Phase historique, déphasage du politique

Actualité

Il est remarquable de constater qu’en dépit des divergences idéologiques, les acteurs de la vie politique s’accordent à qualifier la séquence ouverte par le «Hirak béni» du 22 février 2019, comme une nouvelle étape historique dans la vie de la Nation. Si tous, des islamistes aux berbéristes en passant par les nationalistes s’accordent sur ce point, personne n’a pris le soin de préciser la signification de ce mouvement social. Il est vrai que lorsque des survenances de cette amplitude se réalisent, il est ardu de tutoyer l’histoire en instaurant une intelligibilité d’immédiateté, au sens d’une mesure véritable des enjeux de tous ordres, à l’aune d’évènements dont il est difficile d’appréhender la perspective tant l’objectivisation des faits en accélération, nécessite rigueur, humilité et remises en cause de convictions chevillées au corps. Les générations qui nous ont précédées ont eu à vivre par le passé de tels bouleversements. Au moment où le pharmacien de Sétif, Ferhat Abbas le 23 février 1936, «interrogeait» dans le journal ‘’L’Entente’’, «les vivants et les morts», visitait «les cimetières sans que personne» ne lui «parle de la Nation» et appelait à «écarter une fois pour toutes les chimères pour lier définitivement notre avenir à la France», le peuple algérien au sortir de la seconde Guerre mondiale, réclama sa liberté et son indépendance au même titre que les Nations délivrées du joug du nazisme. Faut-il en vouloir à Ferhat Abbas de ne pas avoir saisi l’instant du mouvement national de son époque ? Nous nous en garderons bien puisque sous l’effet des massacres du 8 mai 1945, il change intelligemment de posture intellectuelle et impulse au sein du mouvement des Amis du Manifeste de la Liberté, des logiques patriotiques pour réclamer la fin du colonialisme. Deux grandes leçons doivent être tirées de cette expérience. D’abord, il est difficile, de saisir la nature d’une phase historique. Ensuite, il n’est jamais trop tard pour se hisser, à la lumière des évolutions remarquables du moment, à une plus grande compréhension du fait politique. Les débats autour de la Constitution procèdent en réalité d’une interrogation algérienne qui concerne, à l’ère du mondialisme, l’instance politique désormais éclipsée par la révolution sociétale.

La révolution nationale démocratique clos son cycle dans l’ère occidentale vers la seconde moitié du XIXème siècle, à l’orée d’une révolution industrielle en nouaison. Elle prend deux chemins pour son accomplissement. Par le haut, comme le propose la révolution française de 1789, qui, au nom de l’universalisme, enracine l’Etat dans un particularisme national en formation. Par le bas, comme le dispose intelligemment l’habeas corpus de 1679 de la construction sociale anglaise, qui voit les ordonnancements régaliens comme une organisation des libertés de la société civile, fondant en même temps que son modèle spécifique une aspiration pour les peuples de la planète. Dans les deux cas de figure, les maturations nécessaires à de telles ruptures fondatrices, se sont réalisées sur le long cours en de lentes évolutions qui, très souvent, se cristallisèrent dans des éléments allogènes. Guillaume le conquérant d’origine normande réalisa définitivement l’unification de l’Angleterre, les princes allemands (en particulier les Habsbourg) fécondèrent les cours monarchiques de l’Europe, les reines russes marquèrent les alliances avec la Hongrie, l’Ukraine et la Norvège et nous pourrions multiplier les exemples d’interactions entre lignées étrangères et processus nationaux en devenir. Nous n’avons pas vécu autre chose au Maghreb.
La Nation a pris graduellement corps dans l’Islam avec l’arrivée des Arabes musulmans et leurs alliés libyques (comme elle le réalisa dans le christianisme dans ses différentes variantes en occident) et a initié des constructions étatiques modernes (prémisses de l’Etat National) sous l’effet de l’action des beys turcs. La preuve en est que la résistance de l’Emir Abdelkader, populaire et nationale, dans un sens originel que nous sommes encore capables d’interpréter jusqu’à aujourd’hui sans tomber dans les travers de l’anachronisme historique, démontre à contrario que les ferments des progrès sociétaux préexistaient à la prise d’Alger en 1830 et que nous cheminions vers une cristallisation nationale qui fut avortée du fait de l’irruption coloniale. Avons-nous déjà entendu les Anglais expliquer leur rivalité avec les Français par une revanche historique qu’ils auraient à prendre sur Guillaume le conquérant d’origine normande ? Les Espagnols réfuter l’unification de leur pays grâce à l’alliance du catholicisme et du sang allemand ? Les Russes réclamer la Hongrie sous prétexte d’échanges matrimoniaux passés ? Il n’y a qu’en Algérie, sous l’effet d’un berbérisme idéologique en bruit de fond continu de puissances internationalisées, que l’on considère les Turcs comme des colons, dans une vision raciale de la Nation qui renvoi systématiquement aux origines du sang, à contresens historique de l’universalisme humaniste islamique, intégrateur des autres religions, spiritualités et peuples en espérance de la foi.

Le grand basculement
Dans notre pays, malgré toute sa force, le colonialisme n’a pas pu faire barrage aux forces sociales à l’œuvre dans les populations autochtones, qui, indépendamment de leurs origines lointaines «nationales», se hissèrent au niveau des luttes nécessaires à la fondation de l’Etat-Nationale de la République Algérienne Démocratique et Populaire en 1962. Est-ce pour autant que le cycle de la révolution nationale démocratique, pour ce qui nous concerne, fut clos dès cette date ? Pour certains courants idéologiques, l’indépendance à peine acquise et alors que l’Etat ne s’exprime que dans la langue du colonialisme et organise difficilement ses pouvoirs régaliens, s’ouvrait une nouvelle phase historique dites «démocratique» comme si l’Etat National avait achevé sa construction (comme en Europe) aussi bien du point de vue des approfondissements dûs à la Nation que des dispositions de sa superstructure. C’est ainsi que sont fondés dès 1963, des partis politiques comme le FFS, le PRS ou d’autres et dont le credo essentiel reste la revendication politique du partage du pouvoir suivant des logiques fédéralistes, s’appuyant sur des régionalismes vivaces.
Ils sont parfaitement illustrés par le wilayisme, réminiscence qu’il est nécessaire de comprendre comme des survivances en résistances de mémoires tribales anciennes que l’on cherche à perpétuer par défi à l’ordre colonial, plus qu’en tant que résultante de la politique française de l’époque (et d’aujourd’hui) consistant à diviser pour mieux régner. En réalité la spécificité de nos développements ne se départage pas entre ceux qui ne jurent que par le renforcement de logiques étatiques et ceux qui ne croient qu’en des dynamiques démocratiques. La vision des constructions «par étapes» de nos formations sociales (construction nationale puis démocratique et enfin culturelle) ont toutes pour elles d’être des représentations idéologiques dont le grand basculement du 22 février 2019 à prononcer l’écroulement. Alors que les milieux d’opposition s’évertuaient à nous expliquer qu’en 1962 la construction nationale s’achevait, qu’en 1963 s’initialisait une époque de revendications démocratiques – avec comme figure proéminente Ait Ahmed, puis celle tutélaire de Mouloud Mammeri donnant sens culturel au Printemps kabyle de 1980 – le «Hirak béni» vient, sans prévenir, remettre la question sociétale populaire au cœur des enjeux de la Nation.
Et voilà les théoriciens «des étapes», éternels partisans de l’agenda démocratique et culturel bien en mal de nous expliquer pourquoi le peuple algérien refuse les logiques fédéralistes et séparatistes en prolongation de leurs modes de production rentiers et pétroliers, pour affirmer avec une force incroyable la primauté de la souveraineté populaire sociale sur tout le reste. Le «Hirak béni», d’essence anti-rentière – refusant la soumission aux diktats de la géographie régionaliste des hydrocarbures inscrite dans les entrailles de la terre – vient de sortir la Nation des ornières du politique (et du fédéralisme) en achevant, au passage, les tentatives séparatistes qui se sont fracassées dans des manifestations exemplaires par leur unité citoyenne. «Les chimères» (pour reprendre l’expression de notre glorieux aîné qu’est Ferhat Abbas) identitaires d’un passé qui n’a existé que dans l’esprit d’idéologues a concédé à la puissante concentration du mouvement social, ses «inventions» puériles d’une personnalité artificiellement immuable, fruit de repliements régressifs aux hégémonies culturelles dominantes.

L’inter-socialité en pierre angulaire des impulsions à venir
Ce qui s’exprime désormais en Algérie, c’est la primauté du lien social s’arc-boutant sur la Nation et sur l’Etat (c’est ce qui est nouveau en introduction du pacifisme comme mode de revendication) pour affirmer des droits (au logement, à l’éducation, au travail, à la santé, au développement, à l’environnement etc.) dans un rapport nouveau aux forces mondialisées qui cherchent à nier les progrès populaires. L’Etat n’est plus perçu comme le lieu d’un étouffement démocratique des aspirations de la société civile mais comme l’instrument puissant qui permet d’atteindre des objectifs populaires pourvu que les libertés individuelles et collectives soient strictement respectées et encadrées par le dispositif aussi bien législatif que judiciaire.
En ce sens, la Constitution qui est proposée au vote le 1er novembre prochain est en phase historique avec une époque où la révolution nationale démocratique se pose désormais en agencements qui affirment la primauté de l’instance sociale sur l’instance strictement politique. C’est la caractéristique essentielle des mouvements populaires de par le monde – de Hong Kong, à la Suisse en passant par la Biélorussie – qui renvoi aux calendes grecques, les approches de nature politiques (fédéralistes, séparatistes ou nationalistes sectaires) pour mieux affirmer la suprématie des impulsions sociales en supports de dynamiques étatiques désormais assujetties à des directives plus sociétales qu’ouvertement institutionnelles. Ce nouveau cadre référentiel en cours de production, place la société civile comme un moteur essentiel de la réforme du politique désormais mis en demeure d’accompagner des luttes populaires irrépressibles au risque d’être inaudible. C’est cette grande avancée, propulsée à l’avant-garde des aspirations participatives par le pacifisme exceptionnel du mouvement social (société civile et militaire incluse) qui fonde la grande modernité de la phase historique que nous traversons. Il est nécessaire de l’accompagner par une décentralisation de la décision en soutien à la démocratisation irrépressible de la vie publique.
Ces changements qualitatifs sont cependant intrinsèquement liés à la nature changeante du mondialisme. La triade (USA, Europe, CEE) n’est plus la seule à orienter le capital international. La montée en puissance chinoise, ses routes de la soie,  l’émergence des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) depuis rejoints par la Turquie, l’accélération de la course à l’espace, présentent au monde une complexification de la mondialisation mue par les sciences et les technologies comme facteur disruptif d’une accumulation classique du capital.
Un saut technologique assumé suffit désormais à bouleverser le classement des Nations entre elles,  et surtout à faire progresser de manière spectaculaire  non pas uniquement les peuples concernés par ces découvertes, mais ceux de la Planète entière par un effet de diffusion systématique encore jamais atteint à ce niveau depuis le début de l’aventure humaine. Ainsi la conscience de plus en plus aigüe que l’humanité a touché les limites de son emprise sur la Terre au risque de remettre en cause les équilibres climatiques participe fortement  à la prise de conscience collective que chaque destin individuel est désormais hypothéqué par des comportements supranationaux irresponsables et dont la pandémie de la Covid-19 n’est qu’une avant-garde annonçant des temps nouveaux.
Face à ces transformations structurelles irrépressibles, des forces de la réaction (aussi bien en dehors qu’à l’intérieur de l’administration centrale), en total déphasage avec la phase historique que nous vivons, cherchent à semer le doute sur les propositions vigoureuses en cours en dénigrant le vote constitutionnel. Le rendez-vous du 1er novembre se chargera, symboliquement, de leur tordre le cou dans les urnes, pour mettre définitivement hors d’état de nuire «une bande» qui a voulu transformer en esclaves un peuple libre !
Brazi