La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (IV)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.

Les pages qui vont suivre ne véhiculent aucun sentiment de malveillance, aucune forme de ressentiment ou de haine à l’égard de ton pays, et encore moins contre ton peuple que je respecte et que j’admire pour ses réussites, voire sa grandeur. Cette précision, je ne la fais, chaque fois que de besoin, que pour réitérer cette profession de foi, afin que l’on ne me prenne pas pour ce «croisé» des temps modernes. J’ai hérité ce sentiment de mon père qui m’a bien élevé et m’a inculqué ces perceptions de générosité, de magnanimité et du respect de l’autre. Je garde de mon père, que Dieu l’accueille en Son Vaste Paradis, cette réponse on ne peut plus claire au président du tribunal qui le condamnait pour une longue peine de prison, après la réplique de ce dernier: – Pourtant, vous avez bien écrit quelque chose qui, aujourd’hui, vous accable. Vous l’avez intitulé «Pourquoi je hais la France ?» – Non, Monsieur le Président, ce n’est pas pour réfuter l’existence de ce document, mais j’ai écrit : «Pourquoi, je hais la France coloniale», c’est-à-dire pourquoi je hais le colonialisme. Il y a nuance, une grande nuance, dans ce que vous dites et qui me sera fatal dans mon dossier. Vous voulez m’accuser de tout…, soit, mais ne m’incriminez pas d’intentions que je ne manifeste pas : la ségrégation et la haine à l’encontre d’un pays et d’un peuple que je respecte ! D’ailleurs, en écrivant de la sorte, n’ai-je pas le droit de réprouver le colonialisme ? Et de plus, comme disait William Marx, «la littérature ne saurait se séparer des systèmes idéologiques au sein desquels ou même contre lesquels elle se forme. Elle est engagée malgré elle. Qu’ils le veuillent ou non, les plus farouches partisans de l’art pour l’art expriment encore une vision particulière du monde et de la cité.» Mon père était de ceux qui lisaient beaucoup. Il a dû certainement «trop creuser» dans les archives pour tomber sur ces déclarations des Grands qui pouvaient lui convenir, étancher sa soif de connaissances et, par-delà, lui donner toutes les raisons pour légitimer son refus de cette domination abjecte que nous vivions pitoyablement. En effet, une de ces bonnes et appréciables déclarations l’a-vait particulièrement touché. Il me la répétait souvent, surtout lorsque je commençais à connaître les choses de la vie. C’était une célèbre déclaration d’Harry Truman, celui qui était devenu président des États-Unis à la mort de Roosevelt en 1945, quelque temps après l’arrestation de mon père. «Le devoir des grands États, disait-elle, est de servir et non de dominer le monde.» N’était-ce pas éloquent, un discours pareil ? René, mon ami, Ma lettre sera longue, comme je te l’ai dit. Je te demande d’avoir un peu de patience et de me supporter. Je vais te donner des informations sur mon passé et mes ancêtres, sur ma culture, mes hommes de sciences, enfin sur mon Histoire, sur toute cette Histoire que tes aïeux n’ont pas voulu nous enseigner, hélas, quand ils étaient chez nous, bien installés dans leur «Régence». Je sais que cela ne va pas t’emballer du premier coup, s’agissant d’une culture autre que la tienne, d’un passé autre que le tien. Cependant, je suis sûr que cela ne va pas te causer tellement d’ennui, puisque tu pourras en tirer avantage, peut-être me connaître mieux ainsi que mon pays, ce pays que tu n’as pas très bien connu hélas, mais que tes parents ont tiré le plus grand profit. Il n’est jamais trop tard pour apprendre, n’est-ce pas ! Ces faits que je mets à ta connaissance et, à travers toi, à ton peuple, ne me donnent aucunement l’occasion de m’excuser auprès de je ne sais qui, comme le font de coutume, et avec délectation, certains «inféodés» à des régimes de triste mémoire. Ces faits viennent raconter une sombre période que nous avons subie, avec fermeté et patience d’abord, héroïquement ensuite, avec les tourments et les misères qu’ont connus et connaissent tous ceux qui ont goûté et goûtent à la colonisation. En effet, je ne suis pas comme ces «certains» qui, au lieu de clamer la vérité pour l’honneur et la postérité, se prosternent, ou peut-être s’humilient, devant ceux qui, depuis plus d’un siècle, nous ont manifesté leur outrance et leur démence. Ceux-là se comportent ainsi, intentionnellement, afin de ne perdre aucun privilège dans la liste (des avantages) qui leur est servie jusqu’à l’heure actuelle ou, pour d’autres, et ils sont nombreux, qu’il ne leur soit pas fait étalage de leur «collaboration», voire de leur manque de loyauté et de fidélité vis-à-vis de leur pays. Mais laissons de côté ces gens-là, car ils ont de tout temps existé, que ce soit chez nous, chez vous ou… ailleurs. Ainsi, pour revenir à ces formes d’«agression» qui exhalent la défiance et qui peuvent causer tellement de désillusions – au moment où de notre côté nous avons décidé de nous orienter beaucoup plus vers l’avenir que de «regarder dans le rétroviseur», comme le font les attardés –, je suis obligé de réagir, non pas pour légitimer notre révolution, sa légitimité a été reconnue dès le début de son déclenchement, mais pour dire la vérité, toute la vérité, sur ce qu’a été votre présence chez nous pendant plus d’un siècle. Avant cela, je vais te faire une rétrospective sur ce que nous étions avant d’être colonisés par les tiens. Là, tu comprendras le pourquoi de notre réaction à l’égard de tout propos qui va à l’encontre de la réputation de notre pays. Je vais t’expliquer, en trois principaux chapitres, ce que nous étions dans notre dévotion, dans notre culture et dans notre engagement pour préserver notre souveraineté nationale. Commençons par le commencement. Parlons, tout d’abord, des effets dévastateurs de cet obscurantisme abject dans lequel tes ancêtres ont essayé de nous enfermer. La question élémentaire qui nous vient à l’esprit est la suivante : n’étions-nous pas plus calmes et plus paisibles avec notre Islam, simple, modéré, facile dans son application et dans ses engagements avec les fidèles pour nous embarrasser avec des pratiques surannées et des cultes suspects, apocryphes ? N’était-ce pas des formes de machiavélisme colonial qui nous ont été imposées pour nous soumettre, nous dominer et nous avilir? La toute première action de tes ancêtres était de choisir la voie de l’irrationnel qui devait les mener loin, très loin, dans le contrôle et la maîtrise des «indigènes» que nous étions. Ce terme hélas, tout comme celui «d’aborigènes» d’Australie, se conjuguait au péjoratif pour classer les gens de notre espèce dans des cases nettement inférieures par rapport aux seigneurs de la colonisation – tes ancêtres – qui, eux, prenaient la tête du classement dans la nouvelle société qui s’incrustait et devenait, très forte…, très vite. Oui, tes ancêtres nous ont choisi la voie de l’oppression. C’est malheureux. Je vais de montrer tout cela dans les pages qui vont suivre. Et, une fois encore, je te demande d’être patient afin de découvrir ce qu’était notre calvaire dans notre pays où l’épouvantable corps expéditionnaire, celui de tes aïeux, composé essentiellement d’officiers irrespectueux, a tout mis en œuvre pour nous rapetisser et nous détourner de notre véritable ferveur. Je commencerai, bien sûr, par ces actions pernicieuses par lesquelles le colonialisme – personnifié hélas par les plus vils agents du désordre et du désastre – a tout fait pour corrompre et pervertir nos pratiques religieuses. Dans ce premier chapitre, j’insisterai sur le travail de sape, savamment orchestré par des spécialistes qui utilisaient des moyens pernicieux pour s’infiltrer au sein des populations afin de les manipuler à outrance et à leur guise. De là, évidemment, plusieurs contes et légendes ont vu le jour, pour nous introduire dans le cycle de l’absurdité et de l’inconséquence. Par exemple, le colonel Corneille Trumelet, membre de la Société historique algérienne, qui est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire militaire de la France en Algérie, ne racontait-il pas des sornettes pour nous dévaloriser ou pour nous humilier, c’est selon ? Il écrivait notamment : «Le péril était imminent, et l’oued, gonflé à crever, allait faire irruption dans les jardins et dans la ville, et, fort probablement, entraîner dans sa course furibonde et maisons et palmiers. La rivière battait déjà, furieuse, les murs de clôture des jardins et ceux du ksar qui s’émiettaient sous l’action des eaux. Sidi Abd-el-Aziz n’hésite pas. Après avoir adressé à Dieu une fervente prière, il se couche à plat ventre dans l’oued et ouvre la bouche ; les eaux s’y engouffrent bruyamment et s’y perdent en tournoyant. Au bout de quelques minutes, l’oued Mzi était absorbé, et les Beni-Laghouath bénissaient leur sauveur.» Quelle belle légende si elle était attribuée à un héros mythologique plutôt qu’à ce saint homme Sidi Abd-el-Aziz El Hadj (XVIIe), un saint parmi les nombreux saints d’Algérie qui étaient des hommes respectables en matière de sciences et de lettres, des docteurs de réputation ayant mené à bonne fin une œuvre qui exigeait à la fois de l’habileté, de la ferveur d’apôtre, de la passion du prosélytisme…, des impératifs soutenus par un entraînement pro-noncé pour la vie ascétique ! Le colonialisme a encouragé le recours au mythe en Algérie. Intentionnellement, il a «fabriqué» beaucoup d’histoires, de très nombreuses, qui étaient invraisemblables, effarantes. Il en a fait un viatique indispensable pour ne pas marcher à tâtons et en aveugle, et souvent à côté de la voie que sur la voie elle-même, celle qui devait le mener très rapidement vers l’occupation de tout le pays. C’était pour ainsi dire, un autre aspect, celui du romantisme guerrier. Voltaire ne l’affirmait-il pas très convaincu : «Il n’y a pas jusqu’aux légendes qui ne puissent nous apprendre à connaître les mœurs des nations».
K.B.

K.B.