui recevaient pour leur travail un sixième ou même seulement un neuvième du produit annuel. Mais, dans la plupart des cas, ces petites parcelles de terre furent confiées à des colons qui, en échange, payaient chaque année une somme fixe, étaient attachés à la glèbe et pouvaient être vendus avec leur parcelle ; ils n’étaient pas, à vrai dire, des esclaves, mais ils n’étaient pas libres non plus, ne pouvaient pas se marier avec des femmes de condition libre, et leurs unions entre eux n’étaient pas considérées comme des mariages pleinement valables, mais, ainsi que celles des esclaves, comme un simple concubinage (contubernium). Ils furent les précurseurs des serfs du Moyen Age.» (À l’instar des salariés actuels au statut précarisé, réduits soit à travailler dans des conditions dignes du XIXe siècle, en contrat déterminé – de quelques jours à quelques semaines maximum –, avec des salaires considérablement abaissés et aléatoires, soit définitivement transformés en sans réserve, en surnuméraires, des «masses en trop», c’est-à-dire en chômeurs.)
«L’antique esclavage avait fait son temps.» (On pourrait aisément écrire : le capitalisme a fait son temps ! Il se meurt, aidons-le à périr, avant qu’il nous engloutisse avec lui, nous précipite dans l’obscurantisme pour mille cinq cents ans.)
«Ni à la campagne dans la grande agriculture, ni dans les manufactures urbaines, il n’était plus d’un rapport qui en valût la peine – le marché, pour ses produits, avait disparu.» (Comme s’amorce actuellement la disparition du paysage urbain les magasins, les centres commerciaux – désertés par la clientèle impécunieuse, mais également du fait des pénuries, de l’inflation –, les locaux professionnels – induits par le télétravail –, les sociétés – fermées pour cause de faillite –, les voitures – devenues chères à entretenir, faute de moyens financiers pour s’acheter l’essence hors de prix –, pour certains définitivement, prémices de la future société en déclin désertée par le consumérisme. Les villes vont se transformer en cimetières économiques, charniers sociaux, cloaques culturels. Les mégalopoles en nécropoles. Comme l’avait écrit prophétiquement Marx dans le Manifeste du Parti communiste : «Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société, – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. – Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même.)
«Mais la petite culture et le petit artisanat, à quoi s’était réduite la gigantesque production des temps florissants de l’Empire, n’avaient pas de place pour de nombreux esclaves.» (Comme aujourd’hui les entreprises n’ont plus assez d’activité à offrir aux centaines de millions de travailleurs, réduits de force au chômage.) «Il n’y avait plus place, dans la société, que pour des esclaves domestiques et les esclaves de luxe des riches.» (C’est ce qui va se produire : le retour de la domesticité, comme il a survécu jusqu’à aujourd’hui dans les monarchies du Golfe et du Maroc, et certaines régions du monde, où des centaines de milliers de personnes sont réduites en esclavage domestique pour servir de valetailles aux princes arabes ou aux familles richissimes.)
«Mais l’esclavage agonisant suffisait encore pour faire apparaître tout travail productif comme travail d’esclave, indigne de Romains libres, – et chacun, maintenant, avait cette qualité. De là vint, d’une part, le nombre croissant des affranchissements d’esclaves superflus, devenus une charge et, d’autre part, le nombre croissant, ici des colons, là des hommes libres tombés dans la gueusaille – verlumpt –» (comparables aux poor whites des États-Unis.)

Le salariat ne paye plus, c’est pourquoi il faut lui donner congé
«Le christianisme est tout à fait innocent de la disparition progressive de l’antique esclavage.» (Comme le pauvre coronavirus, un moment rendu responsable, est tout à fait innocent de l’effondrement actuel de l’économie capitaliste. Coronavirus qu’il conviendrait de remercier, à qui il faudra dresser une stèle commémorative, car il aura fait prendre conscience à l’humble humanité exploitée et opprimée de la nécessité d’abattre ce virus létal : le capitalisme.) «Il l’a pratiqué pendant des siècles dans l’Empire romain et, plus tard, il n’a jamais empêché le commerce d’esclaves auquel se livraient les chrétiens, ni celui des Allemands dans le Nord, ni celui des Vénitiens en Méditerranée, ni, plus tard encore, la traite des nègres.» (Les coronavirus ont toujours existé mais ils n’ont jamais fait effondrer l’économie ni provoqué la mort d’une civilisation.) «L’esclavage ne payait plus, et c’est pourquoi il cessa d’exister.» (Le salariat ne paye plus, c’est pourquoi il a fait son temps, donc il est impératif de lui donner congé.)
«Mais l’esclavage agonisant laissa son dard empoisonné ; le mépris du travail productif des hommes libres.» (Comme avec le déclin du capitalisme dominé par l’immense classe moyenne et petite bourgeoise contemporaine qui méprise le travail d’usine, les tâches prolétariennes : aussi ces deux classes parasitaires sont-elles incapables d’offrir un projet émancipateur du fait de leur inutilité économique et futilité politique. Avec la crise sanitaire du Covid-19, le monde a appris que nous pouvions nous passer de ces classes parasitaires. En revanche, il a mesuré l’importance des ouvriers au sein de la production essentielle à la survie de la société, seuls salariés à avoir maintenu leur activité durant les confinements en raison de leur vitale nécessité économique – les fameux Premiers de Cordée. En effet, en dépit des risques de contamination encourus du fait de l’absence d’équipements de protection médicaux, ces salariés, appelés «travailleurs de la deuxième ligne» – ouvriers, caissières, boulangers, chauffeurs, agents d’entretien, les premiers étant les personnels soignants –, avaient continué d’apporter à la population les services indispensables à la vie quotidienne, contribué à maintenir l’activité économique.)
« Là était l’impasse sans issue dans laquelle le monde romain était engagé. » (Comme aujourd’hui, aussi longtemps que la petite bourgeoisie impose son calendrier politique, son idéologie réactionnaire, sa prééminence organisationnelle, sa domination directionnelle, en politique comme lors des grèves ouvrières et des révoltes sociales, aux dépens du prolétariat, actuellement totalement soumis, toujours à la traîne de cette classe petite bourgeoise parasitaire incapable de remporter quelque victoire contre l’ennemi de classe – la bourgeoisie et son État –, comme elle vient de le prouver avec la défaite orchestrée contre la loi d’extension de l’exploitation salarié de deux années, la fameuse réforme des retraites).
«L’esclavage était impossible au point de vue économique ; le travail des hommes libres était proscrit au point de vue moral. Celui-là ne pouvait plus, celui-ci ne pouvait pas encore être la base de la production sociale. Pour pouvoir y remédier, il n’y avait qu’une révolution totale.» (Pour paraphraser Friedrich Engels : il n’y a qu’une révolution totale pour en finir avec le capitalisme et son système basé sur le salariat, autrement dit l’esclavage contractuel, sur l’enrichissement d’une minorité – les 1% – et l’appauvrissement de la majorité du peuple – les 99% du prolétariat mondial, aujourd’hui menacé de famine, c’est-à-dire de mort.)
Les grands pâturages s’étaient maintenus et sans doute même agrandis ; les domaines des villas et leur horticulture avaient dépéri du fait de l’appauvrissement de leurs propriétaires et du déclin des villes.» (C’est l’avenir immédiat des grandes agglomérations capitalistes en butte à la faillite des petits patrons, à la déconfiture des classes moyennes, à la paupérisation généralisée de la classe ouvrière et des couches populaires, du fait de la contraction des salaires et de l’incontrôlable inflation.) «L’exploitation des latifundia, basée sur le travail des esclaves, n’était plus rentable ; mais, à cette époque, c’était l’unique forme possible d’agriculture en grand.» (Comme depuis des décennies l’économie productive n’est plus rentable du fait de la baisse tendancielle du taux de profits induite par la modernisation de l’appareil de production et la réduction de la masse salariale, la diminution drastique de celle-ci entraînant la baisse de la consommation, accentuant la crise, la fermeture d’entreprises, en résumé la désindustrialisation). «La petite culture était redevenue la seule forme rémunératrice.» (Actuellement remplie par la sphère spéculative, unique source de profits des grands capitalistes réduits à boursicoter au lieu d’investir leurs capitaux dans la production réelle : en pleine période de pandémie marquée censément par une grave crise économique, les bourses n’ont jamais été aussi florissantes, le CAC 40 battant son record historique de hausse, clôturant à plus 7 000 points.)
Khider Mesloub
Suite et fin