Dans le chaos tragique de l’existence humaine

Chemins d’écriture

La romancière camerounaise Hemley Boum est l’auteure de quatre romans. Son dernier opus, «Les Jours viennent et passent» (Gallimard, 2019), a été couronné en 2020 par le prestigieux prix Ahmadou-Kourouma, qui récompense tous les ans un auteur d’expression française.

«Chemins d’écriture » revient ce samedi sur le parcours peu commun de cette auteure talentueuse, héritière de la tradition littéraire camerounaise caractérisée par son goût pour l’ironie, la subversion et l’engagement social. « Les livres m’ont sauvé la vie, tous les Livres. Je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, incapable de faire le tri, aspirée par ces galaxies parallèles insoupçonnées. La littérature m’offrait le moyen de m’extraire de ma réalité en me conviant dans un ailleurs, un autrement à portée du regard, d’esprit. Je lisais et mon monde s’éclairait, mes yeux se dessillaient, ma sensibilité s’aiguisait. Je lisais et la nature me parlait un langage audible. » Ainsi parle Anna, la protagoniste des Jours viennent et passent, le dernier roman de la Camerounaise Hemley Boum. Ces propos ont une dimension autofictionnelle car la passion pour la lecture dont il est question dans cet extrait, elle est commune à la romancière et à son personnage. Pur produits de l’école française, Hemley comme Anna, se sont construites en lisant et en écrivant. Hemley Boum se souvient d’avoir toujours aimé lire. « Jeune fille grandissant à Douala dans les années 1970-1980, je lisais pour m’évader, pour apprendre ce que je voulais et au rythme que je voulais », confie-t-elle. A bientôt 50 ans et auteure elle-même de quatre romans, elle ne manque pas d’être émerveillée, encore aujourd’hui, par la capacité qu’a la littérature de happer ses lecteurs dans des univers souvent si éloignés du quotidien de ces derniers.

Une inspiration puisée chez Morrison
L’écrivaine aime aussi raconter que sa passion pour la lecture lui a parfois joué de mauvais tours, notamment lorsqu’à l’école, en plein cours de physique-chimie, elle se fit surprendre en train de lire un roman en cachette. L’objet du délit fut bien sûr confisqué, mais l’affaire connut une conclusion heureuse. Non seulement la gamine récupéra-t-elle son livre, mais elle se vit aussi offrir un exemplaire en poche de Beloved de Toni Morrison, avec un mot de son enseignante : « Si tu veux lire, essaie-toi au moins à de la vraie littérature. » Un conseil que la lycéenne prendra au sérieux, plongeant sans tarder dans l’œuvre de Morrison et découvrant dans la foulée l’univers de la littérature afro-américaine qui deviendra l’une de ses principales sources d’inspiration, lorsqu’elle-même se lancera dans l’aventure de l’écriture. Paradoxalement, malgré son intérêt pour la lecture et la littérature, rien ne prédestinait Hemley Boum à une carrière d’écrivaine. Après avoir fait des études d’anthropologie, elle se spécialisa dans le commerce international et parcourut les grandes villes d’Afrique pour le compte de la multinationale qui l’employait, avant d’abandonner sur un coup de tête la vie rangée de cadre commercial pour se consacrer à l’écriture. Si dans son for intérieur, elle a toujours su qu’elle voulait écrire, elle n’avait pas osé franchir le pas.

Fiction et réflexion
Ce fut chose faite dès 2010 lorsque parut son premier roman Le Clan des femmes, suivi de près par Si d’aimer en 2012. A mi-chemin entre fiction et réflexion, ces livres racontent respectivement la polygamie et la situation dramatique d’individus confrontés au sida. Ces premiers ouvrages annonçaient déjà les qualités qui font aujourd’hui le succès de Hemley Boum : son écriture chorale, son intérêt pour l’histoire, le souci de faire émerger les voix féminines trop longtemps minorées par la littérature africaine. C’est avec son troisième roman Les Maquisards, couronné en 2016 par le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire, qu’Hemley Boum s’est fait connaître du grand public. Ce roman consacré aux turbulences de la décolonisation du Cameroun, célèbre le courage et l’idéalisme des héros oubliés du mouvement d’indépendance camerounaise tels que Ruben Um Nyobè. Interrogeant inlassablement les mémoires individuelles et collectives, l’auteure dénoue avec maestria les fils de vérité et de contre-vérités dont l’histoire est tissée. Il y a dans cette écriture du Mongo Béti et du Ferdinand Oyono, pères de la fiction moderne camerounaise, et aussi quelque chose de l’art des écrivains noirs d’Amérique bouillonnant de colère contre les confiscateurs de l’Histoire et des vies.

Tonalité féminine et féministe
N’y a-t-il pas une dichotomie entre le commerce international et l’écriture devenue son métier ? « Au contraire, explique la romancière. Le trajet que j’ai eu, qui peut sembler chaotique, il prend toute sa résonance quand j’écris. Tout ça vient apporter de l’épaisseur à la fois à mes personnages, que je peux inventer, le monde qui se dessine en moi que je retranscris. Toutes ces déviations, tous ces chemins de travers nourrissent profondément mon écriture, lui donnent une forme de tonalité, je crois. » Une tonalité surtout féminine et féministe que confirme Les Jours viennent et passent. A travers les voix de trois générations de femmes, ce quatrième roman de la Camerounaise raconte les lendemains qui déchantent dans une société postcoloniale bâtie sur de faux espoirs et des promesses non tenues. La voix prépondérante est celle d’Anna qu’on découvre à la fin de sa vie, en train de mourir d’un cancer dans une unité de soins palliatifs, quelque part à Paris. Clouée au lit, l’agonisante se remémore son enfance et son adolescence dans la campagne camerounaise en compagnie de la vieille paysanne qui l’avait adoptée à la mort de sa mère. Déterminée à mettre un terme à la malédiction qui pèse sur les femmes de la famille d’Anna, toutes frappées de mort violente, la vieille Awaya décide de faire de la petite une femme instruite, la grand-mère Awaya l’inscrit à l’école de la mission.

Récit du silence et de l’effondrement
Or, si son éducation lui permet de s’émanciper de sa condition sociale, Anna appartient à la toute première génération de Camerounais libres qui se sont laissés embrigader dans un projet postcolonial fait de compromissions, de corruption et d’exploitations. Leur faillite intellectuelle et spirituelle les empêche de voir les nuages s’amonceler au-dessus de leur société, certes indépendante, mais dépossédée de son passé et peut-être même de son avenir. Explication de texte de l’auteure : «Je dirais que Les Jours viennent et passent est le récit du silence et de l’effondrement. C’est l’effondrement d’une famille, leur incapacité à faire lien, à se communiquer et à se parler. Ce sont pourtant des hommes et femmes courageux qui essaient de construire une famille forte, mais ils n’y parviennent pas. L’effondrement de cette famille est emblématique de la société postcoloniale. Tout est lié en fait. Partir d’un personnage raconté dans un temps long sur trois générations, permet d’étudier avec précision ce qui se passe dans le cœur des gens, à l’intérieur des familles et aussi finalement à l’intérieur de la société, la société camerounaise, en l’occurrence.» Il y a quelque chose de Guerre et paix tolstoïen dans ce roman au souffle épique. Il relie avec une grande lucidité historiographique les brutalités de la guerre d’indépendance du Cameroun à la sauvagerie contemporaine des militants du Boko Haram qui mettent à feu et à sang des régions entières du pays, abandonnées par le pouvoir central. Sur ce fond se déploient les vies des personnages, condamnées à la dérive. Anna et les siens sont les archétypes de la tragédie de l’existence humaine, qui est peut-être le véritable sujet de l’œuvre romanesque de la talentueuse Hemley Boum.
T.Chanda