Aux sources du Jazz

Musique afro-américaine

Issu des traditions populaires sacrées et profanes des communautés noires américaines, le jazz est identifié par un caractère spécifique lié à l’interprétation du rythme, le swing, auquel s’associent le traitement sonore en imitation de la voix humaine et la stylistique du blues.

Apparu dans les premières décennies du XXe siècle, le jazz s’est rapidement imposé comme l’une des traditions musicales les plus riches et les plus vivantes de ce siècle.
Plusieurs explications ont été avancées sur l’origine très controversée et incertaine du terme «jazz». Le jazz a une histoire. Il est l’aboutissement d’un processus d’évolution de la musique afro-américaine, qui intègre certaines techniques de la musique européenne aux éléments issus de la musique des esclaves africains déportés : works songs et negro spirituals d’une part ; brass bands et ragtime d’autre part.
Les caractéristiques stylistiques, qui donnent au jazz son identité, émergent progressivement depuis la fin du XIXe siècle, essentiellement avec les minstrels ( » ménestrels « ), orchestres plus ou moins importants composés de cuivres et parfois de cordes qui jouent une musique syncopée, et avec les pianistes de ragtime. Ces caractéristiques se sont codifiées progressivement au début des années 1920 dans les différents centres régionaux ou locaux où se développe le jazz. Rapidement, sa codification atteint un équilibre de perfection classique dans les deux grandes métropoles économiques des États-Unis, New York et Chicago, et dans l’un des grands centres agricoles, Kansas City.

Géographie culturelle du jazz
Très longtemps, la thèse selon laquelle le jazz serait ponctuellement et spontanément né à La Nouvelle-Orléans, pour se répandre ensuite dans tous les États-Unis, a été admise. La capitale de la Louisiane, qui compte très tôt de nombreux esclaves africains, est certes, par son rayonnement exceptionnel, parmi les premiers centres majeurs de l’histoire de la musique afro-américaine. Cependant, elle n’est que le point de convergence d’une vaste région, englobant tout le delta du Mississipi et de très grands territoires d’États limitrophes, et elle n’est pas la seule. Les recherches récentes tendent à démontrer que le phénomène s’est produit ailleurs : la côte Nord-Est (Philadelphie, New York, Baltimore) depuis le XVIIIe siècle, mais aussi Kansas City et Sedalia (Missouri) vers le milieu du XIXe siècle sont les centres d’une intense activité musicale des communautés noires qui y vivent, chacune apportant un style propre à la musique de jazz.

À partir des années 1920, la musique de jazz apparaît dans tous les lieux où existe une concentration de population de couleur, venue le plus souvent du sud des États-Unis. Outre les centres urbains évoqués ci-dessus, certaines villes américaines sont ainsi devenues de véritables écoles :Memphis (Tennessee), Saint Louis (Missouri), Pittsburgh (Pennsylvanie), Detroit (Michigan), Toledo (Ohio), Washington (DC), Los Angeles (Californie), Austin, Fort Worth et Dallas (Texas), Little Rock (Arkansas), Tulsa (Oklahoma). Les  » territory bands « , orchestres itinérants de toutes ces villes qui animent la vie musicale d’immenses territoires alentour, sont les réservoirs de talents pour les grandes métropoles : La Nouvelle-Orléans, Chicago, Kansas City, New York et Los Angeles.

Le style New Orleans
La Nouvelle-Orléans, New Orleans après le rattachement à l’Union en 1812 de la Louisiane, achetée 80 millions de francs au Premier consul Bonaparte par le traité du 30 avril 1803, devient la ville de plaisirs des États-Unis. Son passé espagnol et français l’ont marquée ; elle garde de sa latinité un goût prononcé pour la fête et, de son catholicisme, un certain sens de la tolérance. Son libéralisme ambiant tranche avec le puritanisme du Nord. Conscientes de cette réalité locale, les nouvelles autorités gèrent, de manière pragmatique, ces contraintes.
Le style New Orleans est caractérisé par une polyphonie complexe organisée autour d’une voix principale, et par des rythmes syncopés appliqués à une métrique de marches militaires (marche à 2 temps empruntée à la tradition française, mais aussi marche à 3 temps spécifique aux musiciens de la région), ce style musical tranche par une instrumentation originale, essentiellement composée d’instruments à vent (trompette, clarinette, trombone, tuba, plus tard saxophone) et d’une batterie, auxquels s’ajoutent parfois quelques instruments à cordes comme le violon et, surtout, le banjo et la guitare. Le piano n’y est intégré que dans les établissements de plaisirs. Un certain nombre de musiciens ont écrit la légende de cette forme musicale afro-américaine, tels les trompettistes Buddy Bolden, Manuel Perez, ou les clarinettistes légendaires Alphonse Picou, et Lorenzo et Luis Tio, dont nous ne savons rien, sinon l’admiration que leur portent leurs successeurs, parmi lesquels les trompettistes Joe  » King  » Oliver et Freddie Keppard le tromboniste Edward  » Kid  » Ory Sidney Bechet et Louis Armstrong.

Les influences de Chicago et de Kansas City
Chicago, qui n’abrite pas de communauté noire anciennement établie, ne connaît pas de développement musical original comparable avant la fin des années 1930. Métropole d’intense activité économique jusqu’au «jeudi noir» de Wall Street (29 octobre 1929), elle attire les populations noires à la recherche d’emplois, parmi lesquelles des musiciens du Sud, frappés par la fermeture de Storyville imposée par la marine américaine en 1917. En revanche, à Windy City ( » Chicago venteuse « ) se poursuit l’intégration des différents courants musicaux noirs, déjà entamée à Crescent City (le Mississippi dessine un croissant autour de La Nouvelle-Orléans). Les grands orchestres recrutent des Louisianais et intègrent les différents univers musicaux afro-américains (ragtime, blues, gospel, boogie-woogie, piano stride, etc.). La situation économique de l’entre-deux-guerres y maintient difficilement les activités musicales.
Vers la fin du XIXe siècle, un prédicateur du nom de Benjamin Singleton attire une forte colonie de paysans noirs du Missouri à Kansas City, ville en pleine expansion, grâce à son marché à bestiaux. Les lieux de distractions, nombreux, sont animés par plusieurs formations de ragtime. Musique d’église et blues sont le terreau sur lequel s’épanouit un style original, qui trouve dans la population de couleur un public particulièrement réceptif. En outre, depuis le début des années 1920, le maire de la ville, Tom Pendergast, «aménage» les mesures organisant la prohibition officielle. Les cabarets du quartier «chaud» de Vine Street accueillent les groupes venus de partout. La ville a aussi ses héros : les pianistes Sammy Price, Pete Johnson, le trompettiste Hot Lips Page, les saxophonistes Lester Young, Charlie Parker, les chanteurs Jimmy Rushing, Joe Turner, etc. Tous travaillent dans les célèbres formations de Bennie Moten, d’Harlan Leonard, d’Andy Kirk ou les Blue Devils de Walter Page, avant que Count Basie, en 1937, ne s’impose. Son orchestre et celui de Jay McShann illustrent parfaitement ce style fait de riffs simples et dansants, sur un tempo souple (bounce), permettant de longues improvisions dans des contests mémorables. L’école de Kansas City est déterminante dans l’histoire de la musique afro-américaine par sa contribution à la définition du «jazz classique» , en même temps qu’elle prépare, avec l’intrusion de la stylistique du blues dans le langage du jazz, la révolution du be-bop, dont Charlie Parker est l’un des initiateurs.

La côte nord-est
La côte nord-est, et plus particulièrement New York, est depuis le XVIIIe siècle une région où vivent des Noirs libres. N’ayant pas eu besoin d’attendre l’abolition de l’esclavage pour s’exprimer au grand jour, ils ont organisé des activités nombreuses, en particulier musicales. New York voit ainsi la constitution d’orchestres où se sont formés les musiciens. Ce contexte musical s’est naturellement avéré déterminant pour le développement du jazz. Les premiers grands orchestres de New York sont souvent dirigés par des «jeunes gens de bonnes familles» (tels Fletcher Henderson ou Edward Duke Ellington). L’arrivée de musiciens du Sud, notamment néo-orléanais, leur donne une couleur nouvelle, obligeant à une synthèse des courants musicaux dont l’association Louis Armstrong Fletcher Henderson (1924) demeure le modèle historique. New York (par son pouvoir d’attraction) et Harlem (par sa capacité d’intégration) deviennent ainsi le centre national américain où s’écrit l’histoire du jazz.
L’école du piano stride de Harlem affranchit la nouvelle musique des contraintes de l’écriture du ragtime, en même temps qu’elle découvre les vertus du swing comme auxiliaire de cohésion dans l’interprétation des parties improvisées. Jusqu’en 1939, les grands orchestres (Fletcher Henderson, Duke Ellington) n’auront d’autres objectifs, au travers des arrangements de Benny Carter ou Don Redman, que de parfaire cette pulsion si particulière à l’intérieur du rythme, pour le plaisir des danseurs du Savoy Ballroom ou du Cotton Club.

B.T.M.B.