«L’Afrique qui vient»

Rentrée littéraire 2020

Cette année, la rentrée littéraire africaine bruit de nouvelles voix et de promesses. L’offre se renouvelle aussi du côté de l’Amérique noire. Une postérité riche de talents et de visions piaffe d’impatience pour marquer de leur sceau les imaginaires.

Si l’année 2020 a été l’occasion de faire le bilan des riches productions littéraires africaines des soixante années écoulées – l’anniversaire du soixantenaire des indépendances oblige -, la rentrée littéraire de l’automne qui débute se propose d’ouvrir la perspective sur l’Afrique qui vient tant l’offre semble être dominée cette année par de nouvelles voix. Tant du côté anglophone que du côté francophone, nous assistons à l’entrée en scène d’une nouvelle génération de romanciers africains, des «quadras» qui sont en train d’imposer leurs esthétiques et leurs interrogations dans le champ littéraire. Ces auteurs montants ont pour nom Gauz, Fiston Mwanja Mujila, Marc-Alexandre Oho Bambe, Djali Amadou Amal, Pettina Gappah ou Yaa Gyasi. Ils sont poètes, slameurs, romanciers, féministes. Leurs œuvres innovantes sont riches de promesses.

Une nouvelle génération prend la parole
Les auteurs de la nouvelle vague africaine ont en commun l’énergie, l’inventivité et un souci de syncrétisme de genres et d’esthétiques dont témoigne magnifiquement le nouveau roman de Marc Alexandre Oho Bambe, Les lumières d’Oujda (Calmann-Lévy). C’est le deuxième roman sous la plume exubérante et poétique de ce Franco-Camerounais qui est entré en littérature par la grande et antique porte de la poésie et s’est fait connaître d’abord comme slameur. Poète dans l’âme, avec plusieurs ouvrages de poésie à son actif, Capitaine Alexandre – nom de scène que Oho Bambe s’est donné en hommage à René Char – livre avec son nouveau roman une épopée chorale où s’effacent les frontières entre fiction, poésie et quête initiatique. Un livre sensible et puissant sur la jeunesse africaine contemporaine, voguant entre l’Afrique et l’Europe et condamnée à l’exil intérieur en attendant de trouver des réponses à ses interrogations aussi existentielles qu’identitaires. «Pourquoi on part ?» Cette question au cœur du roman-poème d’Oho Bambe, Gauz la pose également, la déclinant à sa manière rageuse et ironique dans son nouveau roman Black Manoo (Le Nouvel Attila) qu’il fait paraître cet automne.
L’Ivoirien, on s’en souvient, est entré de manière éclatante en littérature en 2014 en publiant Debout-payé, son livre réquisitoire contre la société de consommation. Il retrouve avec sa nouvelle romance moderniste, qui met en scène l’odyssée d’un junkie africain entre les troquets de Belleville et les bas-fonds d’Abidjan, le souffle et le goût de la provocation qui avaient fait le succès de son premier roman. Très attendu aussi cette année, après le succès de son premier roman Tram 83, le nouvel opus du Congolais (RDC) Fiston Mwanja Mujila. La Danse du vilain (Métailié) qui paraît en septembre, restitue avec sa langue éminemment poétique le chaos de Lumumbashi durant les dernières années du règne de Mobutu. On retrouvera avec bonheur dans ce nouveau titre, la narration échevelée de Mujila qui quitte cette fois son ancrage dans le quotidien burlesque des bars pour l’infra-monde des gamins de la rue. Leurs bagarres et leurs tragédies entrent en résonance avec les turbulences que traverse le pays. Le dynamisme et l’exubérance de la nouvelle génération de romanciers francophones sont relayées du côté anglophone par deux romancières montantes et sacrément talentueuses. L’Américaine d’origine ghanéenne Yaa Gyasi, l’auteur de No Home, un premier roman éblouissant de maîtrise et d’ampleur narrative, revient à la charge avec son nouveau roman Sublime royaume (Calmann-Lévy).
Un huis clos familial, personnel et intime, ce livre raconte des deuils, des combats et de petits bonheurs de complicités retrouvées. Ses protagonistes sont une mère agonisante et sa fille Gifty, scientifique tiraillée entre la raison et la croyance traditionnelle, ses devoirs filiaux et sa profession, le Ghana de son enfance et les Etats-Unis où elle s’est imposée par la qualité et le sérieux de ses travaux de recherche, tout en ne cessant pas de s’interroger sur sa place en tant que femme noire et ambitieuse dans cette société blanche et raciste. La narration ciselée et sophistiquée de Yaa Gyasi est à la hauteur des promesses que laissait entrevoir son premier roman encensé par la critique. Pour sa part, la Zimbabwéenne Pettina Gappah donne la mesure de son talent de conteuse postcoloniale dans son nouveau titre Hors des ténèbres, une lumière éclatante (Lattès). Il s’agit d’un roman historique qui évoque les ténèbres du passé colonial africain à travers le récit de la vie et du parcours de l’explorateur écossais David Livingstone, mort en 1873, lors d’une expédition pour retrouver les sources du Nil.
Ayant grandi dans le Zimbabwe de Robert Mugabe, Gappah connaît un rayon sur le poids paralysant des héros du passé sur le présent. Aussi a-t-elle fait le choix de raconter le parcours de son protagoniste, icône coloniale par excellence, à travers les yeux des Africains qui portèrent à travers la brousse la dépouille du héros britannique afin de la rapatrier en Angleterre. Illustration particulièrement réussie de la grande Histoire revue et corrigée par les oubliés des archives. Parmi les autres romans africains de la rentrée, on retiendra également Les Impatientes (Emmanuelle Collas) de la Camerounaise Djaili Amadou Amal et Du miel sous les galettes (Slatkine et Cie) sous la plume de l’humoriste burkinabè Roukiato Ouedraogo, nouvelle venue dans la fiction. Dans le premier titre qui est un récit aux accents féministes, on suit le destin tragique de trois femmes vivant au Sahel mariées de force, alors que la primo-romancière burkinabè restitue à travers sa chronique autobiographique les saveurs et les odeurs de son pays, sa nostalgie pour sa famille et les conséquences dévastatrices des sécheresses à répétition. Il y a quelque chose de proustien dans ce roman où le souvenir des délicieuses galettes au miel que vendait la mère de l’auteure ouvre les portes de l’enfance et du pays natal.

Les valeurs sûres
Si cette rentrée littéraire africaine se place résolument sous le signe de la nouvelle génération d’écrivains, les «valeurs sûres» ne sont pas totalement absentes des rayons des librairies et des talk-shows consacrés aux nouvelles parutions. L’incontournable Alain Mabanckou fera de nouveau parler de lui à l’occasion de la publication de son essai Rumeurs d’Amérique (Plon). Dans ces pages, à travers le récit de son périple riche en rebondissements et en rencontres inoubliables, mêlant la petite et la grande histoire, l’auteur de Verre cassé qui enseigne désormais à l’université de Los Angeles, écrit son autobiographie américaine. La Mauricienne, Ananda Devi, elle, revient dans l’actualité à travers Fardo (Cambourakis), son récit insolite sur une momie péruvienne, écrit sous l’égide du Musée des Confluences. Dans le cadre de son programme intitulé «Récits d’objets», ce musée lyonnais, spécialisé en anthropologie, invite régulièrement les écrivains à faire d’un objet du musée le cœur de leur fiction. On lira aussi cet automne les mémoires cubaines de René Depestre dans Cahier d’un art de vivre (Actes Sud) et Aimer selon Véronique Tadjo (Editions Museo), un essai sur le sentiment amoureux qui, on découvrira sous la plume de la grande romancière ivoirienne, n’a rien perdu de son mordant légendaire dans notre nouveau monde où dominent la virtualité et la distanciation.
Les «valeurs sûres» ne dédaignent pas la fiction, comme en témoignent les deux romans qui paraissent cette année sous la plume de deux géants des littératures d’Afrique et de sa diaspora : Bernardino Evaristo et Ivan Vladislavic. Britannique d’origine nigériane, la première est l’une des grandes figures de l’école «Black British» qui a contribué à «désexotiser» la littérature britannique. Son dernier opus, Fille, Femme, autre (Globe), lauréat du Booker Prize 2019, raconte 12 parcours de femmes, entre 19 et 93 ans, en quête de visibilité et de liberté. Les vies et les confessions de ces femmes puissantes s’entremêlent, faisant émerger le portrait de l’Angleterre contemporaine où le plafond de verre demeure encore une réalité tangible et humiliante, surtout pour les femmes noires. Dans son nouveau roman, Distance (Zoé), le Sud-Africain Ivan Vladislavic propose pour sa part un formidable exercice d’équilibre entre le présent et le passé, entre les luttes d’antan et le désenchantement qui est sans doute le sentiment le mieux partagé dans l’Afrique du Sud post-Apartheid. Partant d’un album de coupures de journaux anciens sur la légende de la boxe Mohammed Ali, Vladislavic convoque l’esprit des seventies, la puissance du militantisme anti-apartheid et l’espérance d’un avenir sans «distance». Absolument magistral.
(Suivra)
T. Chanda