Une vie pour l’Algérie

Jules Molina

L’écriture de l’histoire des moudjahidines d’origine européenne et de leur participation au combat de leur pays, l’Algérie, pour le libérer du joug colonial français, s’est enrichie d’un nouveau livre qui porte sur le parcours de l’un d’entre eux, Jules Molina*, très peu connu de ses compatriotes. Après s’être engagé, avec courage, dans la lutte contre le colonialisme, Jules Molina a donné tout ce qu’il pouvait à l’Algérie indépendante, pour son développement national. Pour la petite histoire, on lui doit le «Tassili», fameux camembert algérien, qu’il a fabriqué alors qu’il était directeur technique à l’Onalait (Office national du lait).

Jules Molina est né le 8 février 1923 à Perrégaux (aujourd’hui Mohammedia, près d’Oran), dans une famille d’immigrés espagnols, «arrivée en Algérie, comme l’explique son fils Paul, en tant que famille ouvrière, pas pour posséder quelque chose. Ils sont arrivés pour travailler au service de colons installés, pour survivre». Mobilisé en été 1943, il prend part dans une unité d’artillerie, à la guerre contre l’Allemagne nazie. Il se souvient que, dans cette période de guerre, il avait constamment une photo de Staline qu’il épinglait sur le mur au-dessus de son lit. Et, il tient à le mentionner, à plusieurs reprises, dans ses Mémoires. A la fin de la guerre, de retour au pays, il adhère au Parti communiste algérien (PCA). En 1950, il est élu au bureau régional d’Alger dirigé par Ahmed Mahmoudi et Rachid Dali Bey et devient permanent du parti, avec un salaire très nettement inférieur à celui qu’il touchait dans le cabinet d’ingénieurs-conseils où il avait été embauché. A la demande du parti, il prend la direction de son imprimerie (qui était aussi celle d’Alger républicain), située rue Kœchlin à Bab El Oued. De cette imprimerie, sortait Liberté, organe central du PCA, mais aussi L’Algérie libre, organe central du MTLD, et Le travailleur algérien (de la CGT d’Algérie) ainsi que leurs tracts et affiches. Il raconte comment les communistes se battaient pour empêcher la police de saisir le journal du MTLD à l’imprimerie. En septembre 1955, le PCA, son journal, Liberté, et Alger républicain sont interdits. Le PCA monte alors une imprimerie clandestine pour continuer à faire paraître Liberté. Pour les autorités coloniales, le responsable de l’imprimerie clandestine ne pouvait être que Jules Molina. Au début du mois d’avril 1956, il est arrêté par la DST (Direction de la surveillance du territoire) qui le conduit dans ses locaux à Bouzaréah où il est torturé. «Je ne rentrerai pas dans les détails de la torture pratiquée à cette époque-là par la DST, écrit-il, elle était peut-être moins hystérique que celle pratiquée plus tard par les «paras» (qui n’étaient pas encore rentrés à Alger) mais plus professionnelle et efficace». Il ne dira rien aux policiers et sera écroué à la prison de Serkadji. Il est mis dans une cellule avec Paul Caballero et Claude Duclerc, eux aussi membres du PCA.

Dans la cellule d’en face, se trouvait Rabah Bitat. «On attendait qu’il n’y ait aucun gardien dans la galerie, pour converser de guichet à guichet et échanger nouvelles et analyses», raconte Jules Molina qui rapporte qu’un jour Paul Caballero dit à Rabah Bitat: « Pour toi, l’indépendance est le but final. Pour nous, elle n’est qu’une étape car après, il faudra se battre pour que ce soit le peuple qui en profite». Jules Molina se rappelle des paroles de Bitat, à propos de Henri Maillot: «A l’indépendance, on enlèvera la statue équestre de Bugeaud et on mettra à la place, celle de Maillot». Huit mois après son incarcération, Jules Molina passa devant le tribunal où il fit une déclaration politique, dénonçait les conditions de son arrestation et terminait ainsi: «je suis en prison parce que je suis communiste». Il fut condamné à 18 mois de prison ferme et transféré à la prison d’El Harrach. En mars 1957, en procès en appel, il eut la chance d’être relaxé et de quitter la prison sans être transféré au camp de Lodi, spécialement créé pour les Algériens d’origine européenne qui étaient soupçonnés de participer à la lutte pour l’indépendance. Il se rend immédiatement à Oran où est installée sa famille. Il est recruté comme directeur technique à la Centrale laitière d’Oran. Il continuera, jusqu’à la fin de la guerre, de militer pour l’indépendance dans les rangs du PCA et du FLN. «Il utilisait pour son travail une camionnette, celle où on peut mettre du matériel derrière et il transportait des armes qui étaient livrées aux maquis de l’ALN (Armée de libération nationale)», raconte sa fille Danielle. Après 1962, Jules Molina est directeur général de la Centrale laitière d’Oran et en même temps membre du PCA (dissous en novembre 1962 par Ben Bella mais ayant maintenu un fonctionnement clandestin limité). Il critiquera la position du PCA sur le coup d’Etat du 19 juin 1965 et l’appel erroné de sa direction «à la résistance y compris armée», qui a entraîné, selon lui, «une violente réaction du nouveau pouvoir». Bien plus tard, Boualem Khalfa s’interrogera à ce sujet: « N’y a-t-il pas eu précipitation dans la prise de position après le coup d’Etat du 19 juin 1965? N’aurait-il pas fallu s’informer davantage au lieu de qualifier globalement de fasciste le nouveau pouvoir? » (Article dans Alger républicain spécial juin 2003).

Jules Molina fit jouer sa bonne relation avec Rabah Bitat (qui était ministre des Transports) pour qu’il intervienne auprès de Boumediene en faveur des communistes arrêtés en septembre 1965, notamment Paul Caballero, Jacques Salort et William Sportisse. Ce qui, apparemment, a été fait, puisque les détenus ont été sortis de prison pour être mis en résidence surveillée. Jules Molina avait aussi d’excellentes relations avec Said Ait-Messaoudène, Messaoudi Zitouni et Bachir Rouis, qui seront tous trois ministres sous la présidence de Chadli Bendjedid. Il rapporte un bruit qui aurait fait dire à Said Ait Messaoudène «la seule chose qui me sépare des communistes, c’est la religion». Jules Molina raconte, en allant dans les détails, son passage à la SN EMA (Eaux minérales), de 1972 à 1985, année de son départ à la retraite. Il décrit le glissement libéral commencé au début des années 1980 et le pillage des entreprises publiques, soumises en même temps à une «restructuration», prélude à la casse du secteur industriel d’Etat, «dans la perspective évidente de créer les meilleures conditions de privatisation». «On sentait, écrit-il dans ses Mémoires, le ministre, Ait-Messaoudène, en désaccord avec cette «restructuration». Pour Jules Molina, le problème de la casse du secteur public, était très sous-estimé par la direction du PAGS. «Saout Echâab», l’organe du PAGS, en parlait très peu et sans articles de fond». Jules Molina prend sa retraite en 1985 et se consacre à des démarches pour faire obtenir la reconnaissance officielle de la qualité de moudjahid aux communistes d’origine européenne qui ont participé à la lutte armée pour l’indépendance. A propos de ces démarches, il révèle qu’un responsable du PAGS, dont il était lui-même membre, lui avait fait savoir que «la direction n’est pas vraiment d’accord avec ce que tu fais» et lui avait demandé de ne pas déposer le dossier de William Sportisse. Il répondit qu’il s’agissait d’obtenir pour les communistes d’origine européenne «la reconnaissance du titre de chahid et de moudjahid au même titre que n’importe quel Algérien». Jules Molina réussit à régulariser environ soixante-dix dossiers dont celui de William Sportisse. A la lecture de son livre, on comprend que le PAGS a été la grande déception de Jules Molina. Fin 1989, après avoir cédé au PAGS son appartement (à Hydra) et sa voiture, «contre indemnisation», écrit-il, il partit définitivement en France où sa femme et ses enfants se trouvaient déjà.

Il nota dans ses mémoires, un comportement de la direction du PAGS discriminatoire à l’égard des camarades d’origine européenne. «Lorsque le PAGS tint son premier congrès légal en 1990, les organisateurs «omirent» de me compter parmi les invités. Résidant en France et militant au PCF, je ne prétendais évidemment pas à une fonction quelconque au sein du PAGS, mais je fus choqué que des camarades membres du PAGS, de nationalité algérienne et résidant toujours en Algérie, comme Georges Acampora, condamné à mort, William Sportisse, ancien membre du Comité central du PCA, Fernand Gallinari ou Maurice Baglietto, militants très actifs, soient écartés de toute responsabilité.» En France, Jules Molina prolongea son action militante dans «les rangs de l’ACCA – Agir contre le Colonialisme Aujourd’hui- que dirige Alban Liechti et y travailla avec passion. Pour des raisons identiques et malgré les divergences qui pouvaient l’opposer à la ligne politique de la direction du Parti Communiste Français et qu’il ne cacha jamais, il n’hésita pas non plus à militer activement au PCF». (Extrait de l’hommage que son ami Henri Alleg a rendu à Jules Molina, au Cimetière des Ulis, le 10 mars 2009, jour de son enterrement). Jules Molina se définit lui-même, comme internationaliste. Il l’a expliqué à l’historienne Hélène Bracco: «Ce que j’ai fait en Algérie, je l’aurais fait si j’avais été au Vietnam, au Chili, ou en Chine… J’ai combattu pour un idéal pas pour un pays». Mais, «bien qu’internationaliste convaincu, mon père est, de par son histoire et ses combats, lié, plus qu’à tout autre, à ce pays et à son peuple. Nous savons tous combien il aurait été heureux et fier de cette réaffirmation de son appartenance à part entière à la Nation algérienne et ce, malgré ses différences d’origine et parfois d’opinions», écrivent Paul et Danielle Molina, au nom de la Famille de Jules. En France, il était resté très sensible à la situation en Algérie, «mais, pensait-il, sachant que je ne retournerai pas pour y vivre, je ne me reconnais plus le droit d’intervenir comme acteur. Je pense qu’il appartient aux Algériens qui vivent là-bas, ou qui comptent y retourner, de décider de leur avenir». C’était, dans les faits, la position de Henri Alleg aussi. Pour Henri Alleg, «Jules Molina était avant tout un homme d’action et de conviction, tourné vers l’espérance d’un monde débarrassé de toutes les tares du présent, de l’exploitation, de l’oppression, du racisme, des guerres et de tous les maux qu’engendre la société capitaliste.» M’hamed Rebah *Un communiste d’Algérie Les vies de Jules Molina (1923-2009).

Ouvrage édité par Guillaume Blanc