Evasion fiscale, trafics aux frontières, fuite des capitaux et corruption

Sphère informelle

Intervention du Professeur des universités, expert international Dr Abderrahmane Mebtoul haut magistrat (Premier conseiller) et directeur général des études économiques à la Cour des comptes 1980/1983 à la rencontre organisée par le ministère de la Défense nationale, état-major de la Gendarmerie nationale 23/24 février 2022 au cercle des Armées Alger.

Les défis collectifs nouveaux, sont une autre source de menace : ils concernent les cyber-attaques, les ressources hydriques, la pauvreté, les épidémies, l’environnement. Ils sont d’ordre local, régional et global. La criminalité transnationale organisée englobe pratiquement toutes les activités criminelles graves motivées par le profit qui revêtent un caractère international, impliquant plus d’un pays. Il existe nombre d’activités dont on peut dire qu’elles relèvent de la criminalité transnationale organisée, qu’il s’agisse du trafic de drogue, du trafic de migrants, de la traite d’êtres humains, du blanchiment d’argent, du trafic d’armes à feu, du trafic de produits contrefaits, du trafic d’espèces sauvages, du trafic de biens culturels, voire de certains aspects de la cybercriminalité. La criminalité transnationale organisée, prospérant grâce à la dominance de la sphère informelle ( Etat de non droit), menace la sécurité mondiale et le développement économique, social, culturel et politique.
1.Comprendre le fonctionnement de la sphère informelle au niveau mondial et national pour déterminer les causes de la corruption et du crime organisé et ses liens avec le terrorisme (Pr Abderrahmane Mebtoul Institut français des relations internationales Paris, décembre 2013, les enjeux géostratégiques de la sphère informelle au Maghreb)

1.1- Premièrement comment définir
la sphère informelle ?
Le concept de «secteur informel» apparaît pour définir toute la partie de l’économie qui n’est pas réglementée par des normes légales. En marge de la législation sociale et fiscale, elle a souvent échappé à la Comptabilité Nationale et donc à toute régulation de l’État, encore que récemment à l’aide de sondages, elle tend à être prise en compte dans les calculs du taux de croissance et du taux de chômage. Il y a lieu de différencier la sphère informelle productive qui crée de la valeur de la sphère marchande spéculative qui réalise un transfert de valeur. L’économie informelle est donc souvent qualifiée de «parallèle », « souterraine », « marché noir » et tout cela renvoie au caractère dualiste de l’économie, une sphère qui travaille dans le cadre du droit et une autre sphère qui travaille dans un cadre de non droit, étant entendu que le droit est défini par les pouvoirs publics en place. Pour les économistes, qui doivent éviter le juridisme, dans chacune de ces cas de figure nous assistons à des logiques différentes tant pour la formation du salaire et du rapport salarial, du crédit et du taux d’intérêt qui renvoient à la nature du régime monétaire dualiste. La formation des prix et des profits dépendent dans une large mesure de la forme de la concurrence sur les différents marchés, la différenciation du taux de change officiel et celui du marché parallèle, de leur rapport avec l’environnement international ( la sphère informelle étant en Algérie mieux insérée au marché mondial que la sphère réelle) et en dernier lieu leur rapport à la fiscalité qui conditionne la nature des dépenses et recettes publiques, le paiement de l’impôt direct étant un signe d’une plus grande citoyenneté, les impôts indirects étant injuste par définition puisque étant supportés par tous les citoyens riches ou pauvres. Aussi, l’économie informelle est réglée par des normes et des prescriptions qui déterminent les droits et les obligations de ses agents économiques ainsi que les procédures en cas de conflits ayant sa propre logique de fonctionnement qui ne sont pas ceux de l’Etat, nous retrouvant devant un pluralisme institutionnel/juridique contredisant le droit traditionnel enseigné aux étudiants d’une vision moniste du droit. En fait, pour une analyse objective et opérationnelle, on ne peut isoler l’analyse de la sphère informelle du mode de régulation mis en place c’est-à-dire des institutions. L’extension de la sphère informelle est proportionnelle au poids de la bureaucratie qui tend à fonctionner non pour l’économie et le citoyen mais en s’autonomisant en tant que pouvoir bureaucratique. Dans ce cadre, il serait intéressant d’analyser dans l’ensemble des pays où domine la sphère informelle, notamment en Afrique, les tendances et des mécanismes de structuration et restructuration de la société et notamment des zones urbaines, sub-urbaines et rurales face à la réalité économique et sociale des initiatives informelles qui émergent impulsant une forme de régulation sociale. Cela permettrait de comprendre que face aux difficultés quotidiennes, le dynamisme de la population s’exprime dans le développement des initiatives économiques informelles pour survivre, ou améliorer le bien-être, surtout en période de crise notamment pour l’insertion sociale et professionnelle de ceux qui sont exclus des circuits traditionnels de l’économie publique ou de la sphère de l’entreprise privée.

1.2.-Les différentes mesures du poids
de la sphère informelle
Plusieurs approches peuvent être utilisées pour évaluer l’activité dans le secteur informel. Là ou les approches choisies dépendront des objectifs poursuivis, qui peuvent être très simples, comme obtenir des informations sur l’évolution du nombre et des caractéristiques des personnes impliquées dans le secteur informel, ou plus complexes, comme obtenir des informations détaillées sur les caractéristiques des entreprises impliquées, les principales activités exercées, le nombre de salariés, la génération de revenus ou les biens d’équipement. Le choix de la méthode de mesure dépend des exigences en termes de données, de l’organisation du système statistique, des ressources financières et humaines disponibles et des besoins des utilisateurs, en particulier les décideurs politiques participant à la prise de décisions économiques. Nous avons l’approche directe ou microéconomique fondée sur des données d’enquêtes elles-mêmes basées sur des réponses volontaires, de contrôle fiscal ou de questionnaires concernant tant les ménages que les entreprises. Elle peut aussi être basée sur la différence entre l’impôt sur le revenu et le revenu mesuré par des contrôles sélectifs. Nous avons l’approche indirecte ou macroéconomique basée sur l’écart dans les statistiques officielles entre la production et la consommation enregistrée. On peut ainsi avoir recours au calcul des écarts au niveau du PIB (via la production, les revenus, les dépenses ou les trois), de l’emploi, du contrôle fiscal, de la consommation d’électricité et de l’approche monétaire. Les méthodes directes sont de nature microéconomique et basées sur des enquêtes ou sur les résultats des contrôles fiscaux utilisés pour estimer l’activité économique totale et ses composantes officielles et non officielles. Les méthodes indirectes sont de nature macroéconomique et combinent différentes variables économiques et un ensemble d’hypothèses pour produire des estimations de l’activité économique. Elles sont basées sur l’hypothèse selon laquelle les opérations dissimulées utilisent uniquement des espèces ; ainsi, en estimant la quantité d’argent en circulation, puis en retirant les incitations qui poussent les agents à agir dans l’informalité (en général les impôts), on devrait obtenir une bonne approximation de l’argent utilisé pour les activités informelles. Les méthodes basées sur les facteurs physiques utilisent les divergences entre la consommation d’électricité et le PIB. Cette méthode a ses limites car elle se fonde sur l’hypothèse d’un coefficient d’utilisation constant par unité du PIB qui ne tient pas compte des progrès technologiques. Enfin, nous avons l’approche par modélisation développée par Frey et Weck et approfondie par Laurent Gilles, qui consiste à utiliser le modèle des multiples indicateurs – multiples causes (MIMIC) pour estimer l’indice de l’économie informelle. Cette approche présuppose l’existence de plusieurs propagateurs de l’économie informelle incluant la lourdeur de la réglementation gouvernementale et l’attitude sociétale envers la bonne gouvernance.En fait, pour une analyse objective, on ne peut isoler l’analyse de la sphère informelle du mode de régulation mis en place c’est-à-dire des institutions en Algérie.

1.3.-Les principaux déterminants de l’informalité
Elles résultent cinq facteurs interdépendants.
Premièrement, la faiblesse de l’emploi formel. C’est un facteur qui explique l’évolution du secteur informel à la fois dans les pays développés et en développement. Ainsi, l’offre d’emplois formels sur le marché du travail ne peut plus absorber toute la demande car la population active, en particulier la main-d’œuvre non qualifiée, croît à un rythme accéléré.
Deuxièmement, lorsque les taxes sont nombreuses et trop lourdes, les entreprises sont incitées à dissimuler une partie de leur revenu.
Troisièmement, le poids de la réglementation ou la complexité de l’environnement des affaires découragent l’enregistrement des entreprises. Lorsque le cadre institutionnel n’est pas propice à la création d’entreprises de manière formelle, les entrepreneurs préfèrent opérer dans le secteur informel et éviter le fardeau de la réglementation.
Quatrièmement, la qualité des services publics offerts par le gouvernement est un déterminant important du secteur informel car elle influence le choix des individus. Les individus actifs dans le secteur informel ne peuvent pas bénéficier des services publics (protection contre les vols et la criminalité, accès au financement, protection des droits de propriété). C’est l’un des inconvénients de ce secteur.
Cinquièmement, comme résultante de la politique économique, le primat de la gestion administrative bureaucratique au lieu de reposer sur des mécanismes économiques transparents et lorsque la monnaie est inconvertible, surévaluée, ménages et opérateurs formels et informels jouant sur la distorsion du taux de change. Selon les rapports du FMI et de l’OIT, les taux d’informalité varient considérablement d’un pays à l’autre, allant de 30 % dans divers pays d’Amérique latine à plus de 80 % dans certains pays d’Afrique subsaharienne ou d’Asie du Sud- Est. Les analyses de l’impact de l’ouverture du commerce sur la taille de l’économie informelle laissent penser que les effets de cette ouverture sur l’informalité dépendent d’une façon cruciale de la situation propre à chaque pays et de la conception des politiques commerciales et internes : les économies plus ouvertes tendent à connaître une moindre incidence de l’emploi informel. Si les effets à court terme des réformes commerciales peuvent être associés dans un premier temps à une augmentation de l’emploi informel, les effets à long terme vont dans le sens d’un renforcement de l’emploi dans le secteur formel, à condition que les réformes commerciales soient plus favorables à l’emploi et que de bonnes politiques internes soient en place. Enfin, plus l’incidence de l’informalité est élevée et plus les pays en développement sont vulnérables à des chocs tels que la crise mondiale. D’où les aspects négatifs dont je recense deux éléments.
Premièrement, le développement de l’évasion fiscale généralisée, le non-rapatriement des devises, la thésaurisation, la rétention de stocks, la fixation de prix fantaisistes, entraînant un profond dérèglement des fondations de l’économie nationale. Deuxièmement, le secteur informel favorise la corruption : plus la taille de l’économie informelle est conséquente, plus la corruption s’étend, aux plus hauts niveaux et affecte l’esprit d’entreprise et le goût du risque qui reculent lorsque les taux d’informalité sont élevés.
L’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE) met en évidence l’impact de la corruption que celle-ci constituait « la principale menace qui plane sur la bonne gouvernance, le développement économique durable, le processus démocratique avec des flux financiers illicites et la question des transferts nets de ressources en provenance notamment de l’Afrique dont le Maghreb : pots-de-vin, fraude fiscale, activités criminelles, transactions de certaines marchandises de contrebande et d’autres activités commerciales illicites à travers les frontières. Les conséquences directes et indirectes de ces flux financiers illicites sont des contraintes majeures pour la transformation de l’Afrique tant du Nord que de l’Afrique noire.
Professeur des universités Expert international Abderrahmane Mebtoul
(A suivre)