L’écrivain Albert Cossery Une plume égyptienne désaliénante  

L’auteur des « Hommes oubliés de Dieu » s’en est allé comme un Dieu oublié des hommes. En effet, quand il s’est éteint, presque centenaire, le 22 juin 2008, à 95 ans, dans sa mythique chambre d’hôtel de Louisiane située rue de Seine, dans le 6e arrondissement de Paris, où il y a vécu durant 60 ans, aucun homme n’était à son chevet.
Dans ses pérégrinations parisiennes, Cossery adopte l’attitude souveraine du poète bohémien ennemi des relations marchandes : « celui qui va au marché, qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n’achète rien et s’en va en emportant tout », autrement dit, le souverain sentiment d’avoir comblé son être par le seul bonheur d’exister, de se suffire à soi-même.
Au fil de ses successifs livres, Cossery instruit le procès interminable de la société dominante, accusée de tous les forfaits, méfaits, coupable de toutes les formes d’aliénation. Contre ce monde d’imposture dirigé par des dictateurs habillés en costume-cravate, en tenue militaire, ou en accoutrement traditionnel oriental (il abhorre aussi bien les démocraties occidentales décadentes que les dictatures orientales moyenâgeuses), il règle à sa manière philosophique ses comptes politiques.
Cossery ne prône pas la révolution. Mais la résistance passive. Dans le prolongement des ouvrages politiques de Thoreau, auteur du livre «La Désobéissance civile et de Paul Lafargue» (gendre de Karl Marx), auteur de l’opuscule Droit à la paresse, Albert Cossery, en romancier, prolonge cette philosophie « subversive passive » par son œuvre où la désobéissance rieuse le dispute à la paresse laborieuse. Son objectif est de démystifier les ressorts de la société marchande dominante et de l’aliénation. De dénoncer l’hypocrisie ambiante de la société. Contre ce modèle marchand dominant il prône l’édification d’une nouvelle société bâtie par les misérables, les gens dépourvus d’ambition.
En résumé, pour employer un oxymore, par des « révolutionnaires pacifiques » (oxymore par hasard rendu célèbre par les hirakistes algériens en 2019), des révoltés pétris d’une philosophie de la dérision, adversaires impénitents de la société matérialiste.
Pour Cossery, la violence est celle des nantis, la dérision est l’arme des opprimés. La paresse, une philosophie de Vie.
Paradoxalement, à l’instar de nombreux Algériens conservant un culte encore vivace pour Boumediene, Cossery a toujours cultivé une étonnante passion pour le président égyptien Nasser, « le seul qui a fait du vrai socialisme et rendu la terre aux paysans ».

L’écrivain égyptien de l’indolente paresse et de la douce allégresse
Dans les romans de Cossery, en dépit de l’absence de projet social chez les personnages, on trouve toujours, en guise de programme de vie (et non politique, la différence est importante), outre beaucoup d’humour et de dérision, une authentique solidarité entre les hommes, et surtout une lueur d’espoir diffusée à la fin de chaque livre.
Pour Cossery, l’humour et la dérision sont les meilleurs antidotes contre la morosité ambiante. La dérision est la seule arme en ce monde. L’oisiveté est une forme de résistance contre la vanité de l’action, l’affairement mercantile, contre l’aliénation professionnelle.
Cossery rejette la réalité des hommes et des tyrans, et particulièrement la politique spectacle et les mascarades électorales. Avec sa verve sarcastique habituelle, il écrit cette mémorable scène dans Mendiants et Orgueilleux :
« – Dieu est grand ! Répondit le mendiant. Mais qu’importe les affaires. Il y a tant de joie dans l’existence. Tu ne connais pas l’histoire des élections ?
– Non, je ne lis jamais les journaux.
– Celle-là n’était pas dans les journaux. C’est quelqu’un qui me l’a racontée. – Alors je t’écoute.
– Eh bien ! Cela s’est passé il y a quelque temps dans un petit village de Basse-Égypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les urnes, ils s’aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n’était sur la liste d’aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d’apprendre que Barghout était le nom d’un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ?
Gohar respira avec allégresse ; il était ravi. « Ils sont ignorants et illettrés, pensa-t-il, pourtant ils viennent de faire la chose la plus intelligente que le monde ait connue depuis qu’il y a des élections. » Le comportement de ces paysans perdus au fond de leur village était le témoignage réconfortant sans lequel la vie deviendrait impossible. Gohar était anéanti d’admiration. La nature de sa joie était si pénétrante qu’il resta un moment épouvanté à regarder le mendiant. Un milan vint se poser sur la chaussée, à quelques pas d’eux, fureta du bec à la recherche de quelque pourriture, ne trouva rien et reprit son vol. – Admirable ! S’exclama Gohar. Et comment se termine l’histoire ?
– Certainement il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu’ils voulaient, en haut lieu, c’était un âne à deux pattes. », (doté de grandes oreilles pour écouter les ordres de ses maîtres, les puissants du monde, ajouterons-nous).
Au travers de ses romans, Cossery délègue à ses personnages la tâche de nous transmettre ses percutantes analyses sur le monde, ses lucides observations sur la société, sa dérangeante philosophie de la dérision. Ses ouvrages ressemblent à des contes philosophiques ou des règlements de compte avec la politique. Selon la conception rebelle de Cossery, la paresse travaille davantage à la subversion de la société que l’activisme militant politique engagé à fortifier le pouvoir par ses escarmouches.
Pour l’auteur de La Violence et la Dérision et d’Une ambition dans le désert, la révolution est une affaire personnelle. Pour lui, il s’agit préalablement de se changer soi-même. De se désaliéner. De purger son être des toxines sociétales collectives.
Roman après roman, Cossery réactive ses lancinants souvenirs indéfectibles de ses premières années de vie passées en Égypte. En effet, au cœur de tous ses ouvrages revient comme un leitmotiv ce décor obsessionnel de l’Égypte éternel. Ou plus exactement, Al Qahira (le Caire) : avec ses artères obstruées en permanence de foules bigarrées, ses cafés embrumés par les vapeurs des narguilés et embaumés de grisantes discussions tonitruantes ; mais aussi avec ses habitants à la désinvolture indolente, ses marchands ambulants à la démarche languissante. Une ville où ses habitants arborent une misère joyeuse, dépouillée de toute complainte désespérée. C’est dans cette atmosphère orientale qu’évoluent les personnages des ouvrages de Cossery.
En outre, ces personnages sont animés d’une conception de la vie où la revendication du dénuement le dispute à la proclamation hautement assumée de la dérision, où la plénitude de leur être prime sur la réussite sociale réduite à la possession illimitée de richesses matérielles factices ; où l’existence vise l’accomplissement de soi sans sacrifier aux valeurs dominantes mercantiles.
En résumé : une philosophie du refus de dépossession de soi, une éthique de répudiation de toutes les aliénations.

Pour qui sait regarder le monde, ce dernier recèle un splendide spectacle
Pour Albert Cossery, la vie est fondée sur l’imposture. Tout est mensonge. Particulièrement dans les hautes sphères dirigeantes dont le fonctionnement repose sur la démagogie. Tel est l’implacable constat établi par Cossery dont toute son œuvre dénonce au vitriol les conventions sociales de la société de classe. Dans tous les pays, les classes dominantes ne constituent qu’un « ramassis de bandits sanguinaires », « une bande de fantoches (aux) convulsions grotesques et bouffonnes » ; ce sont « des gens qui se pren(nent) au sérieux » mais « ne manquent jamais (leur) vocation de pitre », des gens médiocres d’une « insolente bêtise », d’une « stupidité tragique ». La paresse est le symbole d’un refus de ce monde d’imposture et d’aliénation, un monde qu’il exècre au plus haut point, qu’il méprisait avec une souveraineté pharaonique.
À l’instar d’Étienne de La Boétie (écrivain humaniste et poète français-1530/1563) qui, âgé à peine de 17 ans, comprit que toute domination et oppression ne s’exercent qu’avec l’assentiment tacite des sujets volontairement asservis, Cossery dévoile comment les citoyens prétendument libres vivent aujourd’hui en réalité dans une servitude volontaire consentie démocratiquement à leurs maîtres au suffrage libre.
Aux yeux de Cossery, pour qui sait regarder le monde, ce dernier représente un splendide spectacle : celui d’une immense comédie jouée à ciel ouvert par des pantins aliénés. Pièce jouée entre les dominants et dominés, dont la plus parfaite illustration est offerte par le cirque électoral dans lequel les clowns politiciens égaient leurs électeurs. Chaque scène de la vie se prête au rire. Chaque événement de l’existence est une mise en scène. Dans les plus hautes sphères, les personnages politiques se prêtent encore davantage à la comédie, à la bouffonnerie. La folie s’exprime dans toute sa grandeur au sein des relations conventionnelles établies entre des individus engoncés dans leurs certitudes, leurs conventions sociales bourgeoises aliénantes. Il n’y a pas de paysages privilégiés. Pour qui sait observer, tout spectacle de la vie peut dévoiler des surprises, provoquer l’étonnement, l’émerveillement. Tel est la philosophie de Cossery pour qui la vie à elle seule est une Merveille, un chef-d’œuvre de beauté. À l’instar de Diogène, le philosophe grec de l’Antiquité, qui prônait le mépris du pouvoir et de l’argent, et l’éloge du dénuement, Cossery invite à la même sagesse. L’amour de la vie prime sur tout le reste. L’espoir suscite la frustration à force d’attente infructueuse. Pour éviter les déceptions, mieux vaut s’abstenir d’espérer et se contenter de trouver de l’intérêt à la vie. Pour qui sait savourer l’existence, la vie est par essence joyeuse. Chaque matin constitue l’aube d’une nouvelle vie. Une renaissance. Un émerveillement. Le bonheur jaillit dans la satisfaction d’être vivant.
Les personnages principaux de Cossery œuvrent à la réalisation de soi. À la sculpture de soi. Cependant, à l’instar du mode de vie de l’auteur, cet accomplissement de soi implique le retrait de la vie sociale agitée, l’abstention politique : le refus de toutes les formes d’aliénation. Dans l’univers dépouillé de Cossery, toutes les valeurs bourgeoises fondées sur l’affairement, l’ambition, la gloire, la course au profit, la réussite, l’argent, sont proscrites. Le culte de la performance et de la compétition, chère à la bourgeoisie inculte de la vie, est bannie. La dévotion à la vie simple, bénie.
L’ambition passe, aux yeux des personnages cossériens comme une atteinte à la sérénité de l’existence. L’ambition est assimilée à une perturbation mentale, une pathologie. Un vice irrémissible. Un sacrilège. Une hérésie. Dans ces ouvrages, nombreux sont les personnages en rupture de ban avec la société mercantile dominante, aliénante. Ainsi, certains n’hésitent pas à renoncer à leur prestigieuse carrière professionnelle pour vivre pleinement leurs vies, loin des gesticulations et tribulations aliénantes. L’un de ses personnages, professeur de philosophie (Mendiants et Orgueilleux), préfère devenir mendiant pour mieux approcher au plus près son sujet d’étude. Un autre personnage, décidé à travailler, interpelle ses parents pour leur annoncer sa résolution, et s’entend répondre : « Qu’est-ce que j’entends ? Tu veux travailler ! Qu’est-ce qui te déplaît dans cette maison ? Fils ingrat ! Je t’ai nourri et habillé pendant des années et voilà tes remerciements ! » (Les fainéants dans la vallée fertile). Cette réplique constitue à elle seule un manifeste contre l’aliénation ouvrière analysée par Marx dans ses Manuscrits de 1844.

Khider Mesloub
A suivre …