«Le Ventre de l’Atlantique» de Fatou Diome

Mégalithes de Stonehenge

En 2003, avec son premier roman «Le Ventre de l’Atlantique», la Sénégalaise Fatou Diome faisait une entrée fracassante en littérature. Il s’agissait d’un brillant premier roman, de construction maîtrisée jusque dans ses exubérances.

À la fois caustique et tragique, le livre raconte «l’aventure ambiguë» d’une jeune femme sénégalaise, ballottée entre l’Europe qui la rejette car elle est Noire et son Afrique natale où elle n’a connu que le malheur et la honte à cause de sa naissance hors mariage. Étrangère partout, Salie, qui est aussi un peu Fatou Diome, cherche son territoire sur la page blanche devenue son ultime refuge. Lors de sa parution en 2003, «Le Ventre de l’Atlantique» de Fatou Diome est resté en tête des ventes pendant plusieurs semaines. C’est rare pour un premier roman. Pourquoi ce livre a-t-il tant plu ? L’écriture torrentielle de Fatou Diome n’est sans doute pas étrangère au succès exceptionnel remporté par «Le Ventre de l’Atlantique». Son auteure était encore une quasi-inconnue, même si elle avait publié en 2000 un recueil de nouvelles intitulé «La préférence nationale» aux éditions Présence Africaine.

De la négritude à la « migritude»
Avec son premier roman, l’écrivaine sénégalaise a créé la sensation en mettant son écriture originale, sa liberté de ton, au service des leurres et espoirs de l’immigration. En Europe comme en Afrique, l’immigration était en train de devenir à l’époque un sujet brûlant à cause de la tragédie des jeunes Africains qui payaient un lourd tribut en essayant de traverser l’Atlantique sur des bateaux de fortune, afin de réaliser leur rêve d’aller s’enrichir en Europe. Fatou Diome a été l’une des premières écrivaines africaines à se saisir de ce thème et à en faire un sujet éminemment littéraire. Il s’agissait d’un mouvement de fond qui faisait dire aux spécialistes que la négritude qui a longtemps été la thématique dominante des lettres africaines, venait de céder la place à la «migritude», néologisme qui traduit le renouvellement tant attendu de la pensée littéraire du continent.

Autofiction
Le renouvellement auquel on assiste au tournant du siècle dans la littérature africaine est porté par une nouvelle génération d’écrivains africains. Ils se caractérisent par leur rupture avec la démarche célébrationnelle du mouvement de la négritude. Fatou Diome ne célèbre pas. Elle interroge, questionne et donne à voir la dérive des sociétés africaines que leur jeunesse fuit par milliers. Le titre «Le ventre de l’Atlantique» donne d’emblée le ton. L’Atlantique est perçu ici moins comme une passerelle entre ses deux rives que comme le ventre monstrueux qui engloutit les espérances, les rêves et les fantasmes des miséreux et des désespérés qui s’obstinent à le traverser, tentés par l’appel de la Terre promise européenne, comme l’a fait Fatou Diome elle-même. Salie, le personnage central du roman, est manifestement le double fictionnel de l’auteur. Née hors du mariage, abandonnée par sa mère et recueillie par sa grand-mère qui l’a élevée, Fatou-Salie a grandi avec les stigmates de la bâtardise. Pour oublier ce passé, elle quitte très tôt Niodior, son île natale, au large du Sénégal, préférant «l’angoisse de l’errance à la protection des pénates». À vingt ans, elle débarque en France dans les bras d’un coopérant, mais leur idylle est interrompue par le racisme ambiant, condamnant Salie à faire des ménages pour payer ses études et pour pouvoir tout simplement survivre. Mais sur l’île de Niodior, le récit de sa vie de dur labeur en France ne dissuade pas les autres candidats à l’émigration. Et surtout pas Madické, le jeune frère de Salie. Amateur de foot, Madické rêve de jouer dans un club européen et côtoyer ses héros, les Maldini, les Zambrota et autres Francesco Toldo. Le rêve du petit frère se nourrit de l’étalage de richesses par les émigrés revenus au pays. Ils racontent aux jeunes leurs «exploits» parisiens, taisant les conditions de vie indigne, la précarité et la discrimination qui constituent le quotidien de l’immigré africain en Europe.

Un roman à thèse ?
«Le ventre de l’Atlantique» est aussi une réflexion sur l’immigration qui vide les pays du tiers monde de leurs forces vives. Pour autant, à aucun moment le récit ne se transforme en thèse. Tout l’art de Fatou Diome consiste à maintenir avec brio l’équilibre entre la méditation et la fiction. Elle y parvient en ne prenant jamais parti et en se situant résolument au-dessus des clichés et des doctrines. C’est en romancière, sensible à l’irrésistible appel de l’ailleurs, que Fatou Diome raconte les heurs et malheurs de la migration. Son empathie pour ses protagonistes est peut-être le secret véritable du succès de ces pages qui se terminent sur une profession de foi aussi poétique que libertaire : «Partir, vivre libre et mourir, comme une algue de l’Atlantique». C’est ainsi que la fiction rejoint le vécu.
T. Chanda
«Le Ventre de l’Atlantique», par Fatou Diome. Ed. Anne Carrière, 296 pages, 18 euros. (Disponible en édition poche).