Tunisie Ni pain ni démocratie… (II)

TUNISIE

Hier, en 2011, lorsque le dictateur tunisien fut chassé par le peuple et que le Printemps arabe ait pris ces racines dans Tounes al-Khadra (au sens littéral et figuré), un air de liberté engouffra le monde arabe ainsi qu’un tsunami politique qui finit par débouter les dictatures arabes en Egypte, Libye, Syrie, Yémen et ailleurs et donner l’espoir aux populations meurtries par le paternalisme dictatorial arabe.
Selon la commission électorale suprême de Tunisie, plus de neuf millions de personnes se sont inscrites pour voter lors du référendum. Le taux de participation a été estimé à un peu plus de 27%, tandis que le taux de participation des Tunisiens à l’étranger était très faible, selon les chiffres préliminaires, s’élevant à seulement 7% des personnes éligibles. La loi régissant le référendum ne stipulait pas le pourcentage minimum qui devait voter pour que le résultat soit juridiquement contraignant. Le vote a eu lieu un jour férié.
Alors que les Tunisiens ordinaires ont émis peu de réserves sur le texte de la nouvelle constitution avant le référendum, les partis d’opposition du pays ont intensifié leurs campagnes contre le système présidentiel. Mais les manifestations qu’ils ont organisées n’ont pas bénéficié d’un grand soutien en raison des piètres résultats obtenus par les partis au pouvoir ces dernières années.
Les rivalités incessantes entre partis et les machinations internes ont entravé la capacité du gouvernement à répondre aux besoins et aux aspirations des Tunisiens, générant une désillusion généralisée. Nombreux sont ceux qui ont perdu leur confiance dans les forces politiques qui ont été perçues comme se battant pour le pouvoir et les gains financiers, sans pour autant apporter de solutions aux problèmes de la population.Lorsque Saied a dissous le parlement et démis le gouvernement l’année dernière, les partis étaient si mal considérés par le public qu’il n’a eu que peu de difficultés à garder le contrôle et à faire valoir sa vision de la gestion du pays. Le principal argument présenté par les défenseurs des droits et les partis politiques contre la nouvelle constitution est qu’elle fera reculer le pays après qu’il se soit imposé comme un modèle de réussite pour la région à la suite des révolutions du printemps arabe en 2011. À un moment donné, il a semblé que la Tunisie pourrait suivre le chemin des autres pays du Printemps arabe lorsque les forces islamistes et laïques se sont violemment affrontées en 2013 et 2014. Elle a toutefois réussi à surmonter la crise grâce au dialogue initié par les ONG et les syndicats dirigés par l’UGTT, qui a été couronnée par le prix Nobel de la paix pour ses efforts. Ce succès s’est toutefois révélé fragile, car les partis politiques se sont vite retrouvés à nouveau à couteaux tirés, entravant le gouvernement, tandis que l’économie vacillait et que le niveau de vie se détériorait.
La Tunisie est en proie à un chômage et une inflation galopants, aggravés par la pandémie de Covid-19 et la guerre russe en Ukraine. La crise financière a contraint le gouvernement à entamer des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) pour obtenir un prêt en échange d’un ensemble de réformes.
Une délégation du FMI est arrivée en Tunisie au début du mois de juillet 2022 et, à l’issue d’une réunion avec des représentants du gouvernement, elle a annoncé que les discussions sur les types de réformes à mettre en place avaient bien avancé. Selon les experts, le gouvernement négocie un prêt de deux milliards d’euros avec le FMI. Le référendum sur la nouvelle constitution devrait donner un nouvel élan aux discussions, car il donnera au gouvernement de Saied une plus grande légitimité à la table des négociations et à la mise en œuvre des réformes.

Les racines de la crise
Malgré la transition vers la démocratie et l’approbation d’une constitution progressiste par consensus, la Tunisie depuis la révolution de 2011 a été durement touchée par une économie atone, des perceptions de corruption et une désillusion croissante à l’égard des partis politiques. Ces tendances ont alimenté l’ascension de Saied, un professeur de droit indépendant qui a remporté une victoire écrasante lors des élections présidentielles de 2019. Malgré sa popularité, la constitution tunisienne de 2014 a établi un système semi-présidentiel dans lequel Saied partagerait le pouvoir avec un premier ministre qui trace son autorité au parlement. Ce système divisé a pratiquement bloqué l’activité politique en Tunisie, le président Saied, le Premier ministre Hichem Mechichi et le président du Parlement Rached Ghannouchi s’opposant à plusieurs reprises en 2020 au sujet de leurs pouvoirs respectifs. Ces divisions ont donné lieu à une approche incohérente de la pandémie du Covid-19, ce qui n’a fait qu’exacerber le malaise économique et politique de la Tunisie.
Dans ce climat, le coup de force de Saied représente pour certains une rupture nette avec une transition difficile, offrant l’espoir qu’une présidence plus forte et non encombrée par ce que Saied a récemment appelé les «verrous» de la constitution de 2014 pourrait lui permettre de remettre l’économie sur les rails et d’éradiquer la corruption dans la classe politique. Mais plutôt que de négocier une révision constitutionnelle, Saied a carrément pris le pouvoir, gelant le parlement et révoquant le premier ministre par décret. Ghannouchi, le président du Parlement, a dénoncé les mesures prises par Saied comme «un coup d’État contre la révolution et la constitution». Les quatre plus grands partis du Parlement – y compris les partis islamistes Ennahda et la Coalition Karama et les partis laïques Qalb Tounes et le Courant démocratique – entre autres ont également condamné les actions de Saied comme étant inconstitutionnelles.
Le président Saied, ancien professeur de droit constitutionnel, affirme avoir agi conformément à l’article 80 de la constitution tunisienne, qui permet au président de revendiquer des pouvoirs exceptionnels pendant 30 jours «en cas de danger imminent» pour l’État ou son fonctionnement. Cependant, même une lecture profane de l’article 80 permet de constater qu’il exige également que le premier ministre et le président du parlement soient consultés, et que le parlement reste «en état de session continue pendant toute cette période», et non pas gelé. Malheureusement, le seul organe qui pourrait juger si l’article 80 a été correctement appliqué – et, d’ailleurs, le seul organe qui, selon l’article 80, peut mettre fin aux pouvoirs exceptionnels de Saied – est la Cour constitutionnelle, qui n’existe toujours pas. Bien que sa création ait été prescrite par la Constitution de 2014, le paysage politique fracturé de la Tunisie a empêché les partis de parvenir à un accord sur la composition de la Cour. L’issue de la crise dépendra en partie de la capacité à mobiliser davantage de partisans pour «voter avec leurs pieds». À ce stade, l’équilibre des forces semble favoriser Saied. Bien qu’il ne bénéficie plus de la cote de popularité de 87% qu’il avait en 2019, il reste la figure la plus populaire de Tunisie. Au-delà de sa base, les Tunisiens en quête d’une présidence plus forte, ainsi que ceux qui sont hostiles aux partis politiques et à Ennahda en particulier, pourraient également approuver ses décrets. Cela dit, la plupart des partis politiques se sont prononcés contre le coup d’État, et il est probable qu’ils se mobiliseront également en grand nombre.
Mais les protestations qui ont déjà émergé aujourd’hui rendent la situation encore plus volatile, faisant planer le spectre d’affrontements entre les deux camps. Pour prévenir ce potentiel de violence, Saied et les partis politiques doivent désamorcer la situation et négocier une sortie de crise. La position de l’UGTT et d’autres acteurs de la société civile sera cruciale à cet égard : combien de temps avant qu’ils n’interviennent à nouveau pour aider à la médiation afin de sortir de cette crise ?
Un autre facteur important à surveiller est la réaction de la communauté internationale. À l’exception de la Turquie, qui s’est fermement opposée à la «suspension du processus démocratique» par Saied, la plupart des pays et des organismes qui sont intervenus (l’Allemagne, l’Union européenne, les Nations unies et les États-Unis) ont généralement adopté une approche attentiste, exprimant leur inquiétude et appelant à la retenue et au dialogue. Pourtant, si les démocraties du monde ne se prononcent pas fermement contre la tentative de coup d’État, cela laisse la possibilité à des puissances contre-révolutionnaires comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis d’influencer la crise en soutenant Saied, comme ils l’ont fait pour l’Égyptien Abdel-Fattah el-Sissi. Alors que l’économie tunisienne est en plein marasme, le soutien – et l’aide – de l’étranger pourraient bien déterminer l’issue de cette crise, en bien ou en mal.

Radioscopie de la nouvelle constitution
La nouvelle constitution de la Tunisie supprime de nombreux freins et contrepoids de la constitution de 2014 et centralise fermement le pouvoir entre les mains du président. Dans le nouveau système, le président nomme unilatéralement le premier ministre et le cabinet. Le pouvoir législatif est affaibli et divisé en deux organes. Le pouvoir judiciaire est réduit à une fonction administrative du pouvoir exécutif sous le contrôle du président. Le président ne peut être mis en accusation.
(A suivre)
Par Dr Mohamed Chtatou