Une longue histoire du périple humain interminable

L’émigration

Historiquement, le phénomène d’émigration remonte à la nuit des temps. Nous sommes tous des fils et filles d’immigrés. L’humanité est formée d’immigrés. Il n’existe pas de peuple éthiquement pur. Racialement homogène. L’humanité est le fruit d’un brassage perpétuel de peuples, de mélange de « races ».

L’Algérie, elle-même, est une terre d’accueil : elle est composée d’habitants descendant d’Egyptiens, Irakiens, Saoudiens, Yéménites, Tunisiens, Marocains, Africains, Italiens, Espagnols, Germaniques (Vandales), Byzantins, etc. Longtemps, l’Algérie fut un pays d’accueil et d’occupation étrangère (elle a accueilli des milliers de tribus venues de plusieurs pays, et a été conquise de force par plusieurs puissances étrangères).
Et, à présent, c’est autour de certains Algériens, à l’ère du capitalisme mondialisé, d’émigrer vers d’autres terres d’accueil pour vendre leur force de travail, bénéficier de meilleures conditions de vie, de salaires confortables. C’est la loi de l’évolution humaine. A plus forte raison sous le capitalisme caractérisé par la circulation permanente des marchandises et des personnes. L’émigration des capitaux comme des personnes est constitutive du capitalisme.
« La pauvreté pousse à l’émigration, la richesse invite à l’expatriation, mais une fois arrivés nous sommes tous des immigrés ». La pauvreté est répulsive, la richesse attractive.
Tout prolétaire menant une vie de clodo, désireux furieusement lui tourner le dos, se met en quête de l’eldorado, y compris en acceptant de vivre dans un pays étranger en clando.
Telle était la situation en Europe durant des siècles. Dès la fin du XVe siècle, l’Europe était devenue une terre d’émigration. Des millions d’Européens, ces « harraga » du début du capitalisme, prenaient d’assaut des embarcations de fortune pour gagner le Nouveau Monde, de nouvelles contrées, au péril de leur vie. Sans passeport, ni visa. Avec comme seul bagage, leur force de travail. Ou leur sens du commerce, des affaires, du business. Ou leur esprit prédateur, dominateur, colonisateur. Comme ce fut le cas avec les migrants envahisseurs européens partis conquérir l’Amérique. Les États-Unis sont un pays artificiel bâti par des vagues d’immigrés successives.
La classe ouvrière européenne elle-même était composée à 100% d’immigrés. On l’oublie souvent. Pour prendre le cas de la France, la classe ouvrière française, par définition urbaine, est issue de l’émigration paysanne, de l’expatriation forcée de la population rurale, expulsée de sa terre pour la contraindre à migrer vers les villes nouvellement industrialisées, agglomérations industrielles en quête de main-d’œuvre.
La France officielle et institutionnelle, c’est-à-dire monarchique, nobiliaire et seigneuriale, est elle-même l’œuvre d’immigrés « barbares ». Ne pas oublier que les véritables bâtisseurs de la France sont issus des populations immigrées germaines, notamment les Francs. Eux-mêmes seraient apparentés aux Turcs et aux Macédoniens. Les Francs proviennent de recompositions de multiples tribus antiques migratoires, les Amsivarii, les Chattuarii et les Chattii, etc. Par commodité et par habitude, les Romains les désignaient sous le nom de « Francs ». Selon les historiens, les Francs est une peuplade de Barbares ayant longtemps erré à travers l’Europe avant de s’établir dans les provinces romaines qu’ils auraient conquises à partir du Ve siècle, avant d’envahir la Gaule ou les Gaules.
Sans les invasions barbares, donc sans l’arrivée des migrants germains, la France (inexistante à l’époque ; et si auparavant la Gaule a pu entrer dans l’histoire, c’est grâce aux étrangers Romains qui, par l’administration et le droit, ont rassemblé les Gaulois, auparavant désunis) aurait connu un destin moins royal (au double sens du terme). Quatre peuples germains ont envahi la Gaule après la chute de l’Empire romain, mais seuls les Francs, tribu guerrière, ont réellement imposé leur puissance. Bien plus en tout cas que les Alamans (implantés en Alsace), les Wisigoths (dans le Midi) et les Burgondes (en Bourgogne).
Il est important de souligner que dans la « France » de cette époque antique et proto-féodale, les hommes ne possédaient pas de langue unique, ni de cultes et cultures identiques, ni de conscience historique partagée, encore moins de conscience nationale. Mieux : la langue française n’existait pas, étant entendu qu’elle naît seulement vers l’an 900 d’un mélange de latin, de langue germanique et de francique. Elle se nommait alors le « françois » (prononcé « franswè »). À l’époque, la langue française n’était parlée que dans les régions d’Orléans, de Paris et de Senlis, qui plus est uniquement par les classes sociales privilégiées. Autrement dit, le reste de la population roturière, paysans et artisans, parlait leur dialecte local : alsacien, basque, breton, catalan, l’occitan ou langue d’oc, les langues d’oïl, etc. Ainsi, la France a été bâti par des immigrés (Francs), et elle a institué comme langue officielle une « langue étrangère » (en tout cas, des siècles durant, étrangère à l’écrasante majorité de la population de l’hexagone, qui parlait sa propre langue vernaculaire) : environ 80 % du vocabulaire français vient du latin, langue parlée en Italie, répandue par l’Empire romain antique.
Pareillement, la classe ouvrière européenne est une classe d’immigrés, issus des campagnes, de la paysannerie. Ces paysans campagnards durent quitter leur village pour émigrer dans les nouvelles villes manufacturières où ils étaient très mal accueillis, à la fois pour leurs mœurs jugées rustres et, donc, incompatibles avec les valeurs de la société « civilisée » d’accueil, et pour leur concurrence considérée comme déloyale (par leur acceptation de percevoir des rétributions modiques ils tiraient les salaires vers le bas).
L’ostracisme de l’immigré est aussi vieux que l’humanité. La politique de bouc-émissairisation des étrangers remonte à la nuit des temps.
Après une longue période de reflux du phénomène migratoire européen (les Européens (Irlandais, Allemands, Italiens, Espagnols, etc.) ont cessé d’émigrer après la fin de la Seconde Guerre mondiale, grâce aux Trente Glorieuses), à la faveur de l’entrée en crise de l’Europe, de nombreuses personnes commencent de nouveau à s’expatrier vers l’étranger pour fuir la misère.
En effet, depuis l’année dernière, du fait de l’aggravation de la crise économique dans toute l’Europe, des millions de personnes songent à s’expatrier à l’étranger pour fuir la cherté de la vie induite par l’inflation galopante spéculative et le chômage endémique.
Pour la seule Angleterre, 4,5 millions de Britanniques envisageraient de partir prochainement à l’étranger pour fuir la vie chère. C’est ce que révèle une enquête anglaise. Ce phénomène d’expatriation touche tous les pays européens. De sorte que l’on peut évaluer à plusieurs millions d’Européens susceptibles d’émigrer vers l’étranger. Comparé à nos quelques centaines de harraga algériens, cela ressemble à un véritable exode.
Parmi les Européens désireux de s’exiler, nombreux sont ceux qui choisissent d’émigrer dans un pays du Golfe, le nouvel eldorado des candidats à l’émigration en quête de prospérité. À l’instar de leurs ancêtres durant plusieurs siècles, ces nouveaux migrants ne font que suivre leur instinct de survie qui leur dicte d’aller migrer sous de cléments cieux pour continuer à bénéficier de conditions de vie meilleures. Cette loi de survie migratoire, toute l’humble humanité, précipitée dans la misère, l’a accomplie à un moment donné de l’histoire.
Certains Algériens, depuis presque trente ans, consécutivement à la décennie noire, puis à l’absence de perspectives professionnelles, notamment pour la jeunesse pléthorique diplômée, choisissent, la mort dans l’âme, le chemin de l’exil pour s’assurer un meilleur destin. Ce départ forcé vers l’étranger est toujours vécu comme un déchirement, une amputation de soi. L’Algérien n’émigre pas parce qu’il n’aime plus son pays, mais parce qu’il aime trop la vie. Par amour de la vie, il sacrifie une partie de lui-même, sa famille, ses amis, son quartier, sa ville, pour vivre comme la majorité de ses semblables contemporains de tous les pays modernes dans des conditions sociales prospères : avoir un travail, disposer d’un logement décent, d’une vie conjugale heureuse, d’une progéniture éduquée et instruite, assurée de se bâtir un avenir radieux.
A l’ère du capitalisme mondialisé, caractérisée par l’interdépendance des entreprises et des capitaux, les échanges accélérés des marchandises, les salariés tendent également à s’intégrer dans ces dynamiques d’interconnexion et de circulation. Ils suivent le mouvement du développement et de migration technologique. Là où les progrès offrent de meilleures perspectives d’emploi et de meilleures conditions de vie, vers ces destinations, les prolétaires se dirigeront et immigreront. C’est la loi de l’offre et de la demande, qui s’applique également sur le marché de l’emploi, désormais étendu à l’échelle internationale. Là où l’offre du travail est plus abondante, la force de travail tendra à se diriger. Là où les conditions de vie sont meilleures, là où les populations pauvres immigreront.
Comme les capitalistes déplacent librement leurs capitaux et délocalisent aisément leurs entreprises aux quatre coins du monde comme bon leur semble, les prolétaires doivent également, pour assurer leur survie, user de ce droit de migrer là où ils peuvent bénéficier de meilleures conditions de travail et de rémunérations. Ils n’ont pas choisi de naître sous le capitalisme, qui plus est prolétaires (c’est-à-dire qui ne disposent que de leur force de travail pour survivre).
Cela étant, la terre appartient à toute l’humanité. Libre à chacun de trouver son bonheur dans un pays de son choix. Comme l’écrit Tobie Nathan : « On peut affirmer que la migration potentialise l’audace ». Elle peut en effet donner des ailes aux audacieux. Autrement dit, elle fournit la capacité à se surpasser, à être transcendé par une situation pour laquelle on se bat : une meilleure condition de vie. La migration peut transformer un chétif oiseau prolétaire, qui dépérit dans son nid national misérable, en aigle qui domine sa nouvelle terre du haut de sa réussite sociale, de sa prospérité personnelle.
L’expatriation peut être également source de richesse intellectuelle et culturelle. Ibn Sina, connu en Occident sous le nom d’Avicenne (du latin médiéval Avicenna), l’avait à juste titre discerné et souligné : « Le savoir acquis dans un pays étranger peut être une patrie et l’ignorance peut être un exil vécu dans son propre pays. ». Autrement dit, la pauvreté n’est pas seulement d’ordre matériel, mais intellectuel, culturel. De nos jours, certains émigrent pour des raisons intellectuelles, culturelles, cultuelles. Ils fuient l’aridité cérébrale et spirituelle de leur société sclérosée, répressive et oppressive.
Une chose est sûre, depuis que l’humanité existe, sa vie fut marquée par des périples, le nomadisme. En tout cas, avant d’être sédentaire, elle fut des centaines de milliers d’années durant nomade.
Le nomadisme est le propre de l’homme : il quitte son enfance pour l’adolescence, puis il abandonne l’adolescence pour entrer dans l’âge adulte, puis l’âge de la sagesse, la vieillesse. Un quartier pour un autre. Une ville pour une autre. Un pays pour un autre. Sa famille pour construire sa propre famille. Son épouse pour une autre. Un emploi pour un autre. La vie pour la mort.
Même mort, selon plusieurs religions monothéistes, il poursuit son périple nomadique, soit vers l’enfer ou le paradis. Y compris dans l’Au-delà, probablement les pérégrinations éternelles continuent à s’imposer aux âmes immortelles de l’homme.
Selon certaines croyances, adeptes de la métempsycose (passage d’une âme d’un corps dans un autre), la vie de l’être humain est une éternelle migration, puisque son âme voyage éternellement, elle passe successivement dans des êtres distincts (homme, animal ou végétal) au terme de chaque existence. En effet, pour cette doctrine, la transmigration des âmes peut intervenir non seulement dans l’humain (réincarnation) mais encore dans le non-humain, bêtes ou plantes.
Khider Mesloub