L’héroïsme du 26 janvier 1957

Otomatic, Cafeteria, Coq-Hardi…

Est-ce par ignorance ou par erreur, ou simplement par désinvolture, que la plaque rappelant la bombe posée le samedi 26 janvier 1957, dans la «Cafeteria», s’est trouvée apposée, en face, sur le mur de ce qui était l’Otomatic (aujourd’hui Cercle Taleb Abderrahmane), attenant à l’Université d’Alger, et qui a été, également, le même jour, simultanément visé par une bombe ? Il s’agit d’un fait majeur dans l’histoire de la Guerre de libération nationale.Le journal français Le Monde du mardi 29 janvier 1957 avait rapporté les faits : «Trois bombes à retardement ont explosé samedi vers 17h.30 presque simultanément à la brasserie Otomatic, 2, rue Michelet, à la Cafeteria, 1ter, rue Michelet, et à la brasserie Le Coq-Hardi, 6, rue Charles-Péguy, établissements situés à quelque 100 mètres l’un de l’autre, dans le quartier des Facultés, l’un des plus fréquentés de la ville, surtout en fin de semaine».
C’était la deuxième fois qu’une bombe explosait dans la Cafeteria après celle du 30 septembre 1956, en même temps qu’au Milk Bar, (ex-place Bugeaud, place Emir Abdelkader). Il faudrait donc deux plaques commémoratives, et pas une seulement, au 1ter rue Didouche Mourad (anciennement rue Michelet), là où se trouve actuellement une agence de la CNMA (Caisse nationale de mutualité agricole) qui a pris la place de la Cafeteria. Il n’y en a aucune.
La plaque concernant la bombe de la Cafeteria du 26 janvier 1957 a été apposée au 2 rue Didouche Mourad, trottoir d’en face. Qu’est-ce qui a pu perturber le «poseur» de la plaque au point de l’amener à se tromper de lieu de mémoire ? Certes, il n’y a plus trace de la Cafeteria, mais même le Coq-Hardi a disparu, et malgré cela la plaque commémorant l’acte héroïque de Djamila Bouazza, la «poseuse de bombe», a été placée au bon endroit, au 6 rue Emir El Khettabi (anciennement rue Charles Péguy). Comment, une personne chargée de placer une plaque commémorative d’un fait historique aussi sensible se rapportant à la Guerre de libération nationale a-t-elle pu faillir alors que les conditions d’exécution de cette tache ne comportaient aucun obstacle ?
Le contraste est saisissant : Dans les conditions absolument périlleuses de la guerre, le 26 janvier 1957, les fidaiyates Djamila Bouazza (pour le Coq-Hardi), Fadhila Attia (pour la Cafeteria) et Zahia Kherfallah et Danielle Minne (pour l’Otomatic), engagées, au sein de la Zone autonome d’Alger du FLN, dans la lutte armée pour l’indépendance, ont accompli avec héroïsme, et parfaitement, la mission qui leur a été confiée. Elles ont posé les bombes au moment et à l’endroit qui leur ont été fixés. Sans commettre d’erreur sur les lieux, dont elles n’étaient pas des habituées, et sans se faire remarquer, comme l’atteste l’information donnée par le journal Le Monde (29 janvier 1957) : «Selon certains témoignages, les engins auraient été déposés par des Européennes dont le signalement serait connu.»
Bien plus tard, un site français spécialisé en histoire fait remarquer que, ce qu’il appelle «les agents d’exécution» étaient «des jeunes filles». Les bombes ont été déposées au nez et à la barbe des patrouilles militaires et de police, noteront plus tard les historiens. Djamila Amrane (Danielle Minne, une des poseuses de bombes) a relevé que «les deux-tiers des bombes ont été déposées par des femmes seules ou accompagnées de militants» en riposte à la violence meurtrière exercée contre les musulmans par une bonne partie de la population européenne (ratonnades et lynchage) et par la police et l’armée françaises (tortures et disparitions).
Les ultras, partisans de l’Algérie française, issus de la communauté européenne, majoritairement raciste, avaient dépassé le stade des insultes comme «sale Arabe!», «bicot !», «raton !», et instauré un climat de terreur contre la population musulmane. Anticipant sur ce que fera quelques années plus tard l’OAS (Organisation de l’armée secrète, de tendance néo-nazie) et en droite ligne d’une série interminable de crimes abominables contre l’humanité commis par la soldatesque française depuis qu’elle a envahi l’Algérie, les ultras de l’Algérie française se sont attaqués à la population musulmane, dans la nuit du vendredi 10 août 1956, en plaçant une bombe, au pied d’un immeuble, rue de Thèbes, dans La Casbah, quartier densément habité. Plusieurs maisons s’écroulèrent sous l’effet de l’explosion qui surprit les familles dans leur sommeil. Le bilan établi par les riverains parle de 70 morts, dont des enfants, et de nombreux blessés.
Le film de Gillo Pontecorvo, «La Bataille d’Alger», a restitué la manifestation de colère qui a suivi cet acte criminel, et la promesse faite par les responsables du FLN que les victimes seraient vengées. Dans les djebels, de durs combats étaient imposés à l’Armée de libération nationale (ALN) par l’armée française soutenue politiquement et en équipements militaires par l’OTAN. Comme dans les villes, le peuple algérien participait dans les campagnes, de diverses manières, au combat contre le colonialisme en fournissant au FLN et à l’ALN, l’assistance dont ils avaient besoin. Les représailles immédiates et sans jugement, par instinct bestial, de l’armée coloniale, tournaient souvent au massacre de la population avec la destruction de villages entiers. Les pratiques criminelles de l’armée française étaient courantes. «Nous arrêtons des suspects, nous en relâchons, nous en tuon. Ce sont tous les fuyards abattus que tu vois dans le journal, de drôles de fuyards ! Nous en poussons dans le vide de l’hélicoptère au-dessus de leur village. Criminel, inexcusable. La solution militaire n’a aucun résultat ici «(lettre d’un militaire français, à son épouse, le 26 juillet 1956, citée par Raphaëlle Branche, dans «Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?. Enquête sur un silence familial»). La nature n’échappe pas à la sauvagerie de l’armée française. En octobre 1956, un militaire appelé affecté dans le Constantinois adresse une lettre à son père (citée par Raphaëlle Branche) : «La région qui nous entoure est montagneuse (300 à 500 mètres), couvertes de forêts brûlées par les forces de «pacification «pour nous permettre de voir clair ». Dans une autre lettre, il lui révèle la pratique des exécutions sommaires de prisonniers, en lui expliquant le sens de l’expression «corvée de bois» qui «consiste à emmener le suspect en patrouille, on le détache et on lui dit : «Tu es libre». Il fait deux pas et on le descend en lui tirant dans le dos».
La pratique de la torture n’a pas attendu l’arrivée des parachutistes. Jusqu’à début 1957, les interrogatoires étaient menées par la police, la DST (Direction de la surveillance du territoire), dont la torture «était peut-être moins hystérique que celle pratiquée plus tard par les «paras» (qui n’étaient pas encore rentrés à Alger) mais plus professionnelle et efficace»…, se souvient Jules Molina (in «Un communiste d’Algérie»), arrêté au début du mois d’avril 1956.
C’est dans un contexte de violences inouïes contre la population musulmane, que les premières bombes réglées par Taleb Abderrahmane, posées par Zohra Drif et Samia Lakhdari, explosèrent le 30 septembre 1956, à Alger, l’une au Milk Bar (ex-place Bugeaud, place Emir Abdelkader) face au siège de la 20ème Région militaire de l’armée française, et l’autre à la Cafeteria (rue Michelet, actuelle rue Diddouche Mourad), face à l’Université. Les services de répression sont désorientés par les faux aveux de militants, arrachés sous la torture. Ainsi, Melle Emma Nahon est accusée d’avoir déposé la bombe du Milk Bar et Raymonde Peschard, recherchée partout, «sans doute réfugiée dans l’Aurès», lit-on dans la presse coloniale de l’époque, est désignée comme l’auteure de l’attentat contre la Cafétéria (Dépêche Quotidienne d’Algérie du 9 janvier 1957).
A la fin de l’année 1956, les ultras de l’Algérie française récidivent. Ils profitent des obsèques de Amédée Froger (maire de Boufarik, tué le 29 décembre 1956, alors qu’il sortait de son domicile de la rue Michelet) et entraînent la foule des Européens à donner libre cours à leur racisme en participant aux ratonnades. Des Algériens sont lynchés. Ratonnades, c’est ainsi que les partisans fanatisés de l’Algérie française désignaient leurs opérations lâches de lynchage d’Arabes, comme ils nous appelaient alors. Aux cris de «Tuez-le !», ils se mettaient à plusieurs pour s’acharner sur l’Arabe qui, par malheur, tombait entre leurs mains, dans les quartiers où ils étaient en plus grand nombre. Après l’avoir jeté à terre, ils le rouaient de coups jusqu’à la mort et l’abandonnaient, son corps gisant sur le sol. A partir du 7 janvier 1957, à Alger, les partisans fanatisés de l’Algérie française seront renforcés par le soutien que leur apportent les parachutistes. «L’ensemble des pouvoirs de police, normalement dévolus à l’autorité civile, sont dévolus à l’autorité militaire», c’est ainsi que le général Jacques Massu, chef des paras de la Xème Division, reçoit tous les pouvoirs pour le «maintien de l’ordre» dans l’agglomération d’Alger. Les tortionnaires ont la voie libre. Pour les officiers parachutistes, la justice expéditive doit remplacer la justice «selon la procédure du Code pénal». C’est le règne de l’arbitraire déroulant la séquence répressive criminelle : enlèvements, rafles, fichage, interrogatoires, torture, exécutions sommaires de suspects, souvent publiques devant la population musulmane, disparitions. Dès le 8 janvier 1957, Massu se met à l’œuvre et, sans attendre, déclenche la machine répressive ; ses paras investissent La Casbah à 3h du matin. La presse coloniale parle de «super opération Casbah» et étale le bilan des arrestations et des armes et explosifs saisis. Une semaine après la «super opération Casbah», trois autres «opérations surprises» sont menées à La Casbah, Saint-Eugène et Maison Carrée. Les photos des «terroristes» arrêtés et les images des stocks d’armes récupérées couvrent les Une des journaux.
Les arrestations sont effectuées selon le même «protocole» : les paras font irruption dans les habitations en pleine nuit à la recherche des «suspects» qui sont enlevés brutalement à leurs familles et emmenés dans des camions GMC, vers «une destination inconnue» pour être interrogés, c’est-à-dire soumis à la torture décrite par Henri Alleg dans son livre «La question». Quand le temps presse, la descente des paras au domicile est effectuée de jour et en cas d’absence du «suspect», l’enlèvement se fait là où il est retrouvé, sur le lieu de travail ou en pleine rue. En appui à la lutte armée, le CCE a décidé d’agir au plan politique par l’organisation d’une grève générale et nationale de 8 jours, du 28 janvier au 4 février 1957, sur fond de «stratégie de la bombe» inaugurée fin septembre 1956 (à l’instigation du Comité de coordination et d’exécution, CCE, comme l’a noté Ben Youcef Ben Khedda – qui en était membre – dans son témoignage publié par Majallat Ettarikh, 1er semestre 1986).
En participant à la mise en œuvre de la «stratégie de la bombe», les jeunes fidaiyates savaient qu’elles risquaient leurs vies. Le 26 janvier 1957, pour arriver au cœur du «territoire ennemi», entre le carrefour des Facultés (Place Audin aujourd’hui) et la Grande-Poste, le secteur «chaud» (c’est le terme utilisé par Ben Youcef Ben Khedda), les jeunes fidaiyates Djamila Bouazza (pour le Coq-Hardi), Fadhila Attia (pour la Cafeteria) et Zahia Kherfallah et Danielle Minne (pour l’Otomatic) parcourent un long trajet dans «une capitale assiégée, labourée en long et en large par la noria des patrouilles aux aguets», telle que l’a décrite Ben Khedda. Elles ont transporté des bombes qui auraient pu exploser dans leur sac et déchiqueter leurs corps. Elles avaient toutes les raisons acceptables de faillir à leur mission, mais elles ont agi volontairement pour la cause nationale. Rien ne les a perturbées. Les jeunes fidaiyates ont posé les bombes dans les lieux qui leur ont été désignés par leurs responsables FLN. Des lieux fréquentés par des Européens et des militaires français, notamment des parachutistes. Leur exploit est exceptionnel. Dans l’édition du 12/13 mai 1957 la presse colonialiste rapporte les paroles de Djamila Bouazza après son arrestation : «J’ai conscience de l’honneur de mon geste». M’hamed Rebah