A chaque 1er Mai, son contexte…

Journée internationale des travailleurs

Institutionnelles et enthousiastes ou plutôt revendicatives et réprimées, ou carrément dans l’indifférence, invisibles et aphones, les manifestations du 1er Mai en Algérie, ont reflété leurs contextes, progressiste ou de régression, sur plus d’une soixantaine d’années. En 1963, le premier «1er Mai» de l’Algérie indépendante, s’est déroulé plutôt dans l’euphorie révolutionnaire. On le comprend, la célébration de la fête des travailleurs se situait en droite ligne du combat libérateur déclenché le 1er novembre 1954, fruit d’une longue résistance anti coloniale qui avait duré 124 ans et qui a conduit à la victoire, consacrée, le 19 mars 1962, par le cessez-le-feu puis, début juillet, par le référendum d’autodétermination en faveur de l’indépendance proclamée le 5 juillet.
Dans le défilé du 1er mai 1963, les étudiants ont chanté l’Internationale et déployé une banderole où on pouvait lire : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !». Côté officiel, c’est tout un symbole : la place Sarrail (au Champ de Manœuvres) est débaptisée et s’appelle Place du 1er Mai ; le Bd Charles Lutaud qui longe la Maison du Peuple (ex-Foyer Civique) s’appellera Bd Aïssat Idir. La participation est massive dans les deux cortèges qui partent, sous une pluie fine, l’un de la place des Martyrs et l’autre du Ruisseau (El Anasser) pour converger vers la place du 1er Mai.
C’était l’époque des «immenses rassemblements de foules». «Par centaines de milliers, les Algériennes et les Algériens sont dans la rue, répondant sur un signe à tous les appels à manifester. Pour le 1er Mai, pour l’anniversaire du 1er Novembre 1954, devenu fête nationale, pour celui de la proclamation de l’Indépendance, le 5 juillet, et de multiples autres occasions… (Boualem Khalfa/ Henri Alleg/ Abdelhamid Benzine, La grande aventure d’Alger Républicain, Ed. Messidor, Paris, 1987).
Au bas de la Grande Poste, Bd Amirouche, le défunt Président Ben Bella et des membres de son Gouvernement se joignent au cortège qui vient de la place des Martyrs, pour participer au défilé. Ils s’installeront à la tribune posée devant la Maison du Peuple pour le meeting. Le Président Ben Bella parle du Fonds de solidarité nationale lancé sous le nom de ‘’Sandouk Ettadhamoun’’ et incite les Algériens à y contribuer par des journées de travail et à y mettre même leurs bijoux. Ce jour-là, rapporte le quotidien Le Peuple, les chevalières et les bagues ont disparu des doigts des officiels.
Immanquablement, le souvenir du 1er mai 1945 est évoqué. Boualem Khalfa, présent au défilé du 1er mai 1963 dans le carré des journalistes d’Alger Républicain, était dans la manifestation du 1er mai 1945 à Alger. Il était alors très jeune journaliste à Alger Républicain depuis à peine quelques mois, après avoir été instituteur dans la région de Chlef (à l’époque Orléansville).

Le souvenir du 1er mai 1945
«Sous la couverture des Amis du Manifeste, le PPA a appelé ses membres et sympathisants à défiler le 1er mai 1945, indépendamment de la CGT (Confédération générale des travailleurs). Boualem Khalfa fait partie du cortège qui, de la place du Gouvernement (aujourd’hui place des Martyrs) et de La Basse-Casbah, doit, en fin de parcours, rejoindre, devant la Grande- Poste, celui de la CGT. Les consignes données sont très strictes : pas d’armes, «pas même une épingle» ont formellement recommandé les dirigeants pour éviter toute provocation. Les mots d’ordre lancés sont précis et peu nombreux. L’un d’eux proclame : «Liberté pour tous» et un autre qui revient très souvent demande la libération des détenus politiques et notamment celle de Messali Hadj. Au cours de la manifestation, jaillit tout à coup de façon plus ou moins spontanée, un cri libérateur, scandé bientôt par la foule tout entière : «Yahia El Istiqlal !» (Vive l’Indépendance) et, soudain au-dessus des têtes, le drapeau algérien interdit est brandi. «Dans la rue d’Isly (actuelle rue Larbi Ben M’hidi), à la hauteur du casino, tout près du siège de la Xème Région militaire (de l’armée française), les forces de l’ordre barrent la route au cortège. Et, brusquement, sans semonces, les policiers ouvrent le feu. Les pavés se tachent de sang. Un des responsables de la daïra (district) du PPA, Mohamed Belhaffaf, est tué par l’une des premières rafales. Trois militants, Abdelkader Ziar, Mohamed Laïmèche et Ahmed Bouguemallah, sont eux aussi mortellement touchés. Sept autres, emportés par des amis, ne survivront pas à leurs blessures. Des dizaines d’hommes ensanglantés, soutenus par des manifestants valides, tentent de trouver refuge dans les couloirs et sous les portes cochères des immeubles avoisinants. Le cabinet du médecin-colonel Ali Cadi, situé tout au début de la rue d’Isly, est envahi par des jeunes gens blessés. Boualem Khalfa, dans le groupe de tête, a vécu cela et il ne pourra plus jamais l’oublier».

Les 1er Mai unitaires
Pour le deuxième 1er Mai, celui de 1964, le schéma d’organisation est le même : à Alger, deux cortèges, l’un du pont Polignac (Les Fusillés, Ruisseau) et l’autre de la Place des Martyrs, convergeant vers la Place du 1er Mai. Mais, le Président Ben Bella n’est pas dans cette manifestation, il participe au 1er Mai à Moscou où il est parti en visite.
A cette occasion, Alger Républicain va jusqu’à offrir à ses lecteurs, un journal dont l’encre a été parfumée au jasmin, Son numéro spécial 1er Mai et particulièrement la page Une sont illustrés de dessins de M’hamed Issiakhem, accompagnés d’un texte calligraphié en arabe. Le lendemain, le journal titre : «1er Mai, Triomphante marche des travailleurs vers le socialisme». L’année suivante, le 1er mai 1965, la manifestation est plus grandiose que jamais, c’est le titre en page Une, sur huit colonnes d’Alger Républicain, qui le suggère. La photo qui accompagne le titre, montre, côte à côte, le Président Ben Bella, Mouloud Oumeziane, secrétaire général de l’UGTA, Hadj Ben Alla, président de l’Assemblée nationale, Ali Mendjeli, vice-président de l’Assemblée nationale, et Bachir Boumaza, ministre de l’Industrie et de l’Energie.
L’UNEA, se souvient Abdel’alim Medjaoui, membre de son Comité Exécutif, participe avec les autres organisations nationales au défilé des travailleurs qui va de la Place des Martyrs à la Place du 1er Mai. L’UNEA met en avant, comme l’y appelle Mouloud Oumeziane, l’attention à porter aux problèmes économiques. (Le géant aux yeux bleus Ed. Casbah 2007).
A cette occasion, a lieu la première marche des facteurs après l’indépendance ; la première marche des facteurs en Algérie avait eu lieu le 4 avril 1952 à Alger.
A la tête d’une importante délégation, Houari Boumédiene, ministre de la Défense, est à Moscou où il assiste aux festivités du 1er Mai. En apparence, rien n’indique, alors, les tensions au sommet du pouvoir alors que très rapidement les évènements vont se précipiter pour amener le coup d’Etat du 19 juin qui renverse Ben Bella et porte Houari Boumediene à la tête du pays.

Le 1er mai 1966, l’évasion de Ait Ahmed
Un peu moins d’un an après ce qui est déjà appelé «redressement révolutionnaire» du 19 juin 1965, le défilé du 1er mai 1966 vise, de toute évidence, à montrer que rien de fondamental n’a changé. «Pour le triomphe du socialisme, union de toutes les forces révolutionnaires», titre El Moudjahid, reprenant le thème dominant dans les discours prononcés, y compris par le Président Boumediene. Rien de changé également dans les itinéraires des deux cortèges qui partent, l’un de l’avenue du 1er Novembre (place des Martyrs) et l’autre de l’avenue des Fusillés (El Anasser).
Mais l’événement majeur, passé sous silence par les médias, tous publics à l’époque, s’est passé dans un autre quartier d’Alger, à El Harrach, plus précisément la prison d’El Harrach où se trouvait détenu depuis octobre 1964, Ait Ahmed. Pendant que l’attention était portée vers la Place du 1er Mai, Ait Ahmed réussissait à s’évader en sortant par la grande porte de la prison, revêtu d’un haïk blanc au milieu des autres femmes de sa famille qui étaient venues lui rendre visite. Elles étaient elles aussi revêtues d’un haïk blanc. Le plan d’évasion avait été minutieusement mis au point par Lakhdar Rebbah, qui avait milité avec Ait Ahmed dans le PPA-MTLD dans les années 1940.

1er Mai 1967
Le Président Houari Boumediene avait choisi de passer cette journée avec les travailleurs du secteur autogéré agricole des Domaines Bouchaoui et Souidani Boudjemâa, à Cheraga, près d’Alger, accompagné de Ali Yahia Abdennour qui était ministre de l’Agriculture et de la Réforme agraire. Au centre des préoccupations du Président Boumediene, «la bataille économique». Dans son discours, ce jour-là, il annonce la Révolution agraire qui verra «l’abolition des grandes propriétaires foncières».
Dans le défilé traditionnel, organisé en deux cortèges, l’un au départ d’El Anasser, et l’autre de la place des Martyrs, pour converger vers la place du 1er Mai, les étudiants sont présents. Ils ont emprunté l’itinéraire qui part de la Place des Martyrs, derrière une banderole exigeant «la libération des militants socialistes» ; ils entrèrent vite «en choc frontal avec la police. Des échauffourées opposèrent les étudiants aux policiers armés de longs roseaux», se rappelle Larbi Oucherif, dirigeant de l’UNEA. Sur une banderole brandie par des travailleurs, on pouvait lire : «A bas l’impérialisme yankee ! Paix au Vietnam !», qui reflétait très bien l’actualité mondiale dominée par la guerre du Vietnam.

La décennie du terrorisme
Jusqu’à la fin des années 1980, les célébrations du 1er mai seront dominées plus nettement encore par le cachet institutionnel avant d’être estompées au cours de la période marquée par le terrorisme intégriste qui a frappé toutes les catégories de la population dont les travailleurs.
En décembre 1995, à Paris, à l’ouverture du Congrès de la CGT (Confédération générale des travailleurs), Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’UGTA, révélait qu’à cette date 300 syndicalistes avaient été assassinés par le terrorisme intégriste et 50.000 travailleurs avaient perdu leur emploi suite aux actes de sabotage économique. (Le Matin, 10 décembre 1995). Des dirigeants d’entreprises publiques avaient été assassinés et des usines, des chantiers, des équipements et moyens de transport incendiés, détruits ou sabotés.
Sur fond de terrorisme dévastateur, dès la décennie 1990, est mis en branle, le rouleau compresseur destiné à laminer l’encadrement du secteur des entreprises publiques, tout particulièrement industrielles. La privatisation programmée du tissu industriel national, dans le cadre du basculement à l’économie capitaliste, devait se faire à ce prix, aussi. Un secteur public riche et fort de ses ressources humaines qualifiées, compétentes et engagées, devenait un obstacle à abattre en priorité. La machine à broyer judiciaire va s’en charger opportunément «(Abdeltif Rebah, l’Algérie post-hirak A la conquête de l’avenir. Ed. APIC 2021).

Après 2020
En 2020, la journée internationale du Travail est célébrée dans des conditions mondiales inédites, marquées partout par la propagation du Covid-19. En Algérie, les travailleurs ont contribué de façon déterminante à ce que le pays continue de faire fonctionner ses services essentiels dans le contexte de la crise sanitaire et ont fait que le pays a continué «à tourner». Il s’agit du personnel de la santé, corps médical et paramédical, directement placé en première ligne du front de prévention et de contrôle de l’épidémie, mais aussi les travailleurs de l’assainissement et ceux qui produisent des produits de désinfection, et tous les autres travailleurs à divers postes.
«Dans des conditions sanitaires périlleuses, les travailleurs ont montré qu’ils étaient les véritables forces vives. Les travailleurs méritent qu’au plan des revenus, ils soient mieux lotis que les spéculateurs et les parasites qui s’enrichissent facilement sur le dos de la société, sans contre-partie réelle, uniquement par leur roublardise, leur propension à l’escroquerie et à la corruption, en profitant des largesses que leur ont offert durant près de quatre décennies, les politiques de libéralisation qui se sont succédées. Dans la pyramide des revenus et dans la hiérarchie sociale, les travailleurs doivent occuper le rang qui correspond à ce qu’ils apportent à la société». (ouvrage cité)
L’année suivante, en 2021, comme en 2020, les travailleurs ont célébré le 1er mai sur fond de crise sanitaire due au Covid-19. Avec le recul, on constate déjà que «la pandémie a agi comme un révélateur puissant des dégâts causés par les choix libéraux du début des années 1980». Un choix favorisé, encouragé et soutenu par les instances monétaires de l’impérialisme mondial (Fonds Monétaire International, Banque mondiale,…) qui, par le biais de divers mécanismes, a impulsé la constitution fulgurante d’une classe bourgeoise et d’une oligarchie, «étatiquement assistée», sur les décombres des acquis du développement national, et la naissance d’un capitalisme de la «chkara» dont les principales caractéristiques sont sa prédilection pour l’import-import et l’immobilier de rente, et son segment informel fait de bric et de broc» (ouvrage cité).

1er mai 2023
En 2023, le défilé traditionnel du 1er mai n’est pas organisé, mais un rassemblement est initié par l’UGTA à la Maison du Peuple, avec à peu près un millier de personnes. Reconnaissables aux tenues de travail et aux banderoles : travailleurs de l’ETUSA, de la voirie, du Port d’Alger, de la SEAAL. Pas de mots d’ordre, pas de revendications sur les banderoles. Une vingtaine de femmes seulement, très peu visibles, ce qui traduit, sans doute, l’absence des secteurs de l’éducation et de la santé, d’où la très faible présence de femmes. Présents au rassemblement de jeunes syndicalistes, encore attachés à la tradition révolutionnaire du 1er mai, sont amusés d’entendre la chanson de Rabah Driassa, Ouled Bladi, (chnana fel houssad, que les envieux enragent) diffusée en boucle par les hauts parleurs, au lieu de «Hasta siempre commandante», (l’hommage à Che Gurevara) qu’ils auraient voulu entendre en cette circonstance. M’hamed Rebah