Brit Bennett : deux sœurs, deux destins

Littérature américaine

L’autrice afro-américaine du «Cœur battant de nos mères» revient avec un roman sur la question de l’identité. Et sur la possibilité de se réinventer.

On y est obsédé par la couleur de la peau. Une petite localité rurale de Louisiane. Depuis des siècles, les habitants noirs de Mallard éclaircissent la couleur de leur peau par des mariages métissés. Chaque génération est plus claire que la précédente. Les jumelles Desiree et Stella Vignes vivent avec leur mère, depuis que leur père a été tué par les Blancs. On n’épouse pas plus noir que soi, mais on meurt parce qu’on est noir. Les jumelles en robe de deuil sont unies. Nous sommes le 14 août 1954. Elles ont seize ans. Les deux adolescentes s’évaporent ensemble du jour au lendemain. Desiree Vignes revient en 1968 dans sa ville natale, quatorze ans après leur départ soudain, accompagnée de sa petite fille de huit ans prénommée Jude. La mère a le teint sable humide et la fille a le teint noir foncé. De son côté, Stella Vignes a disparu sans un mot pour mener une vie de Blanche à Boston. Peut-on vivre en amputant une partie de soi ? Les jumelles : Desiree Vignes la nerveuse et Stella Vignes la calme. L’une va devenir analyste d’empreinte digitale pour le FBI et épouser un homme noir violent ; l’autre va se marier avec son patron et se faire passer pour blanche dans une enclave cossue de Los Angeles. Les jumelles unies prennent des directions radicalement opposées. Elles se séparent, jusqu’à se perdre de vue. La romancière Brit Bennett a écrit un roman sur l’identité, la lutte des classes et des races, la famille.
Ses personnages changent de sexe, de couleur de peau, de milieu. Au début, tout est plus facile pour Stella Sanders. Elle est devenue une Blanche parmi d’autres Blanches dans sa riche banlieue. «Elle ne réalisait pas qu’il fallait très longtemps pour devenir quelqu’un d’autre, ni que vivre dans un monde qui n’était pas fait pour vous se payait au prix de la solitude.» Autour d’elle, de braves citoyens. On aime les discours de Martin Luther King, mais on aime moins la réalité des discours de Martin Luther King. Un jour, des voisins noirs s’installent parmi les braves citoyens. Quand elle revient chez elle à Mallard, après des années et des années d’absence, Desiree Vignes a du mal à retrouver le chemin de la maison maternelle. Elle est à moitié perdue sur la route, comme elle est à moitié perdue dans sa vie. Quelle partie d’elle ment à l’autre ? Desiree Vignes vient trouver refuge auprès de sa mère, fuyant un mari violent qui la traque. Elle le sait : on peut aimer quelqu’un et lui faire du mal. Desiree Vignes s’installe définitivement à Mallard. La couleur noire de la peau de sa fille, Jude Winston, dérange tout le monde. On suit la trajectoire de la famille Vignes, sur plusieurs générations.
Aucun jugement moral sur ses personnages Une nouvelle voix forte. Brit Bennett est une romancière féministe afro-américaine née en 1990. Elle est l’autrice d’un article : «Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs» contre le racisme ordinaire, ayant connu un grand retentissement. Dans L’autre moitié de soi, la romancière évite le systématisme et le schématisme dans sa dénonciation sans concession des discriminations raciales. Elle ne parle pas des fractures identitaires, mais des troubles identitaires. Stella Vignes est-elle celle qu’elle est devenue ? Car parfois le mensonge devient la vérité. L’autrice du Cœur battant de nos mères (Autrement, 2017) ne porte aucun jugement moral sur ses personnages.
Stella Vignes a le droit, si elle le désire, de devenir blanche. La trame est classique : une famille, deux sœurs, deux destins. Mais la romancière Brit Bennett, admiratrice de l’œuvre de Toni Morrison, ancre ses personnages dans les enjeux de l’époque actuelle. Elle est attachée au secret, au questionnement, au mystère. L’histoire montre bien qu’être Blanc ou Noir varie selon l’endroit où l’on se trouve aux États-Unis. Tout le roman de Brit Bennett interroge la possibilité de se réinventer, de se délester. Dans L’autre moitié de soi, les uns et les autres veulent partir de leurs enclos pour pouvoir devenir qui ils désirent être. Les jumelles quittent facilement leur petite ville, mais elles vont découvrir où se situe exactement leur véritable prison. Les personnages de Brit Bennett se heurtent alors à un seul obstacle infranchissable : le regard des autres. On meurt à soi, mais peut-on renaître aux autres ?
M.-L. D.
L’autre moitié de soi, de Brit Bennett, trad. Karine Lalechère, Éditions Autrement, 480 pages.