Les écrivains et les journalistes

Inventer sa phrase, de Hédi Kaddour

Qu’est-ce qu’un bon journaliste ? Prise de notes, écriture, mise en scène… L’auteur de « Waltenberg » livre ses observations et ses recommandations

La cause est entendue. Les journalistes ne sont pas les écrivains. Quand j’avais demandé à Philippe Lançon, écrivain et journaliste ou journaliste et écrivain, s’il était important de maîtriser son écriture quand on s’attelait à la rédaction d’un article, il m’avait répondu : « C’est préférable, non ? Mieux vaut posséder suffisamment la langue, et sa langue, pour établir avec précision, et distance, ce qu’on veut dire, et pour restituer les nuances des situations observées. L’écriture s’apprend car, comme la lecture, elle n’est pas naturelle. » L’écriture journalistique s’enseigne, s’apprend, s’amende sans jamais se figer dans le marbre. Elle possède ses forces, ses fièvres. Elle obéit à des règles. Mieux vaut les connaître, quitte à les détourner. Hédi Kaddour est un écrivain. Il a enseigné la littérature à l’École normale supérieure ; il a été chargé de cours au Centre de formation des journalistes, il est l’auteur de Waltenberg et des Prépondérants chez Gallimard. Dans Inventer sa phrase, merveilleux petit guide sur le style, il rappelle avec sérieux et humour la noblesse du métier. La recommandation est connue : «des mots courts, en phrase simple, dans de brefs paragraphes ». Une fois soulignée la nécessité de la clarté, tout se complique dans l’art de l’exécution. Hédi Kaddour se sert d’exemples et de contre-exemples, puisés dans la presse, pour parler de l’angle, de l’attaque, de la relance, de la chute, du ton, du montage. Tout ce qui fait le sel et le sens d’un bon papier. Il explique la tension à générer et à gérer entre information brute (soumettre l’essentiel) et mise en histoire (susciter l’intérêt). À peine l’article commencé, le lecteur doit vouloir en savoir plus. John le Carré : «Le chat s’installa sur le tapis ne fait pas une histoire. Le chat s’installa sur le tapis du chien est déjà un bon point de départ.» La distance adéquate avec le sujet est aussi une nécessité journalistique et éthique. Françoise Berger y excelle dans un papier de Libération, datant de 1992, sur un Jacques Chirac au sommet de l’habileté politique. Hédi Kaddour passe en revue éditoriaux, reportages de proximité, entretiens, faits divers, art du portrait. L’expérience n’est pas toujours un atout. Les journalistes doivent éviter de tomber dans le cynisme et le moralisme à force d’en avoir trop vu. Il s’agit de montrer, et non de juger. L’écrivain souligne aussi combien « l’enfer des clichés » guette chaque phrase jetée sur la page. Le « faire vrai » et le « parler-vrai » sont de redoutables pièges pour l’écriture journalistique. Le célèbre « Ça a débuté comme ça » de Céline, dans Voyage au bout de la nuit, mélange registre oral (« ça ») et registre écrit (« débuté »). Le relâché est un art qui se sculpte. Le style oral doit être manié à bon escient. Hédi Kaddour : «Sinon, à vouloir trop écrire comme on parle, le journal finira pas être délaissé au profit des médias qui se contentent de parler, et le font bien mieux que lui. » Le professeur avait coutume de dire à ses étudiants : « Un journaliste, ça ferme sa gueule ! » La phrase doit parler d’elle-même. Son credo d’enseignant : « Drainage, tressage, montage. » Drainage du terrain pour rendre compte des expériences vues et entendues, tressage des différentes voix recueillies, montage pour choisir ce dont on va rendre compte. On retrouve avec plaisir les phrases cultes du journalisme, dont la règle des cinq « W » prônée par les rédacteurs américains (« where, when, who, what, why »). L’une des exhortations les plus connues du métier est l’ironique «Faites emmerdant » d’Adrien Hébrard, prônant ainsi l’austérité contre la vulgarité. Les médias doivent raconter sans racoler. Un chapitre est consacré à la prise de notes. Franz-Olivier Giesbert assure qu’un bon journaliste l’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il faut être aux aguets, sans aucun répit. Les phrases, les scènes. Le rien du tout et le presque tout. Jules Renard : « Valette raconte qu’étant tout petit, par excès de trouble, il essuyait ses pieds en sortant de chez les gens ».

Écriture froide, émotion forte
La règle est qu’il n’y a pas de règle. Les exceptions brillent de mille feux. Phrases longues et bien venues, utilisation du « on » qui n’est pas un con, attaques de papiers déroutantes. Chacun son écriture. Il faut inventer sa propre phrase et non suivre la phrase de l’autre. L’article d’Emmanuelle Cuau, dans Le Monde de novembre 1993, est saisissant de singularité. Écriture froide, émotion forte. Elle s’est retrouvée en garde à vue au commissariat du 4e arrondissement de Paris car elle avait emprunté à vélo un sens interdit. Elle ne livre aucun de ses sentiments, on ressent chacun de ses sentiments. La titraille du quotidien est en osmose avec la sobriété du texte : « Vous nous suivez au commissariat. » Le lecteur la suit bel et bien au commissariat. Dans les rédactions, ceux qui attachent de l’importance à l’écriture sont souvent moqués par leurs confrères : « Il se prend pour Proust ! », « On ne peut pas changer une virgule à ses textes ! », « Elle se pique d’écriture ! » La cause est entendue. Les journalistes ne sont pas les écrivains. Ceux qui excellent dans le journalisme et la littérature sont des ambidextres. Une rareté. Le percutant petit guide d’Hédi Kaddour, sur un métier souvent malmené et décrédibilisé, est une leçon d’humilité et d’exigence. Il rappelle en deux phrases essentielles l’essence même du métier : «Écrire des textes destinés a être oubliés, mais comme s’ils ne devaient pas l’être. À vouloir écrire a priori du jetable, les journalistes ne devraient pas s’étonner d’être jetés à leur tour. » Hédi Kadour enjoint les journalistes à lire les écrivains pour apprendre le maniement de la coupure, du montage, de la scène auprès des maîtres du style. Il cite Hemingway, Blondin, Le Carré, Bernhard, Sartre, Céline. Extraordinaire article de l’écrivain et journaliste Jean-Paul Dubois, dans le Nouvel Observateur de décembre 1991, sur l’escroquerie de deux urologues. Les journalistes ne sont pas les écrivains. Mais pour avoir une chance d’être un bon journaliste, mieux vaut lire les grands écrivains.
M.-L. D.
Inventer sa phrase, d’Hédi Kaddour, Victoires éditions/ PUF, 120 pages, 14 euros.