« L’islam rationnel de Souleymane Bachir Diagne »

Entretien avec Alioune Bah, auteur du livre :

Loin des tumultes mortifères du monde et des islamalgames ravageurs, c’est à une belle invitation au voyage, au coeur de la pensée éclairante de Souleymane Bachir Diagne, l’éminent philosophe sénégalais et enseignant à Columbia, que nous convie Alioune Bah au fil des pages de son livre : « L’islam rationnel de Souleymane Bachir Diagne » (Éditions Riveneuve).

Directeur du master « Philosophie et Psychopédagogie » à l’Université de Sonfonia, en Guinée, et rattaché au Centre de recherche en philosophie allemande et contemporaine de l’Université de Strasbourg, où il a obtenu son doctorat, Alioune Bah nous entraîne dans une immersion intellectuelle des plus enrichissantes et salutaires, à la découverte de la réflexion de l’un des plus grands philosophes contemporains.
Dans l’entretien accordé à Oumma, cet auteur de nombreux ouvrages, traitant notamment des différentes perceptions et représentations de l’islam en Europe, met en lumière l’infinie richesse de la pensée de Souleymane Bachir Diagne. Celle d’un islam rationnel qui rime avec modernité et émancipation, prônant les valeurs d’universalité, de citoyenneté et de coexistence harmonieuse dans un monde en proie à de profonds bouleversements et, pire encore, à l’hydre de la barbarie.

Avant d’aborder la pensée philosophique de Souleymane Bachir Diagne, pouvez-vous évoquer sa particularité en tant que penseur, notamment sa maîtrise remarquable de plusieurs disciplines, dont les mathématiques ?
Un mot pour vous remercier pour votre double intérêt pour ce livre et surtout pour la pensée du Professeur Souleymane Bachir Diagne, dont il représente une synthèse partielle, notamment sur les aspects liés à la religion musulmane.
Souleymane Bachir Diagne est un philosophe sénégalais, né en 1955. Normalien et agrégé, il a enseigné pendant 20 ans à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar avant d’aller dans les universités américaines. Depuis 2008, il enseigne à Columbia University.
C’est un philosophe dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire que sa recherche fait signe vers un ensemble de domaines où la science, la philosophie, les mathématiques et la religion ne sont pas marginalisées. Dans son autobiographie, Fagot de ma mémoire, le philosophe note ce qui a été sa trajectoire scolaire et universitaire. Il a fait l’option Mathématiques au lycée. Puis, à l’université, il s’est orienté vers la philosophie, avec cet accent sur la philosophie des sciences.
Sa thèse sur l’œuvre de Boole témoigne de ses connexions fécondes avec les mathématiques et surtout ces langages numériques qui ont désormais envahi notre monde avec la possibilité de créer des applications digitales. L’algèbre de Boole qu’il a étudié fait intervenir des chiffres 0 et 1 comme opérateurs de base dans la conception de système électronique. Le livre consacré à cette étude est intitulé : Boole, 1815-1864. L’oiseau de nuit en plein jour, Paris, Belin, 1989.
Le philosophe suit ici progressivement l’analyse du logicien pour exposer les conditions du passage de la logique du domaine philosophique vers celui des mathématiques. Les différents chapitres qui composent l’ouvrage sont orientés vers la démonstration claire et toujours précises des facteurs de la naissance de l’algèbre de la logique et la réforme de la logique aristotélicienne.
Une anecdote autour de son rapport aux mathématiques : un candidat au Bac de l’année 1982 me dit que lorsque Souleymane Bachir Diagne, alors inspecteur de Philosophie, vint leur donner le sujet de mathématiques, il ne se contenta pas simplement de lire le sujet, mais fit une explication pour leur montrer ce qu’il était précisément attendu d’eux. Il note avec admiration, « on s’est dit, mais il maitrisait ce domaine autant que la philosophie ».
L’on remarquera aussi que Souleymane Bachir est un boulimique de lecture, comme il le dit lui-même. Il fait partie des meilleurs connaisseurs de la littérature africaine. Il lit tout ce qui parait. Mais aussi de la littérature mondiale, c’est ce qui lui donne cette facilité d’être partout le bienvenu, parce qu’il a appris à saisir les imaginaires des peuples à travers leurs écrits.

L’œuvre de Souleymane Bachir Diagne aborde le thème de la place de l’humain dans le projet divin. Pouvez-vous nous expliquer cette idée qu’il développe, et inspirée du discours coranique « d’un consentement humain dans la prééternité » ?
En effet, dans l’œuvre de Souleymane Bachir Diagne, l’idée que l’humain est connecté à Dieu est centrale. C’est ce que j’appelle son anthropologie coranique. L’idée est celle-ci : « dans la prééternité, Dieu a créé les animaux, la nature et a proposé à ces éléments de porter le dépôt de la responsabilité. Aucune de ces créatures ne s’est engagée. C’est alors qu’il a créé l’humain qui a accepté de porter le dépôt. Le verset dit que « si le dépôt de la révélation avait été porté sur une montagne, elle se serait effondrée ». Et Iqbal a cette formule magnifique « quand la montagne perd son moi, elle devient du sable ». Effectivement, à la question « ne suis-je pas votre Seigneur », les humains ont répondu « nous le reconnaissons », nous le confessons (Coran 7, 172).
Sur la signification de ce verset, le philosophe sénégalais note que c’est le monothéisme qui est premier. C’est lui qui s’est désintégré en polythéisme sous toutes ses formes. Ce qui est primordial, c’est la connexion de l’humain à Dieu. Et Eric Geoffroy, spécialiste mondial du soufisme, soutient la même idée lorsqu’il écrit que « l’homme nait consacré à Dieu ». Autrement dit, partout, dans toutes les sociétés humaines, l’idée de Dieu a commencé par être. Les humains ont toujours recherché leur origine en attribuant à un principe transcendant une causalité qui les fait être.
Ce monothéisme primordial dans le Coran, qui est mis en exergue dans la pensée du philosophe sénégalais, note que l’humanité n’est pas un achèvement, mais une tâche. Qu’il nous incombe de réaliser notre nature pleinement humaine en développant nos capacités de connaitre, notre responsabilité et notre spiritualité. L’humain tendrait ainsi à son accomplissement, « l’humain accompli » dont parle le Coran et qui est le digne « tenant-lieu » de Dieu dans la continuation de la révélation du monde. C’est dire, à partir d’une lecture qu’il fait de Muhammed Iqbal, que Dieu n’a pas créé un monde statique, puisque chaque jour, Dieu ajoute à sa créature.
Cette anthropologie coranique ouvre vers une cosmologie ouverte dans laquelle rien n’est figé, tout est en vue d’un devenir. Le mouvement est ouvert. Il est ouvert dans le monde autant qu’il l’est dans l’individu lui-même. Ceci, comme un euphémisme, contrecarre la théorie du fatum dont on trouve un développement erroné dans la pensée de Leibniz, à laquelle le professeur Souleymane Bachir Diagne a proposé un article édifiant.
Au total, l’idée que l’humain est libre en son devenir est ce qui caractérise cette anthropologie coranique. Elle s’appuie sur l’inquiétude exprimée par les Anges quant à la création de l’humain et à la reconnaissance de la potentialité qui lui est assignée de devenir ce qu’il aura choisi d’être. Mais ce qui effraie terriblement les Anges, écrit le philosophe sénégalais, c’est la possibilité reconnue à l’humain de dire « Non ».Et il peut alors souligner que le premier acte de désobéissance de l’humain est en réalité son premier acte de libre arbitre. La liberté, voilà ce qui manque aux Anges, eux les « plus rapprochés de Dieu ». Il nous revient alors de saisir la plénitude des capacités qui sont reconnues à l’humain pour compétir dans la réalisation du bien, dans la proscription du mal et dans la promotion de la dignité humaine, partout et en tout temps.

Concernant le statut de la raison en islam, Souleymane Bachir Diagne rappelle que les occurrences coraniques sur l’activité rationnelle sont nombreuses. Pouvons-nous en déduire que l’usage de la raison est intrinsèquement lié à toute approche des sources scripturaires de cette religion ?
Absolument. Le Coran mentionne que ce qui distingue l’humain, c’est la possession de la raison. Les versets sont nombreux qui vont dans ce sens. Ils s’articulent sur les notions de raison, de réflexion, d’intelligence. D’ailleurs, on peut remarquer qu’après le nom Allah dans le Coran, les occurrences qui reviennent sans cesse sont liées à ces trois notions : raison, réflexion, intelligence. Le message coranique adresse en ce sens un enseignement précis : vous ne serez véritablement croyant que si vous vous référez également à l’activité rationnelle pour mener une existence décente.On en veut aussi pour preuve ce hadith, qui rapporte une situation pendant laquelle le prophète donnait les lettres de créances à un jeune gouverneur nommé Muadh Ibn Djabbal. Le hadith rapporte qu’après avoir répondu qu’il ferait référence au Coran, à la sunna, le futur gouverneur répondit au prophète que s’il ne trouve pas de références dans ces différents éléments, il ferait appel à la raison. Ce hadith vient accréditer les versets coraniques. C’est cette idée que l’on retrouve chez le professeur Souleymane Bachir Diagne selon laquelle la révélation a été adressée à l’humain parce qu’il est déjà équipé du matériel pour la décoder : la raison.
Propos recueillis par la rédaction Oumma
(A suivre)