Un exemple flagrant de raison de la « fuite des cerveaux »

Un autre petit bout de ma biographie : « Poussé à l’exil »

Un exemple parmi tant d’autres. Le mépris date malheureusement depuis belle lurette. Début de l’hémorragie. Quel gâchis ! Reconnu, respecté, estimé, considéré ailleurs. Ignoré, mésestimé, discrédité, méprisé chez soi.
Début de l’automne 1980, cinquième semestre, ma troisième année à Boumerdès, avec quelques collègues, nous étions affectés à Oran pour un stage pratique d’un mois au complexe GNL d’Arzew.

Le 10 octobre 1980, à 13 h 30 précise, j’étais à à la mosquée Benbadis à Oran pour la prière du vendredi, quand, tout à coup, nous avons senti la terre bouger. C’était le tremblement de terre d’El-Asnam.
Une ville située entre Oran et Alger, un séisme d‘une magnitude 7,2 sur l’échelle de Richter. Ce séisme est la catastrophe la plus destructrice en Algérie depuis l’indépendance.
La mort était présente à chaque instant, la ville était pétrifiée. Un nombre incalculable de cadavres qui sortaient les uns après les autres de ces amoncellements de ruines. Les blessés, les disparus et les sans-abris se comptaient par milliers.
Comment l’Algérie s’est-elle organisée face à ce drame gigantesque, comment la solidarité internationale s’est-t-elle appliquée pour ce drame qui s’est reproduit pour la 4e fois en 50 ans en Algérie. Car en septembre 1954, un séisme d’une magnitude de 6,7 sur l’échelle de Richter avait déjà secoué El-Asnam, qui portait alors le nom d’Orléansville, faisant 1340 morts.
La terre avait également tremblé auparavant, en 1922 et en 1934. C’est une région qui souffre en permanence d’activités sismiques. Et le risque qu’une telle catastrophe se reproduise est élevé.
Comment le pays a-t-il réagi en améliorant la coordination des secours au niveau national, en repensant ses normes parasismiques et en éduquant et sensibilisant la population ?
Beaucoup de voix se sont élevées pour chercher les raisons, prévoir, prévenir les prochains risques sismiques dans la région. Parmi ces voix, celle d‘un jeune, éminent Algérien, la trentaine, qui commençait à se faire connaître mondialement dans la recherche sismologique.
L’Algérie indépendante ne pourrait être que fière, car c’est un enfant du pays, formé par l’école algérienne.
Said Salah-Mars est né en 1950 à Oued Zenati, il a fait toute sa scolarité à Constantine. Il a eu son Bac en 1969.
Il a acquis le diplôme d’ingénieur en génie civil, école polytechnique d’Alger 1975. Bien qu’il ait connu un parcours classique, Said Salah-Mars a tracé un sillage bien à lui en empruntant des chemins singuliers. Après, il a obtenu une bourse pour poursuivre ses études aux États-Unis.
Il fréquenta l’Université de Stanford, l’une des meilleures au monde, laquelle depuis sa création est liée à plusieurs lauréats prix Nobel de physique, chimie, science économique et même médecine.
Said Salah-Mars s’est spécialisé en mécanique des sols et en sismologie, il a fini sa formation en 1980. Une année de gloire pour l’université de Stanford, car elle a coïncidé avec l’attribution du prix Nobel de chimie à l’un de ses professeurs émérite Paul Berg.
Durant sa formation aux États-Unis, Said a vécu et a exercé au milieu d’autres intellectuels, il a côtoyé d’autres chercheurs de renoms, il s’est trouvé dans un environnement où l’excitation intellectuelle intense encourage à aller toujours plus loin dans une ambiance qui favorise l’épanouissement. On ne saurait citer la personnalité de Said Salah-Mars, sans souligner sa sagesse, sa modestie, sa communication, l’écoute, son respect envers les autres, sans oublier bien sûr la place fondamentale de la recherche dans tous ses travaux.
Muni d’une sensibilité éclectique, ouverte, où la fascination de faire des découvertes n’exclut pas l’émerveillement pour les grands chercheurs qui ont tant donné à l’humanité.
Said s’est toujours caractérisé avant tout comme un « scientifique universaliste » que passionne la physique.
A la fin de ses études, en 1980, heureux, motivé, enthousiaste, Said Salah-Mars était parmi le très peu d’Algérien qui sont retournés au pays pour partager, transmettre tout ce qu‘il a acquis comme connaissance et expérience.
Lors du séisme d’El Asnam, en toute modestie, bien qu’il soit doué de capacités extrêmes dans l’écoute et la communication, il ne passe jamais pour celui qui va expliquer les choses. Il se présenta gracieusement comme spécialiste afin de participer à l’étude de séisme et surtout fournir des éléments d’aide aux autorités locales chargées de la gestion et l’évaluation des prochains risques sismiques dans la région.
Hélas, les autorités de l’époque lui ont fermé toutes les portes, ils ne l’ont pas pris en considération, ils lui ont même interdit l’accès dans le site. Ils ont préféré plutôt faire appel aux spécialistes américains, une délégation composée de plusieurs experts et ingénieurs.
Les premiers signes de la très mauvaise gestion, un obstacle à la compétence algérienne est un obstacle à la progression, un obstacle à l’Algérie tout court.
A quoi ça sert d’octroyer une bourse à un jeune, l’envoyer étudier ailleurs, faire des recherches pour accumuler le plus d’expérience, à quoi ça sert de dépenser tout cet argent si nous ne pouvons pas l’écouter, si nous le respectons pas, si nous ne le considérons pas.

Ignoré et méprisé chez soi, considéré et très estimé ailleurs

A l’arrivée de la délégation américaine sur les lieux sinistrés, les autorités algériennes étaient surpris de constater que le chef de la délégation américaine n’était autre que Salah Mars Said.
A L’époque déjà, c’était une sommité mondiale, reconnue ailleurs et ignoré dans son propre pays.
Un large inventaire des dommages a été entrepris par cette délégation dont, on ignore l’utilisation de ces données à long terme pour l’évaluation du risque sismique dans la ville.
Pour ne pas trop avoir à se confronter aux autorités, en 1981, il s’est rabattu sur l’université de Constantine comme enseignant avec un salaire misérable.
Entre 1983 et 1985, sans être payé, seulement des indemnités, il a passé son service militaire en restant enseignant à l’université de constantine.
Malheureusement, il n’a trouvé personne à l’écoute.
C‘est à partir de ces comportements où règne dans sa toute puissance la subjectivité humaine, le mépris, la médiocrité dans tous ces sens qui nous renvoie à l’effroyable exil.
Le début de l’hémorragie a bien commencé. C’est dans ce contexte que prend racine ce qu’on appelle ordinairement « la fuite des cerveaux »
Les pays occidentaux ne lésinent pas sur les moyens pour dénicher et faire travailler les talents issus des pays en voie de développement.
Justement, en 1985, afin qu’il puisse continuer à faire ses recherches, les États-Unis ont fait appel à lui en raison de ses expertises, de ses connaissances, de sa maîtrise, de son expérience dans le domaine de la sismologie.
Il est retourné en Amérique où il a vécu depuis 1985 jusqu’à sa mort au mois de décembre 2014. Allah yarahmou.
Il a continué à faire des recherches en préparant son Ph.D (Structural & Geotechnical Engineering) qu’il a obtenu en 1988. Quelques années plus tard, il a participé avec d’autres sommités mondiales au gigantesque Projet « Delta Risk Management Strategie » pour évaluer à l’aide d’une analyse probabiliste le risque sismique au cours des 200 prochaines années.
En parallèle, il a fait des recherches pour la NASA afin d’identifier les couches géologiques de la lune. A travers Said, beaucoup d’autres chercheurs ont quitté le pays. L’Algérie se vide de sa matière grise et de ses compétences qui peuvent être considérées comme un frein à son développement et qui en pose un sérieux obstacle.
D’autres apprennent de leurs erreurs en acquittant l’enseignement pour éviter d’en refaire les mêmes et d’autres avec aucune stratégie continuent à en commettre en vivant avec ses conséquences négatives. Malheureusement, l’hémorragie ne s’est pas arrêtée et ces statistiques font froid dans le dos. Ces dernières années, l’Algérie a perdu des milliers de chercheurs dans tous les domaines.
La vie est bien limitée et nous n’avons ni le temps ni le droit de nous mentir à nous mêmes.
Au fur et à mesure, elle risque de perdre toutes ses compétences. Aujourd’hui, cette matière grise est présente partout dans le monde, elle fait le bonheur des pays occidentaux, notamment aux Etats-Unis et au Canada.
La question est d’aller chercher les causes qui sont à l’origine de ses départs sous d’autres cieux plus cléments, plus hospitaliers et certainement moins hostiles à la recherche, pour bien comprendre que ce n’est pas seulement une question de rémunération.
Kamel Hamdi-Pacha