L’exil fécond

Culture

«La littérature ne saurait se séparer des systèmes idéologiques au sein desquels ou même contre lesquels elle se forme. Elle est engagée malgré elle. Qu’ils le veuillent ou non, les plus farouches partisans de l’art pour l’art expriment encore une vision particulière du monde et de la cité»
William Marx

Les faits relatés dans ce livre sont inspirés de la réalité vécue. Cependant, toute ressemblance avec des personnages réels, ayant existé ou existant toujours, n’est que pure coïncidence et ne relève point de la volonté de l’auteur. Mais, qui se sent morveux…, se mouche !
L’auteur

A ces mots, je la happe en plein frétillement et l’installe commodément dans la boite d’allumette presque vide. Un bon endroit où elle sera tranquille, me suis-je dit. En tout cas, cette bonne petite bête, aura l’espace convenable pour faire ce voyage qui lui tient à cœur. Elle a beaucoup de chance! Mais au fait, comment ai-je pensé à cette boite d’allumette ? Comment ai-je pu imaginer un voyage gratuit ou «clandestin», c’est selon…, un voyage incidemment organisé pour une mouche qui devient, en l’espace d’une traversée en avion, l’héroïne d’une sacrée histoire aux contours pleins de mystère et… de rêve ? En fait, cette histoire de la mouche qui voyage dans une boite d’allumette est vraie. Elle mérite une digression, nécessaire au demeurant, pour vous expliquer comment je l’ai vécue personnellement. Cette histoire est d’autant plus vraie – évidemment sans le dialogue imaginaire conçu pour les besoins de ce roman – que je voulais, en son temps, bien connaître les impressions ou, tout simplement, découvrir l’effet de surprise chez tous ceux à qui je raconterai une aventure pareille, une histoire particulièrement singulière et étrange, d’aucuns diront certainement rocambolesque.
En effet, rocambolesque, puisque mon but était de lui changer miraculeusement son environnement en lui faisait traverser des milliers de kilomètres…, gratuitement. Au départ, effectivement, je voulais me débarrasser de cette mouche qui me semblait ennuyeuse et par trop désagréable. Je la sentais comme cela, dans mon imagination cette petite bestiole et, soudain, je me suis dit pourquoi ne pas l’attraper, la coincer dans une boite d’allumette qui était sur la table, et la prendre avec moi, pour faire un voyage contre son gré, loin de l’endroit où elle se trouvait. C’était peut-être une expérience qui devait aller jusqu’au bout de l’insolite. Et là, l’insolite ou l’extraordinaire était le fait de la faire voyager, elle qui ne m’avait rien demandé – encore faudrait-il qu’elle parle – et l’amener loin, très loin, dans un pays qu’elle ne pourra jamais atteindre toute seule. L’autre fait insolite, plus étrange et fabuleux – j’utilise à raison des superlatifs –, était de me rappeler de ce voyage de cette mouche, des années après, et d’en faire une intelligente récupération pour les besoins d’un roman aux contours sociopolitiques. Alors, l’insolite, est que cette mouche va se comporter comme une personne avec laquelle on peut communiquer. Et pourquoi pas, me suis-je dit ? Enfin, je faisais en sorte qu’elle ait eu une âme, qu’elle s’exprimait convenablement bien, mais dans une dimension relative de langage et d’importance dans un univers qui lui appartenait et que je voulais bien considérer comme presque identique au mien, avec ses hauts et ses bas, sa pénible régression, ses anachronismes, sa médiocrité, son déficit…
De toute façon, transporter une mouche sur une longue distance n’était pas une chose courante, ce n’était pas un bagage conventionnel…, par la même. Cela sort de l’ordinaire. Le voyage est fantasque et surprenant. Enfin, je l’avais réalisé. Et aujourd’hui, j’ose pénétrer le domaine de la fiction en faisant parler une bestiole, une toute petite bestiole, que j’ai eu l’idée de prendre avec moi pour la lâcher ailleurs dans l’atmosphère d’une autre nature. Dans ce qui va suivre je vais aborder un sujet peu usité, en tout cas chez nous, dans notre pays, en essayant de me rapprocher de cet insecte insignifiant par ailleurs, mais qui en un moment de forte contention est devenu assez important pour moi. Ainsi, comme je le précisais précédemment, je voulais transporter cette mouche et la laisser plus loin, à des milliers de kilomètres, dans une autre ambiance et un climat différent. Je voulais, par ce fabuleux et rapide changement, savoir que peut se dire une mouche – si elle a cette faculté de réfléchir – quand elle va se retrouver ailleurs, dans un décor qui ne lui appartient pas, dans un monde qui lui paraîtra peut-être bizarre, mais certainement plus beau, plus propre et mieux organisé que celui qu’elle vient de quitter. Dans cet avion, que je prenais à la tête d’une délégation, je me suis laissé aller à mes extravagances, plutôt à mes fantasmes, et me suis imaginé cette longue histoire. C’est de là que naquit le dialogue. Un dialogue impétueux, passionné, terrible où l’inspiration a eu à exhiber son curieux talent. J’ai fait parler la mouche pendant tout le trajet. Elle m’a fait des confidences puisqu’elle se trouvait bien à l’aise avec moi.
Du coup, elle s’était débarrassée d’une pesante obsession qui la tenaillait et qui l’oppressait. Rien de plus évident pour cette petite bête que d’être détendue et de se trouver libérée des chaînes de la sujétion et des conséquences de la malvie. Dans son éphémère logis, lui servant de moyen de locomotion – une boite d’allumettes –, en réalité dans un espace particulièrement suffisant pour lui permettre d’être bien à l’aise, elle m’a longuement confié ses problèmes, ses tourments, ses inquiétudes, ses espoirs et ses ambitions. Elle m’a parlé de son entourage et de ses vicissitudes. Elle s’est laissée abandonner à ses sentiments et m’a révélé beaucoup de choses, souvent désagréables quand elles n’étaient pas écœurantes. Elle m’a tout raconté, dans les détails, et m’a persuadé des causes qui l’incitaient à quitter le pays. Je l’ai écouté avec attention. D’ailleurs, je n’avais rien d’autre à faire que de m’abandonner à ses récriminations et accepter ses états d’âme. Le voyage était long et les diverses aventures que la mouche me contait, tout en me soulageant en partie des lassitudes du grand trajet, m’ont profondément touché. Je dirais même qu’elles m’ont remué, tellement elles étaient profondes et dignes d’être suivies avec une attention toute particulière. Démente petite bestiole, me suis-je dit !
Un tout petit insecte qui va au fond des choses, fouillant dans les tréfonds d’une situation difficile qui peine à générer des perspectives porteuses de bonnes solutions ! C’est là où commence mon roman, et c’est là où se personnifie et se joue ma fiction. Ainsi, c’est la mouche qui prend le relais et c’est elle qui interprète le rôle principal dans cette odyssée qui ressemble tellement aux nôtres qui sont pleines d’antagonismes, de bouleversements, de désordres et de frustrations. En fait, elle raconte ces animaux qui se meuvent dans un environnement des plus ignobles, honteux et répugnants à cause de la laideur, la bassesse et l’injustice qui les enlisent. Ils souffrent comme nous tous de leurs semblables, porteurs de vices immondes et de maladies pernicieuses et fatales. Mais enfin, pourquoi est-ce la mouche qui raconte les histoires de la gazelle et des autres animaux qui, à cause des peurs indicibles innées et des malaises brûlants, fuient leur présent sans trop chercher de quoi sera fait leur avenir ? Pourquoi, n’ai-je pas choisi un autre animal, une autre petite bestiole à la place de celle-ci ? Une bonne question si elle venait à être posée.
Eh bien, j’ai choisi la mouche, parce qu’effectivement, comme je l’ai déjà rapporté, j’ai eu à saisir une mouche au salon de l’aéroport, je l’ai mise dans une boite d’allumettes, comme cela, dans un moment d’égarement humoristique ou, peut-être, pour effacer un lointain souvenir. En effet, peut-être l’ai-je choisie, pour exorciser cette demande d’«ASTN» – l’autorisation de sortie du territoire national – lorsqu’on ne pouvait aller là où on voulait sans «faire le dos rond» à un quelconque «Sous-préfet», devenu tout d’un coup un homme très important dans la région où il plastronnait en véritable chef détenant les clés de la liberté. Je me suis dis : pourquoi ne pas la faire voyager sans passeport, sans visa et sans cette autorisation dûment signée par le chef du canton, au moment où chez nous, des humains qui auraient dû trouver beaucoup de sollicitude, peinent à s’offrir des occasions pour changer un peu d’air et oublier leur quotidien ?
N’est-ce pas, en réalité, la résurgence de cette honteuse décision – d’autres affirment qu’elle était nécessaire – de ne laisser sortir personne, malgré son passeport, sauf avec ce papier qui ne répondait à aucune règle législative ? N’est-ce pas cette humiliation inqualifiable – nous étions tous responsables…, mea culpa ! – qui a encore aujourd’hui de l’effet sur moi et qui s’est exprimée, des années plus tard, par ce voyage insolite de la mouche ? De plus, n’est-ce pas l’imagination fertile, par cette sacrée histoire, qui a fait le reste pour se reproduire dans un roman ? Ainsi, le fait d’avoir choisi la mouche est déjà le symbole d’un des maillons faibles de la société…, un maillon qui ne peut que faire valoir sa vulnérabilité et démontrer son innocence dans tous les cas.

Il était une fois…, une gazelle
Commençons comme on commence le récit d’une véritable fable, avec les mêmes manières, avec les mêmes intonations, avec la même ingéniosité et la même passion. La mouche raconte… Il était une fois, par une belle matinée de printemps, aux effluves parfumés qui viennent de cette lumineuse clairière, une gracieuse gazelle, fine, élancée, se dirige résignée, mais quelque peu inquiète, vers le vieux chêne. Cherche-t-elle un quelconque réconfort ou s’apprête-elle à rencontrer d’autres animaux, d’ordinaire calmes et sereins comme elle, pour entretenir des relations durables dans un monde où naissent et se développent, malheureusement, de mauvaises manières et où disparaissent le meilleur ton et le bon sens ? Peut-être que oui, peut-être que non. En tout cas, je suis confortablement installée sur sa tête, blottie entre les poils soigneux, entourée de sa grâce et de sa douceur. Je me laisse bercer par sa démarche légère et élégante. Chemin faisant, la gazelle pas tellement rassurée, s’arrête par endroit. Elle fixe inconsciemment des papillons qui, dans leur mièvre et puéril mouvement, semblent ne guère se préoccuper des dangers de cette jungle aux effets dévastateurs.
Beaucoup de prédateurs vivent dans cet environnement fait de menaces et de péril. Les papillons ne connaissent pas cette faune de nuisibles ravageurs qui évoluent dans le trouble et le défi. Ils sont sains, ils sont beaux et ornent la nature par leurs couleurs et leurs pirouettes qui impriment d’éclatantes images dans le ciel bleu des matinées de printemps où leur grâce se mêle à l’éclat des roses qui parsèment ce petit arpent de paradis.Il y a d’autres insectes qui tournoient en groupes, comme ces escadrilles en plein combat. Ils veulent, dans leur mouvement uniforme et solidaire, unir leur force pour se prémunir contre des oiseaux aux becs acérés qui viennent, dans le vacarme de leur piaillement, les happer en plein vol. Il y a également bien d’autres animaux, de toutes sortes, tout ce que la jungle peut contenir dans l’immensité de ses espaces et dans la diversité de sa nature.
De son vivant, Noé aurait été peut-être bien malheureux s’il n’avait réussi son opération de sauvetage en les embarquant tous dans sa fabuleuse arche, à cause de la grande variété et de l’extraordinaire différence de ces animaux, dans une nature aussi riche que fantastique. Des singes en quantité se déplacent agilement d’une branche à une autre. Ils crient comme de turbulents écoliers en récréation, alliant leurs pitreries à leurs grimaces, dans un décor qui leur procure plus d’occasions pour redoubler d’effort et crier davantage en des ébats insouciants et frivoles. De loin, sur une autre étendue de la jungle, au bord d’une rivière à l’onde claire, nous parviennent des rugissements et d’autres hurlements d’animaux sauvages qui nous font frémir de peur et troublent le calme de cette belle matinée que rien ne prédispose à être chargée d’émotions, mais aussi d’infortune et d’affliction.
Les bêtes viennent boire, dans ce cours d’eau, à cette heure de la journée. Il y a de tout dans ce troupeau hétéroclite. Il y a des lions, des panthères, des jaguars, des éléphants, des girafes, des ours, des rhinocéros, des serpents, des crocodiles, des caïmans, ainsi que nombre d’autres espèces qui vivent des relations permanentes de défi contre la nature, pour leur survie. Leur regroupement représente tout un mouvement chargé de domination, d’influence, de peur et de crainte, mais aussi d’émoi et de fascination. Il ne s’agit pas là de contes mythologiques avec leur Sphinx, leur Minotaure, leurs Sirènes, leur Centaure et autres Chimères, ou de ces autres créatures dans l’ancienne Égypte représentant les dieux Khépri, Anubis, Horus ou la déesse Bastet. Ce n’est pas aussi comme le Basilic, dans les croyances médiévales, qui représente un animal hybride, pratiquement un monstre mi-reptile mi-coq. Il s’agit là d’une faune bel et bien réelle et bel et bien rebelle qui aurait pu être l’incarnation de la force et du courage, souvent de majesté, si elle n’était adepte de la brutalité et de la cruauté. C’est dire que la jungle n’est pas l’éden où se côtoient les bonnes âmes et les prestigieux destins.
C’est plutôt l’endroit où l’on se bat pour avoir sa raison d’être, parce que c’est là où règne la loi du plus fort. On n’est jamais sûr dans ce milieu impitoyable où tout peut arriver précipitamment, sans mise en garde. N’est-ce pas également notre monde, un monde aujourd’hui versatile, capricieux, hostile, terrible, insensible, dangereux, inhumain et par trop implacable ? N’est-ce pas ce monde qui, malgré les percées positives de certains pays dans les domaines des sciences et de la culture, s’obstine à nous loger dans l’indignité à cause des conditions mortifiantes que nous impose une vie par trop dégradante ? Revenons à notre histoire, pour ne pas perdre le fil de nos pensées. Et la mouche de poursuivre… La gazelle ne sait pas que je suis là, que j’élis domicile sur sa tête. Elle ne me sent pas car je suis si petite, si légère et de plus, je ne dérange pas. Et pourtant, je suis là, bien cachée dans l’étendue de cette trombine si charmante et sympathique. Je suis un témoin privilégié. Je suis un témoin de scènes tantôt bizarres et étonnantes, tantôt singulières et prodigieuses. Cet emplacement de première ligne me confère une essence de prémonition car je perçois pratiquement tout ce qui bouillonne dans le cerveau de celle qui me porte sans le savoir. Je sens ses émotions et ses craintes, je sens quand elle est joyeuse ou quand elle est épouvantée.
C’est le comportement de tout animal vivant dans la jungle, ce lieu où se développe son instinct et où s’accroît la prédilection pour les conspirations et les agressions. Ma gazelle est bien soucieuse ce matin-là. Elle est même angoissée, peut-être bien épouvantée. N’ai-je pas dit que je la sens ? En effet, je lis dans la profondeur de son âme, comme lors d’une transmission de pensée, ce qu’elle éprouve dans ces moments difficiles. Peut-être est-ce à cause de ma position privilégiée, tout près du cerveau où s’inventent les idées et se forgent les sensations ? Il y a une communion dans nos esprits. Je vois les choses venir, en même temps qu’elle, tout simplement, parce que je sais lire dans sa tête ce qu’elle me lègue dans le sillage de ses réactions. Emballée ou agitée, j’arrive à comprendre les perceptions de gêne qu’elle éprouve à l’encontre d’une ambiance non habituelle.
Oui, je comprends en ces temps difficiles, m’explique la mouche, dans une jungle aussi mystérieuse qu’obscure, qu’elle endure énormément de misères, comme tous les animaux de bonne lignée. Tout comme eux, elle ne peut supporter un climat où règnent le mal et l’inquiétude. Elle souffre de ces pressions qui ne lui laissent guère le plaisir de vivre à l’aise, comme vivaient jadis ses congénères, quand tous les animaux connaissaient leurs droits et leur devoir dans un empire qui appliquait pourtant sa loi et pesait de toutes ses contraintes dans un environnement quelque peu ardu. En ce temps-là, bien sûr, elle se trouvait en bonne place, dans d’autres conditions en tout cas dans de bonnes dispositions qui avaient le mérite de respecter la droiture et la légalité même si la jungle avait ses défis et ses sujétions.

Sous le vieux chêne…, avec le roi des animaux
La gazelle avance résolument, raconte la mouche… Elle avance d’un pas résolu, pour rejoindre son lieu de rendez-vous. Elle vient se plaindre devant la justice du roi… En effet, elle s’arrête devant le vieux chêne, face au lion, qui est là, assis comme à l’accoutumée, entouré de quelques serviteurs parmi les animaux les plus insatiables, les plus voraces et les plus courtisans invétérés, qui sautent à chaque occasion, pour rendre hommage au roi et qualifier tous ses propos, mêmes les plus ordinaires, de grandes sentences avec une emphase passionnée. Ceux-là forment son aréopage direct. En somme, un rassemblement de conseillers, comme dans les assemblées de la Grèce antique, avec cette raison et cette intelligence en moins…, évidemment. Ainsi, ce troupeau qui l’enserre – il s’agit bien d’animaux, et il est important de le rappeler –, empeste le mensonge, la fausseté et l’hypocrisie. Mais, de prime abord, la gazelle remarque que ce n’est pas l’ambiance qu’elle souhaitait trouver, ni le spectacle qu’elle espérait voir sous le vieux chêne. Elle rencontre un roi, pardon plus qu’un roi…, un empereur, hautain, suffisant, présomptueux, pontifiant, pédantesque.
Il est là, physiquement, mais il semble absent sur son trône. Il n’inspire plus cette bienveillance et cette courtoisie d’antan qui l’ont fait choisir parmi ses pairs. Où est donc ce roi…, celui à qui nous avons fait confiance, se dit-elle ? La plaignante perçoit cette absence de popularité au vu de son attitude altière et dédaigneuse. Alors, elle se pose des questions. Elle ne sait pas si elle doit aller directement au but. Elle hésite encore, après l’avoir rencontré dans cette prétentieuse attitude. En effet, elle doute maintenant, elle qui veut absolument lui parler, lui raconter ce qui se passe sous ses yeux, sans qu’il ait pris des mesures pour rectifier et assainir un climat devenu délétère. Mais enfin, se dit-elle, que peut faire un roi infatué, vivant plus pour soigner son image de marque et s’accrochant obstinément à son royaume pour être constamment porté au pinacle, que pour aller profondément dans le sens des aspirations des animaux de la jungle ? Cela rappelle ce qu’un de vos journalistes, écrivait pour votre société des humains, pour vous dire ce qu’il pense de vos souverains. «Les nôtres savent mourir au pouvoir lorsqu’ils n’en sont pas exclus par la force».
Quant à un certain écrivain, parmi vos notables, évidemment, venant d’un pays aussi lointain qui le sépare de notre jungle, il affirmait, dans ce même esprit : «Il n’y a que les monarchies ou les États fascistes pour se prétendre immuables, évidents. Et là, on est censé accepter, se résigner». Pourquoi alors suis-je venu pour exposer dans ce prétoire mes préoccupations et mes difficultés, quand je sais que la cour, dans son profond sommeil, n’est pas disposée à entendre les échos de ma voix ? Faut-il tout de même essayer afin de pouvoir espérer que beaucoup de choses se corrigeront demain pour le bien de cette faune qui attend de l’amélioration dans beaucoup de domaines ? Faut-il carrément éviter de s’empêtrer dans les impressions et les fausses appréciations et aller de l’avant dans l’espoir de contribuer à la solution de plusieurs problèmes ? Dans ce cas, je n’ai pas le droit d’être négative comme je ne dois pas écouter les génies malfaisants qui s’obstinent à me peindre mon espace et ses décideurs de mornes couleurs, voire très mornes. Mais, malheureusement, en revenant à la réalité, l’on se dit que les questions que se pose la gazelle sont bien évidentes car, à la vue d’un roi dans cette attitude, méprisante, et par trop indifférente, on a l’impression qu’il est hors champ et que rien ne se réalisera dans cette jungle aux mille et un soucis.
Le déplorable spectacle d’un souverain, arborant une condescendance maladive, en dit long sur le destin de ce royaume qui ne présage aucun progrès pour l’avenir. Sommes-nous rattrapés par cette patente nature de la jungle pour nous convaincre que la malédiction nous poursuit depuis longtemps, se demande encore, la gazelle ? En effet, le calme et la sérénité sont deux bienfaits que nous avons oubliés, puisqu’ils nous ont «repoussés» depuis bien longtemps…, en tout cas depuis bien des décennies où nous avons eu à subir des méfaits d’une jungle en pleine effervescence. Nous avons connu l’«incroyablement vrai», en ces lieux, n’est-ce pas ? Je me souviens, reprend-elle, quand, à la manière des sauvages – et nous le sommes malheureusement en tant que «bêtes» –, nous avons lynché notre ancien roi de la forêt, devant tout le monde, en pleine cérémonie, là dans cette clairière où se dégageait un espoir de reconquérir notre sourire après de lourdes tempêtes. Je me souviens de ces moments pénibles que nous avions connus, à l’ombre du désarroi, de la forfaiture et du reniement. Je me souviens de ces moments-là quand notre jungle qu’on baptisait «farouche» avait mérité avec panache ce qualificatif très dévalorisant.
Oui, toutes les jungles de la planète qui, jadis, nous regardaient avec respect et nous vouaient une grande considération, se faisaient des gorges chaudes de notre malheur, surtout après avoir assisté en direct à ce lynchage du siècle. Les médias sont plus consistants aujourd’hui, plus divers qu‘ils ne l’étaient hier, et les jungles, bien sûr, ne peuvent rester en retrait de ce progrès qui nous envahit favorablement. Ainsi, forcément, tout le monde savait que notre jungle rentrait de plain-pied dans une odyssée inextricable…, impitoyable. Tous étaient informés que notre destin se trouvait entre les mains d’animaux sans foi ni loi, car en suivant leur instinct, dont ils sont affublés par nature, ils allaient commettre des préjudices dont l’Histoire retiendra qu’aucune autre jungle au monde n’a pu produire autant de dévastation. Nous étions pratiquement la risée de toutes les jungles, nous étions également… Là, j’interromps la mouche qui me peint ce pénible et désolant tableau, en se faisant le porte-voix de la gazelle.
Je lui pose beaucoup de questions comme si je voulais connaître très vite la suite de cette aventure qui ressemble à peu près à celle que nous vivons, tous les jours chez nous, dans un pays qui ne cesse de se fourvoyer dans des situations inconcevables et démentielles. Parce que nous aussi, nous vivons dans un pays qui perd ses repères et dont la plupart des jeunes, même de grands diplômés, tentent de le quitter, pour aller chercher ailleurs, dans un monde qui ne leur appartient pas, ce qu’ils ne trouvent pas chez eux. Je me dis alors que nous ne sommes pas les seuls à éprouver la gêne et le malaise. Nous ne sommes pas les seuls à vivre un quotidien désordonné et pénible, aux contours tristement rocambolesques. Notre monde est ainsi fait. Cela veut dire qu’on n’est jamais si malheureux ni si heureux qu’on avait espéré, suivant la maxime du Duc de La Rochefoucauld. Ah, me dis-je, ce chagrin qui développe les forces de l’esprit ! Et ces animaux que le malheur astreint à être méchants… et qui, à leur tour, nous obligent à raconter notre propre vie en les prenant comme exemples ou, tout simplement, comme sujets de diversion ou comme prétextes, faisant de même que cet éminent conteur, Ibn El Mùqafaâ, qui nous vient de la Perse radieuse. – Prends patience, me dit la mouche, avec une certaine contenance.
L’histoire est longue, et nous avons tout le temps, au cours de cette traversée, pour papoter à notre aise. N’es-tu pas en mesure de me suivre jusqu’à la fin ? As-tu oublié pourquoi tu m’as recueillie affablement et gentiment, quand j’ai insisté pour quitter ma jungle et aller vivre dans une autre, plus saine, plus calme…, peut-être que je pourrai m’y faire et m’améliorer inévitablement… ? – Non, non, j’ai tout le temps. Je t’écoute, ai-je répliqué aussitôt pour ne pas lui laisser cette impression que je ne veux pas l’accompagner dans ses pérégrinations. Et ensuite, ai-je le droit de ne pas l’écouter quand, de mon propre gré, j’ai accepté de la prendre avec moi et de la déposer là où elle pense être mieux ? Vas-y, je suis tout ouïe…, lui dis-je. Et la mouche de continuer. Elle n’oublie pas cependant de me rappeler qu’elle est toujours confortablement installée sur la tête de la gazelle, en toute sécurité, contrairement aux autres mouches qui volent çà et là, dans l’espace de cette belle clairière, sous la menace de quelques oiseaux qui peuvent les happer en pleine circonvolution. Elle enchaîne aussitôt, avec verve, sans perdre le fil de ses pensées. Elle me dit: – La gazelle observe tristement ce décor inaccoutumé et étrange.
D’autres à sa place diront, tout simplement, qu’il est navrant. Elle l’examine intensément avec beaucoup d’appréhension, pensant surtout à ce futur qu’elle a toujours souhaité plus concret, plus évident. Elle l’examine encore avec plus de peine en observant celui qui fut hier, à juste titre, le souverain de ces luxuriants espaces. Elle regarde ce dernier fixement et se dit, intérieurement, pourquoi se laisse-t-il donc entraîner dans un tourbillon pareil, alors qu’il jouit encore de toute ses facultés pour comprendre qu’il est temps de renoncer à cette fierté et à cet orgueil pour lesquels notre jungle ne dispose plus de moyens ? Pourquoi ne comprend-il pas qu’il est temps de s’affranchir de complexes qui ne lui permettent plus de s’imposer comme avant, ou de conduire convenablement les affaires de la jungle, parce qu’il perd sa crédibilité et tous ses pouvoirs ? Les temps ont complètement changés…, ne le sait-il pas ? Pourquoi enfin, s’il s’obstine à ne pas se corriger, ne part-il pas comme les grands, puisqu’il est temps de partir ?
Pourquoi ne fait-il pas comme ces boxeurs intelligents qui savent ranger leurs gants au bon moment, au lieu de subir le destin des feuilles mortes ? Je devine ces questions, ce bouillonnement dans le cerveau de la gazelle, comme si je lis dans son subconscient. N’ai-je pas dit que je suis confortablement installée dans cette partie de son corps qui me permet d’accéder directement à ses pensées ? Et de toute façon, dans pareille situation, avec la télépathie qui crée l’osmose, on se permet de s’imaginer de telles méditations, que dis-je de justes implorations d’animal blessé au plus profond de lui-même. Ainsi, la gazelle ne sait quoi faire. Elle se trouve partagée entre aller directement au but pour exposer ses problèmes devant une cour qui lui semble inopérante car «périmée», à cause de son indifférence des véritables problèmes – elle s’en doute un peu, même beaucoup –, ou rebrousser chemin en remettant à plus tard cette audience dans l’espoir de trouver meilleure justice dans d’autres circonstances.
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)