Ses 5 romans phares racontés par 5 personnalités littéraires

Toni Morrison

Toni Morrison était la grande dame des lettres américaines. Lauréate du prix Nobel de littérature en 1993 et remarquable conteuse, elle a publié onze romans, qui explorent les différents versants de l’expérience noire aux États-Unis.

Ce sont des romans d’une puissance rare, qui tournent autour des thèmes de race, d’esclavage, d’inceste, de viol et de rédemption.

«Jazz» (1992), présenté par Gisèle Pineau
«Toni Morrison a été une très grande inspiratrice pour moi tout au long de ma carrière d’écrivain. Lire ses romans, c’était entrer dans le monde noir, avec ses hommes et femmes qui se débattent avec leur histoire, avec la grande Histoire – celle de l’esclavage -, mais aussi avec la petite histoire intime et familiale des Noirs, comme le raconte Jazz, mon roman favori. Jazz, c’est la rencontre d’un homme et d’une femme, dans le Sud des États-Unis, en Virginie, plus précisément. Ensemble, ils vont monter vers le Nord, vers ses villes vibrantes, croyant laisser derrière eux, pour de bon, les abominations perpétrées en toute impunité par les racistes du Ku Klux Klan, les hommes noirs pendus aux branches des arbres et flottant dans le vent comme autant de  » fruits amers « . Le couple Joe et Violette rêve de commencer une nouvelle vie et de se reconstruire. Ils n’ont pas eu beaucoup de chance. Joe a perdu sa maman très tôt et Violet souffre d’une blessure secrète qu’on ne va pas dévoiler ici. Nous sommes dans les années 1920. Harlem où le jazz est né et où le couple débarque, est l’un des quartiers les plus vibrants de New York. Toni Morrison raconte la ville comme nulle autre. Sous sa plume, la ville devient un personnage qui swingue, chante, bourdonne.
C’est le lieu de toutes les espérances et de dérives. Tel est le décor de Jazz, un récit d’adultère, suivi d’un crime passionnel. Devenu vendeur de produits de beauté, Joe a des entrées dans l’intimité des maisons. Comme l’opportunité fait le larron, profitant de l’accès qu’il a aux intérieurs des foyers, il séduit la jeune Dorcase, nièce d’une de ses bonnes clientes. Avec toute sa vitalité d’homme mûr, il s’attache à la jeune femme, car sa jeunesse est une promesse de renouveau, de nouvelles sensations et de bonheurs qu’il ne connaît plus avec sa femme. Avec Violette, c’était devenu la routine, la remémoration morbide de vieilles blessures qui ne se sont jamais refermées. Il est aussi jaloux du petit ami de Dorcase.
Pour la dernière, sa liaison avec le vieux vendeur de crèmes et autres produits promettant la jeunesse éternelle n’était qu’une histoire passagère. Petit à petit, Joe s’enferme dans une passion destructrice qui va le conduire à assassiner sa maîtresse. Le scandale éclate au grand jour lorsque, en proie à une crise de jalousie, Violet vient planter un couteau dans le visage mort de Dorcase en pleine cérémonie d’enterrement. Joe et Violette vont échapper à la prison, mais ils sont désormais condamnés à passer le reste de la vie à méditer sur les causes et les conséquences des dérives passionnelles et destructrices de leurs amours. Comment en sont-ils arrivés là ? C’est le thème de ce récit construit comme un morceau de jazz, avec ses improvisations, ses failles, ses brisures. La lecture de Jazz m’a libérée des servitudes de la langue, des conventions narratives et des rigueurs de la pensée qui enferment l’imagination de l’écrivain. Merci à Toni Morrison de m’avoir autorisée cette liberté-là.»

«Paradis» (1998), présenté par Ananda Devi
« C’est au début des années 1990, alors que je me trouvais aux États-Unis pour poursuivre mes études, que je suis tombée un peu par hasard sur les livres de Toni Morrison, plus précisément sur Jazz qui venait de paraître. Rien qu’en lisant les premières lignes, je fus conquise par la puissance, la cadence et la musicalité de cette écriture singulière. J’ai dévoré Jazz, avant de passer aux précédents ouvrages de la romancière. Dans ce corpus, c’est surtout Paradis qui reste l’un de mes livres préférés de Toni Morrison, sans doute à cause de sa dimension mythique. Au cœur de ce roman, des rêves avortés de solidarité communautaire d’une élite noire gagnée à son tour par des fantasmes de la pureté identitaire. Le roman raconte la tentative tragique par un groupe d’esclaves affranchis de mettre en place une cité réservée aux Noirs soucieux de se protéger de la haine du monde blanc.
L’action de Paradis se déroule dans la petite ville de Ruby, au fin fond de l’Oklahoma, au début des années 1950. Ruby est une ville puritaine, dirigée d’une main de fer par ses huit fondateurs noirs qui font la chasse à tout ce qui peut contaminer la pureté raciale de leur cité. Ils s’en prennent aux métis qui n’ont pas la peau assez noire, et surtout au groupe de femmes qui se sont installées à quelques encablures de la ville, dans un ancien couvent abandonné. Elles sont traitées de « sorcières » car elles vivent seules, sans hommes. Leur « immoralité » leur vaut d’être sauvagement massacrées. Leur crime : oser affirmer leur liberté en défiant la loi des hommes. Ainsi Ruby qui se veut refuge contre l’intolérance, s’enfonce elle-même dans l’intolérance et l’enfermement identitaire et patriarcal. Toni Morrison reste un modèle pour moi.
Son exploration de la psychologie de la domination raciale et masculine, combinée avec l’inventivité de sa prose qui est souvent de la poésie pure, m’a confortée dans mes propres choix esthétiques à un moment où je commençais à écrire. Alors que mes éditeurs n’ont cessé de me dire qu’il fallait que je fasse des efforts pour « atténuer le lyrisme », c’est en me plongeant dans la prose à la fois somptueuse et exigeante de Toni Morrison que j’ai compris que le problème n’était pas tant d’atténuer le lyrisme, mais de trouver la ligne d’équilibre entre la puissance et la poésie. Ne jamais perdre de vue la cohérence du sujet, tout en se laissant toujours porter par la force vivante et vibrante de la langue, c’est ce que je retiendrais de mes pérégrinations à travers l’œuvre de cette icône des lettres américaines modernes.»
(Suite et fin)
T.Chanda