La longue grève de 1968

Mouvement estudiantin

Dans l’histoire du mouvement étudiant, l’année 1968 a été celle d’une grande conquête démocratique remportée par l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA) qui a réussi à mettre en échec, en s’appuyant sur une forte mobilisation de la communauté universitaire, un projet du FLN, alors parti unique, visant à imposer aux étudiants un mode anti démocratique d’élections de leurs représentants.

Le projet a été détaillé dans une circulaire, intitulée «Processus de normalisation des activités de l’UNEA», affichée, pour information aux étudiants, le 25 janvier 1968, à l’Université d’Alger. La circulaire décrivait par le menu détail les phases qui devaient transformer l’organisation des étudiants en simple appendice du FLN, et ainsi lever le principal obstacle à la prise de contrôle de l’Université par le parti unique. L’exposé qui en a été fait par l’hebdomadaire Révolution Africaine (1er au 7 février 1968), indique bien que chaque assemblée élective devait être supervisée directement par un membre désigné par le FLN. Les étudiants ont été avertis que s’ils ne participaient pas à ce processus, ils risquaient des sanctions, dont la suppression de la bourse. Pour barrer la voie aux militants de l’UNEA, la circulaire a prévu une «commission de discipline» chargée d’exclure de la candidature aux élections, tout étudiant dont les liens avec des «forces occultes» seraient établis. Le terme «embrigadement» utilisé par l’UNEA pour qualifier le but de ce processus, n’était pas exagéré. Le recours à la répression était envisagé comme le montrent les faits cités par Farouk Mohammed Brahim (voir Le Soir d’Algérie du 12 mars 2018), qui relate ce qui s’est passé à l’université d’Oran où, dès le 1er février 1968, cinq membres d’une délégation du Comité de section d’Oran, invités à une réunion pour un dialogue avec le wali, ont été arrêtés dans l’enceinte même de la wilaya. Trois sont libérés le lendemain et les deux autres, retenus dans les locaux de la police jusqu’au 29 février puis incarcérés à la prison d’Oran.
La circulaire du FLN s’inscrivait dans une démarche annoncée par Houari Boumediene, président du Conseil de la Révolution, qui, après avoir nommé Kaid Ahmed à la tête de l’Appareil du FLN, avait décidé, dans un discours prononcé le 12 décembre 1967, devant les cadres du FLN, au Palais des Nations, que 1968 serait l’année du Parti. Deux jours après, dans la nuit du jeudi 14 décembre, le président Boumediene a eu à affronter le risque d’un coup d’Etat fomenté par le colonel Tahar Zbiri, qualifié d’«aventure folle» par la presse du parti unique. La «tentative de sédition d’unités militaires à El Affroun» a été bloquée net par l’Armée nationale populaire (ANP). Le 5 janvier 1968, le Président Boumédiène s’adressant aux présidents des Assemblées populaires communales (APC) confirme son intention de faire de 1968, l’année du Parti «avec les conséquences qui en découleront», précise-t-il, ce qui, s’agissant de l’UNEA, fixait implicitement l’objectif de la remettre sous l’égide du parti unique. Dans cette opération, le pouvoir prévoyait d’organiser un congrès de l’UNEA en 1969. La «base», c’est-à-dire les étudiants, était appelée à choisir ses représentants dans le cadre d’une vaste opération de réorganisation du FLN qui touchait également les organisations de masse (UGTA, pour les travailleurs, UNFA pour les femmes, UNPA, pour les paysans, et la JFLN et les SMA, pour les jeunes).
La circulaire mettait donc en application, d’une façon très maladroite- sans doute, délibérément maladroite-, une démarche lancée par le pouvoir révolutionnaire, comme il se qualifiait à l’époque. Il ne s’agissait pas d’une initiative isolée de Kaid Ahmed, au nom du seul Appareil du FLN. Quelques jours après son affichage, les étudiants ont observé, à l’appel de l’UNEA, un arrêt des cours de 24 h, le 2 février 1968, pour signifier aux autorités son rejet. Des responsables et militants de l’UNEA sont alors arrêtés, dont Fatima Medjahed (étudiante en Droit et membre du Comité de section d’Alger) et Mehdi Mahmoud dit «Zorba» (étudiant en architecture), et mis au secret et torturés. Commence alors un mouvement de grève générale, lancé par l’UNEA le lundi 5 février, auquel participent massivement les étudiants, soutenus par leurs enseignants, et qui s’étendra très vite aux lycées. Recherchés par la police, les membres du Comité de section UNEA d’Alger, furent contraints à l’activité clandestine pour échapper à l’arrestation, et pouvoir diriger le mouvement de grève. Au rejet de la circulaire du FLN, se sont ajoutés deux autres motifs de protestation: contre les violations des franchises universitaires par les forces de police qui sont entrés à l’intérieur de l’enceinte universitaire pour procéder à des arrestations, et contre ces arrestations.
Bien qu’en grève, les étudiants rejoignaient les amphis où se tenaient des Assemblées générales quotidiennes. Le 6 février, les étudiants se sont trouvés enfermés dans l’enceinte de l’Université d’Alger, encerclée par les forces de police. Tard le soir, vers 21h, les policiers sont entrés dans l’Université pour arrêter les étudiants qui se cachaient où ils pouvaient. De nombreux étudiants ont été embarqués dans les fourgons de police et conduits au commissariat. Les plus chanceux furent libérés immédiatement, les autres retenus pour quelques jours puis libérés, les uns après les autres. Devant l’ampleur de l’effervescence estudiantine, le ministre de l’Education nationale (en charge de l’Enseignement supérieur), Ahmed Taleb Brahimi, ordonne la fermeture de l’Université d’Alger, le jeudi 8 février. Deux jours après, le 10 février, El Moudjahid, seul journal dans le paysage médiatique, avec le quotidien en langue arabe Al Châab, donne enfin, dans un édito, l’information sur la grève des étudiants. «Le mouvement déclenché est hors de proportion avec les problèmes réels qui se posent», estime l’éditorialiste qui affirme qu’«aucune élection libre n’a eu à l’Université», ignorant que les membres du comité de section d’Alger renouvelé un an avant (7 avril 1967), ont été démocratiquement élus par les étudiants. El Moudjahid affirme également que la procédure du FLN «vise à amener chaque étudiant à élire ses représentants».
Cet argument ne convainc pas les étudiants qui poursuivent leur grève. Des professeurs et même des responsables de l’administration, y compris le recteur de l’Université, les soutiennent dans leur action pour le respect de la franchise universitaire. La grève des lycéens en solidarité avec les étudiants, inquiète l’Association des parents d’élèves qui appelle «garçons et filles à rejoindre les bancs des classes». Les tentatives du FLN de mobiliser des étudiants et des enseignants pour la reprise des cours échouent. Les autorités qui veulent un retour à la situation normale, annoncent la réouverture des restaurants des cités universitaires puis celui du Bd Amirouche. Le lundi 19 février, l’Université rouvre ses portes sur décision du ministère de l’Education, mais la grève se poursuit. En parallèle, le FLN lance une campagne de «guerre aux antiparti», allusion à ceux qui refusent l’hégémonisme du parti unique. De leur côté, les enseignants du supérieur multiplient les démarches pour obtenir la libération des étudiants arrêtés et espèrent des mesures de clémence pour eux et pour ceux qui sont recherchés. Ils appellent à une reprise des cours le 26 février à 8h.
La poursuite de la grève agace les autorités. El Moudjahid (29 février 1968) se réfère à Pierre d’Istria de l’hebdomadaire parisien «La Tribune des Nations», qui est très critique à l’égard de l’UNEA accusée de vouloir «créer un petit Etat dans l’Etat». Révolution africaine souhaite «la sévérité de l’appareil judiciaire». Toutefois, des gestes d’apaisement sont faits: des étudiants arrêtés sont libérés, une délégation d’étudiants accompagnés du recteur de l’Université d’Alger, a pu rendre visite aux détenus au Commissariat Central et l’un des détenus est libéré à l’issue de cette rencontre, six détenus dont Fatima Medjahed et Mahmoud Mahdi sont transférés à la prison d’El Harrach en attente d’être jugés (ils seront libérés le 18 mai),. Les autorités promettent d’associer les étudiants aux problèmes qui les concernent. Le 16 mars, alors que les membres du Comité de section d’Alger non arrêtés et en clandestinité maintiennent la grève, les autorités décident de rouvrir le restaurant de la cité universitaire Trolard (750 places) qui s’ajoute ainsi aux restaurants universitaires du Bd Amirouche (500 places) et des cités de Ben Aknoun (600 places) et El Harrach (500 places) déjà ouverts. Peu de jours après, le service national obligatoire (une mesure préconisée par l’UNEA) est institué. Le 13 avril, c’est la réouverture de la Bibliothèque universitaire (BU, pouvant recevoir 600 étudiants ; elle avait été détruite par un attentat commis par l’OAS, le 7 juin 1962).
Le 16 avril, la grève et les conditions de la clandestinité imposée aux dirigeants de l’UNEA, ne facilitent pas sa participation aux activités de Youm El Ilm (Journée du Savoir). Le 24 avril, également, l’UNEA ne peut participer pleinement à la célébration de la journée mondiale contre l’impérialisme. Ce jour-là, le nom de Ernesto Che Guevara est donné au Bd de la République, à Alger, dans le prolongement les Bds Hassiba ben Bouali, Colonel Amirouche et Zighout Youcef, et prolongé, lui-même, par la Place des Martyrs puis l’Avenue du 1er Novembre. La plaque est inaugurée par le président Boumediene. L’UNEA, dont les membres du Comité exécutif (CE) et de ses trois comités de section, sont des militants anticapitalistes et anti impérialistes, est sensible à ce geste. Le lendemain, 25 avril, vers 14h, le président Boumediene est visé par un attentat, près du Palais du gouvernement, à sa sortie de la réunion du Conseil des ministres; moins de trois heures après, un bulletin de santé est publié par le ministère de la Santé qui fait savoir que Houari Boumediene a reçu des soins pour une plaie artificielle.
Le soir au Journal télévisé de 20h00, il apparaît pour une courte déclaration qui rassure les Algériens. Après cet attentat, les six étudiants détenus à la prison d’El Harrach cessent leur grève de la faim et les membres du Comité de section qui étaient en clandestinité, rejoignent l’Université sans être inquiétés. Le projet du FLN de «caporalisation» du mouvement étudiant ayant échoué, et faisant suite à l’intervention des enseignants pour le règlement des problèmes, le CE de l’UNEA appelle à la reprise des cours, évitant ainsi le pourrissement qu’aurait provoqué une grève illimitée. Vers la fin avril, un dialogue entre un représentant de la Présidence et des responsables du Comité de section d’Alger tourna court. Le 18 mai, les six étudiants encore détenus sont libérés, sans jugement (voir contribution de Larbi Oucherif, El Watan du 20 au 22 mais 2006). L’attention est portée sur la Réforme de l’enseignement supérieur que prépare le gouvernement.
L’UNEA fait connaître sa position de principe dans une déclaration du CE: l’élaboration de la Réforme de l’enseignement supérieur doit se faire avec la participation des représentants des étudiants et des enseignants. En juillet 1968, en pleines vacances d’été, deux membres du Comité exécutif en clandestinité, Djelloul Naceur et Djamel Labidi, sont arrêtés (ils seront libérés en novembre 1969 et assignés à résidence). La répression prend, de fait, le pas sur le dialogue. Puis, c’est, à nouveau, le dialogue, le coordinateur du comité de section d’Alger, Omar Lardjane, est invité par le ministre de l’Education, à intervenir lors de la rentrée solennelle de l’Université 1968-1969, qui a lieu à la salle Ibn Khaldoun, début décembre 1968.
M’hamed Rebah