Des sentiments indéfinissables naissent des paroles et des sons

La volupté dans la chanson

Depuis la nuit des temps, l’homme a aimé entendre chanter pour se créer un espace de bonheur qui le réconforte dans les moments difficiles, se délecter d’une musique vocale et instrumentale pour retrouver son équilibre mental.

On trouve voluptueux quelque chose qui nous procure un plaisir intense comme la chanson dont les paroles sont une réponse à nos angoisses internes et l’harmonie des sons un remède magique à l’agitation de nos sentiments. Heureux les chanteurs qui trouvent les paroles qui dissipent tout handicap maladif et les sons qui parlent beaucoup plus à la raison qu’au cœur.

La volupté des sons
Cela n’a pas d’explication scientifique tant c’est naturel. On reste indifférent ou on vibre à des sons et pas à d’autres parce qu’ils répondent mieux à notre intériorité faite de désirs, de rêves qui guident chacun dans son quotidien et que chacun n’arrive pas à s’expliquer : ils sont le produit d’une réalité, de l’éducation reçue, d’un imaginaire fait de notre expérience de la vie et accumulée au fil des jours. On peut expliquer pourquoi des jeunes font une vingtaine de kilomètres à pied pour se rendre à une soirée organisée au son d’une cornemuse et d’un tambour, instruments traditionnels joués par des spécialistes en la matière. Ces jeunes ont dansé au son de cette musique qu’ils ont trouvée voluptueuse.
D’autres trouvent de la volupté dans le «raï», certains préfèrent quelques variétés de musique moderne qui les inspirent mieux alors qu’une catégorie d’individus adorent une forme de chanson populaire. On ne peut guère expliquer les raisons des penchants de chacun à moins de faire subir à tous un examen psychologique approfondi qui donne pour chacun son bilan psychiques. On raconte qu’une femme de l’ancien temps aimait à en mourir les musiciens et chanteurs ambulants qui venaient danser au son de leurs instruments traditionnels sur les places publiques. Le public médusé les suivait dans leur moindre geste et cherchait à profiter au mieux de leur spectacle.
La femme en question sensible à leur musique dansait malgré elle, elle s’exhibait allégrement pendant tout le spectacle. Son mari était ailleurs et sitôt qu’il était de retour il la battait au point de lui laisser des marques sur la peau. Mais elle n’en a cure, la prochaine venue de ces musiciens, elle sera présente sur scène et les mêmes coups se répéteront. Le mari est de ces hommes anciens qui ne comprennent qu’une femme ou un homme éprouvent des sentiments et des désirs à satisfaire sous peine de frustration aux conséquences graves sur l’état psychologique.

La volupté des paroles
Les chanteurs en général et les poètes en particulier ont ce don rare de trouver des paroles à valeurs connotatives qui en disent long sur les vertus, vices, comportements incompréhensibles, et travers humains ; ils trouvent une matière inépuisable qu’ils remodèlent de manière à la présenter de manière subtile au moyen d’images polysémiques, métaphores souvent in décryptables euphémismes, hyperboles ayant pour but d’impressionner et donner de la valeur à leurs thèmes de prédilection. C’est ainsi que des chanteurs de talents créent de nouvelles figures de style qui permettent de valoriser la langue populaire, celle qui a du génie et dans laquelle il cible des catégories sociales tout en les envoûtant par la qualité des expressions langagière de niveau relevé ; ceci pour impressionner le public et le marquer à vie.
Ainsi une expression telle celle-ci, traduite de l’arabe : «Fais de ton œil un instrument de mesure» (D’après Dahmane el Harrachi : «dir aynek houa mizan» : (Fais de ton œil une balance), très belle expression en arabe. Nous trouvons dans les chansons d’El Anka des passages qui nous font rêver par sa musique voluptueuse faite d’une diversité d’instruments choisis pour son orchestre medh : le banjo, la derbouka, le piano, la mandoline et le luth, bel ensemble pour des paroles voluptueuses de meddah au sens originel du terme. En effet le meddah est celui qui chante devant un public médusé l’actualité d’un temps au son d’une musique en parfaite harmonie avec les paroles poétiques. Les paroles d’El Anka entrent toujours dans des compositions poétiques. Et quel plaisir immense on peut éprouver en l’entendant chanter accompagné de son orchestre.
C’est sublime ! Il aurait 650 poèmes chantés différemment mais sur le même ton musical avec à chaque fois un thème différent et pas n’importe lequel, jugez-en par ces exemples pleins d’allusions : «el h’mame», «el mendoza», «erfed sebbatek ou emchi», avec souvent des allusions aux colons. Le répertoire d’El Anka est aussi vaste que riche, c’est toute une carrière de chanteur hors catégorie. Mais alors qu’il prenait de l’envergure, on l’a accusé d’avoir cassé le genre classique andalou alors en pleine expansion. Comme chansons voluptueuses, on a aussi celles d’Aït Menguellat, adulé depuis des décennies pour sa voix mélodieuse et sa thématique orientée vers les problèmes de société et le vécu collectif au quotidien, au moyen d’images métaphoriques à fortes connotations, d’allusions extrêmement imagées et qu’il faut placer dans le contexte pour comprendre leurs portées exactes, le tout dans un langage recherché, le chanteur a cette rare particularité de re lui-même ses textes et de bien travailler ses paroles de manière à les rendre plus expressives qu’elles ne le sont dans la réalité.
C’est des paroles pleines de non-dits et de sous-entendus, il appartient à chacun de saisir au vol ce que veulent signifier ces paroles sans perdre de vue la beauté poétique du texte parce qu’elle ajoute du sens.
L’autre particularité majeure d’Aït Menguellet c’est d’avoir de beaux textes qui n’ont pas besoin d’accompagnement musical. D’ailleurs il a une musique sobre. Il présente quelques similitudes avec Dahmane el Harrachi qui pouvait, lui aussi chanter sans musique tant il disait des paroles magnifiques et à retenir comme leçons sur la vie. Les chansons d’Aït Menguellat méritent amplement le qualificatif de voluptueuses, elles sont belles même quand on les chante seules sans musique, on a beaucoup plus accès au sens, sinon avec un seul instrument : le tambour et la flûte.
Ce qui classe le chanteur parmi les meilleurs sages d’antan, il en a l’envergure, le langage et la philosophie. On nous a une fois gratifiés d’un spectacle où une vieille femme à la belle voix, seule sur scène, a chanté l’une de ses chansons accompagnée d’un tambour manié par elle-même. Ce fut un régal ! Si le rire et le théâtre sont des thérapies reconnues, mondialement pour ses nombreux bienfaits, comme la thérapie par le sport, particulièrement le football dont personne ne doit être privé, celle de la chanson voluptueuse, surtout celle d’Aït Menguellet, est plus que jamais nécessaire pour recouvrer l’équilibre mental dans un monde difficile à vivre. C’est pour ces raisons que Frantz Fanon, psychiatre, faisait venir le chanteur Aderrahmane Aziz pour des séances de musicothérapie à l’hôpital de Blida Joinville, ses chansons servaient à guérir certains pathologiques et le médecin spécialiste en avait la preuve certaine.
Abed Boumediene