« Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un aprix Nobel.» – Umberto Eco, le prestigieux écrivain italien.
«Les lions ne meurent pas ! Ils disparaissent.»
(proverbe berbère)

L’éthique va plus loin, celle de risquer sa vie. Ainsi Gotthard Strohmaie rapporte le serment hippocratique de Hunayn Ibn Ishaq qui, sous la pression du calife qui lui demandait de préparer un poison pour un ennemi, refusa d’obéir : « Malgré toutes les offres les plus généreuses, malgré un long séjour en prison et, même, malgré la menace d’une exécution immédiate. Enfin, le calife déclara qu’il avait voulu seulement le mettre à l’épreuve, et il l’interrogea sur la cause de sa fermeté. «Deux choses, répondit Hunayn, la religion et l’art (al-sind’a), c’est-à-dire l’art de guérir. La première nous prescrit de faire le bien même à nos ennemis, la seconde a été établie pour servir tout le genre humain. En surveillant les médecins, Dieu leur donna un serment par lequel ils s’engagent solennellement à ne jamais délivrer un poison mortel ou une drogue nocive.»(8)

Que devons-nous retenir comme héritage du professeur Chitour ?
Le professeur Chitour a été nommé chef de service d’un hôpital de 200 lits, qui fut scindé, plus tard, en deux services. Il dispensa ses enseignements d’anatomie et dirigea le laboratoire d’anatomie, véritable musée qui connut, ultérieurement, un abandon avant sa réhabilitation par le professeur Hammoudi.
Il eut un comportement digne, perpétuant le rituel de la visite aux malades et des visites de nuit. Deux aspects fondamentaux de sa personnalité, d’abord son exceptionnelle intelligence. Ceux qui l’ont croisé ont, dès cette époque, été impressionnés, non seulement par sa prodigieuse mémoire, mais par la vivacité de son esprit. Cette intelligence l’a servi en toutes circonstances.
En pédagogue averti, en enseignant chevronné, il leur a non seulement transmis des connaissances, mais leur a inculqué des valeurs auxquelles il croyait lui-même avec force : l’altruisme, le dépassement de soi, la remise en cause permanente, la foi dans le travail.
La belle image de Bichat est aussi due à son équipe, au sein de laquelle son neveu, le professeur Abdelwahab Chitour, traumatologue, fut pendant 19 ans son bras droit, servant souvent d’interface de «bienveillance».
Le professeur Chitour avait le sens de la répartie et une remarquable éloquence. Il avait l’art et la force de communiquer sa conviction, de-ci de-là, le discours était parsemé, rehaussé de citations latines. Il considérait avec inquiétude certaines dérives de l’enseignement et de la pratique médicale, du fait de la massification qui oblige à moins de rigueur, n’appréciant pas les voies parallèles.
Il était un homme d’ordre, un homme de son temps qui s’engageait. La curiosité scientifique et son éclectisme nourrissaient des concepts qui, avec le recul du temps, allaient bien souvent s’avérer prophétiques. C’était aussi un homme de grande érudition, cultivant un encyclopédisme qui allait de l’histoire de la médecine, l’art, à l’archéologie, voire à l’astrophysique. Derrière le patron bienveillant, disponible et rassembleur, se cachait un homme pudique, un taiseux qui n’aimait pas se mettre en avant.
On dit souvent que son caractère entier l’autorisait à être certaines fois excessif dans ses jugements, mais nullement rancunier. Il s’engagea et accompagna souvent sa femme, Madame la professeure Fadela Chitour Boumendjel, dans la défense des causes nobles, telles les violences faites aux femmes, la torture et même pour une Algérie de nos rêves.
Le professeur Slimane Chitour fut aussi le patriarche de notre famille. La famille Chitour, c’est une douzaine de médecins, dont ses trois neveux devinrent professeurs eux aussi : Abdelwahab, Djamel et Zohir qui se trouvent aujourd’hui orphelins, au même titre que ceux qui l’ont connu et apprécié.
J’ai eu le privilège, souvent, de m’entretenir avec lui. Il m’encourageait dans mon travail et m’appelait souvent pour le commentaire d’un article, et plus quand il s’est agi du dernier ouvrage que je lui ai dédicacé, qui traitait de La condition humaine à l’épreuve de la science.
Ses connaissances en astrophysique l’amenaient souvent à me parler du sens de la vie, de la petitesse de l’homme en face de l’immensité de l’univers. Ses connaissances en biologie lui permettaient de jeter un pont entre le microcosme et le macrocosme. Il m’expliquait que le corps humain est tellement compliqué qu’il n’a pas pu émerger par hasard, faisant par là allusion à un « accordeur transcendant ».

Où en sommes-nous ? Nécessité d’un devoir d’inventaire !
Décrire les sacerdoces de ces gardiens du temple dans leur noble métier serait une gageure ! Nous ne pouvons qu’exprimer notre immense chagrin devant ces pertes cruelles d’éminences grises qui ont marqué des dizaines de milliers d’Algériens. Des Algériens qui ont été leurs élèves, les ont connues et ont apprécié leur rigueur, au point que chacun se sente, d’une certaine façon, un héritier.
Cependant, dans quel monde vivons-nous où on laisse mourir dans l’indifférence totale ces grands maîtres ? Pour l’histoire, le professeur Chitour Slimane, comme tant d’autres sommités, a répondu à l’appel de la nation quand il s’est agi de porter assistance à la nation arabe en 1967 et au Nigeria en 1973. Mais son grand djihad fut celui d’être au top pour transmettre ce qu’il y a de meilleur dans l’anatomie, dont son neveu le professeur Djamel Eddine Chitour – emporté par le Covid en juin 2021 – a pu dire qu’il connaissait l’anatomie cm² par cm².
Le djihad contre l’ignorance est un djihad toujours recommencé, sans médaille, sans m’as-tu-vu, sans attestation communale, sans bousculade pour des postes honorifiques qui ne sont pas le fruit d’une compétence, connue et reconnue.
On dit que « l’encre du savant est plus sacrée que le sang des martyrs », parole qui traduit l’importance que l’Islam accorde à la science et au savoir. Un pays ne peut rester en apesanteur en oubliant de rendre hommage à son élite. Il est nécessaire qu’il fasse appel à des marqueurs identitaires, ceux qui lui donnent une visibilité parmi les nations. Rendre hommage à ces gardiens du temple, notamment en rendant justice à ces géants en les honorant de leur vivant et en ne les oubliant pas, parce que ce sont les seuls repères dont on parlera encore longtemps dans les chaumières.
Des professeurs remarquables qui ont enseigné toute leur vie, qui ont donné une noblesse à leur art et qui, sans injonction, font, comme ils disent, leur devoir de soulager la détresse humaine en rendant visite au malade le soir, voire la nuit, qui n’ont pas été attirés par le privé ou le statut hybride et qui s’en vont sans la reconnaissance de la nation.
J’en appelle à un sursaut et à un réveil de la conscience nationale, pour que les illustres professeurs qui, chacun à leur manière, ont marqué leur époque, restent à jamais pour nous des phares dans cette nuit de l’intellect. Nous devrons, graduellement, aller vers de nouvelles légitimités pour récompenser ceux qui, véritablement, ne se sont pas servis et ont servi fidèlement l’Algérie.
On dit que quand un savant meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. C’est une tradition universitaire faite d’éthique et de rigueur, qui risque de se perdre si elle n’est pas confortée au quotidien.
Des hommages réguliers sont pour les étudiants et les enseignants des piqûres de rappel sur ce qu’est la norme. C’est à chaque fois l’occasion d’un nouveau serment pour continuer l’œuvre considérable des pères fondateurs de l’Université algérienne. Le regard des gouvernants concernant l’université devrait être plus respectueux et confiant.
La flamme du savoir ne doit pas s’éteindre avec la disparation de ces géants, leur combat a été et sera notre combat. Pourquoi attendre la mort d’une personne pour reconnaître son apport au pays ?
En rendant hommage au professeur Slimane Chitour, j’ai la conviction que je rends hommage à notre élite, à ces sans-grade dans l’échelle actuelle des valeurs, où un joueur de football a plus de poids qu’un professeur !
Le Professeur Chitour est un citoyen du monde, car il a rendu service par sa remarquable et inspirante rigueur, en tentant inlassablement d’inculquer des valeurs et de ne pas tomber dans le piège des compromis, voie royale vers la compromission. Il s’inscrit dans la lignée de tous ceux qui ont servi l’humanité en apportant leur pierre à l’édifice de la science.
La réhabilitation de l’université et des gardiens du temple serait, à n’en point douter, un signe fort d’une nouvelle vision de la société, basée sur les critères de rigueur et de compétence, seules ceintures de sécurité et défenses immunitaires pour le pays, dans un futur où les nations faibles scientifiquement vont être des zones grises, ouvertes à tout vent.
Reposez en paix Professeur Slimane Chitour, l’Algérie millénaire vous est reconnaissante. Ces vers de Victor Hugo, tirés des Misérables, nous paraissent tout à fait appropriés :
«Il dort. Quoique le sort fut pour lui bien étrange.
Il vivait, il mourut, quand il n’eut plus son ange ;
La chose simplement d’elle-même arriva,
Comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va.»
Pr CH.E.CH
(Suite et fin)