La goutte d’essence onéreuse qui redémarra le moteur de la lutte des classes

Gilets jaunes

Au lendemain de l’effondrement du Mur de Berlin, de l’écroulement du glacis soviétique, le monde vainqueur capitaliste occidental nous promettait le début d’une ère nouvelle emplie de paix et de prospérité. En fait de paix, le monde fut aussitôt ravitaillé par de prospères phases de guerres sanglantes et exterminatrices dont nous continuons à subir le prolongement meurtrier avec la guerre généralisée en cours, déclenchée en Ukraine. Démarré sur les chapeaux de roues, le mouvement prit de vitesse les classes dirigeantes françaises depuis longtemps habituées à écraser en toute impunité le peuple, mais également les vulgaires observateurs médiatiques, le nez à tel point enfoncé dans le guidon de leurs mesquines analyses sociétales qu’ils ne pouvaient pas apercevoir le resurgissement de la Question sociale, débouchant, à toute allure et avec beaucoup d’allure, de la grande autoroute de la lutte des classes longtemps déclarée définitivement fermée à la circulation de l’Histoire. Cette embardée sociale subversive causa une onde de choc parmi les élites françaises, prises de panique devant la propagation fulgurante incontrôlée du mouvement des Gilets jaunes, essaimant dans l’ensemble du pays, bloquant les axes routiers, occupant les ronds-points. Le gouvernement Macron comme l’élite, devant le surgissement intempestif des Gilets jaunes, ont vu rouge. Et, surtout, percutés par la levée de bois vert décoché par les Gilets jaunes, ils ont eu une peur bleue. La singularité de ce mouvement résulta de sa spontanéité. En effet, le mouvement s’ébranla de manière aussi impromptue qu’inorganisée, par-delà les appareils traditionnels d’encadrement politique et syndical. Le rejet de ces instances institutionnelles officielles, inféodées au pouvoir et soumises au capital, constitua la pierre angulaire de ce mouvement original en rupture avec les modes de luttes classiques. Sa caractéristique remarquable fut sa méfiance viscérale envers tous les représentants des organisations politiques et centrales syndicales, ces mandarins enfermés dans leur tour d’ivoire bourgeoise hissée au-dessus du territoire familier du peuple. Plus significativement, au cours de leurs luttes, par l’occupation des ronds-points, les membres du mouvement découvrirent de nouveaux rapports de solidarité. Spontanément, au cours de leurs rassemblements hebdomadaires et les occupations des ronds-points, ils tissèrent de véritables liens de fraternité fondés sur la souffrance sociale commune, l’appartenance sociale misérable identique. Fondés sur la même aspiration humaine de changer leur vie, de transformer le monde. Sur la même volonté d’instaurer une « démocratie authentique, directe, horizontale », appuyée sur des représentants élus et révocables à tout moment, des représentants qui ne soient que des porte-paroles et non des délégués accrédités ou habilités à voter. Sur l’impérieuse urgence de transformer le système économique, d’abolir les inégalités sociales, et donc la superstructure sociale capitaliste faussement démocratique.
Au demeurant, par la diversité de ses membres, composés de catégories socioprofessionnelles hétérogènes, ce mouvement manifestait également sa spécificité. Il n’en demeure pas moins que ce mouvement était composé majoritairement de « travailleurs pauvres », animés par la même « haine des riches » et de l’élite. Pareillement, politiquement, ce mouvement exprimait une tendance singulière.
Quoiqu’en rupture avec les catégories de pensée classiques gauche droite, il semblait réunir une palette hétéroclite d’obédiences politiques exprimées de façon diffuse, confuse, incohérente. Quoi qu’il en soit, en dépit de la violence des « casseurs » instrumentalisée par le gouvernement Macron et ses médias stipendiés, la popularité du mouvement demeura longtemps intacte. Selon les sondages publiés par les médias à l’époque des mobilisations massives des Gilets jaunes, près des deux-tiers de la population soutenaient le mouvement. Et plus de 55% étaient favorables à la poursuite de la lutte, malgré les débordements des manifestations. Dans tout mouvement de lutte, la violence accompagne inéluctablement la révolte sociale. Jusqu’à l’ère de l’éruption du mouvement des Gilets jaunes, le capital assenait que la lutte de classes était révolue, la Question sociale résolue. Puis, par le relèvement de sa combativité, la remise à l’ordre du jour de la lutte des classes, le mouvement des Gilets jaunes impulsa un souffle salvateur à la vie sociale et politique, aussi bien en France que dans d’autres pays, enflammés par l’aube du Grand Soir, galvanisés par le crépuscule du petit jour du capital. De toute évidence, ce mouvement original imprévu bouscula les schémas habituels d’analyse des luttes. Il avait entraîné les révolutionnaires à revoir certains paradigmes. Incontestablement, il avait ouvert des perspectives de combats internationaux. Surtout, il avait bouleversé les interprétations classiques sur les mouvements sociaux pollués par le prisme du stalinisme et du gauchisme. Nul doute, depuis le surgissement du mouvement des Gilets jaunes, la lutte des classes ne serpente plus les minuscules cours sinueux balisés par le capital. Elle est sortie de son lit assoupi pour sillonner librement les voies fluviales torrentielles de la lutte sociale spontanée « tempêtueusement » déchaînée. Aucune digue politique traditionnelle ne peut plus contenir sa fougueuse force subversive et sa puissance insurrectionnelle. De fait, portée par une nouvelle génération de travailleurs pauvres tumultueux, la lutte des classes est sur le point de submerger l’ancien monde. Le nouveau peuple travailleur s’apprête à engloutir définitivement le capital déjà en plein naufrage. Une chose est sûre : avec le mouvement des Gilets jaunes, les peuples opprimés ont appris que la révolution ne sera pas l’œuvre des seuls « prolétaires », mais également de l’ensemble des salariés et des catégories sociales non-exploiteuses. Contrairement à la conception ouvriériste répandue par le gauchisme adepte de la transplantation de la conscience de classe par des révolutionnaires professionnels dans le prolétariat réputé par essence ignorant, la transformation sociale révolutionnaire ne triomphera que par la participation de la majorité laborieuse du peuple (femmes, hommes, jeunes, travailleurs, chômeurs, étudiants, retraités, petits entrepreneurs prolétarisés). Comme l’avait écrit Lénine en 1916 : « Quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. (…) La révolution socialiste (en Europe) ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement : sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible. Et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais objectivement, ils s’attaqueront au capital, et l’avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d’une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l’unir et l’orienter, conquérir le pouvoir, s’emparer des banques, exproprier les trusts haïs de tous (bien que pour des raisons différentes !) et réaliser d’autres mesures dictatoriales dont l’ensemble aura pour résultat le renversement de la bourgeoisie et la victoire du socialisme ». Assurément, le mouvement des Gilets jaunes, structure embryonnaire et hétéroclite, demeure encore à l’état infantile sur le plan politique. Certes, c’est encore un nouveau-né militant enfanté dans la douleur par les contradictions de classes, les injustices sociales criantes et intolérables infligées par le capital. Mais, par sa force exceptionnelle, avec promptitude, il a su faire preuve d’une croissance combative prodigieuse. Après seulement quelques mois d’existence, il a acquis de la maturité. De la combativité. De la popularité. Du haut de ses quelques mois d’âge subversif, il a su faire pousser des cheveux blancs aux classes possédantes françaises apeurées, entrevoyant leur mort dans l’œil brillant de jeunesse de ce « peuple jaune » emmailloté symboliquement du drapeau rouge des Communards ; donner du fil à retordre au gouvernement Macron saisi de frayeur devant la fraîcheur insurrectionnelle de ce mouvement juvénile doté d’une énergie militante vigoureuse ; faire couler des sueurs froides aux forces de l’ordre depuis longtemps assurées de leur supériorité répressive exercée en toute impunité ; dévoiler la nature bourgeoise de tous les médias de France, tous ralliés au narratif gouvernemental macronien, tous dressés contre les Gilets jaunes, calomniés et diffamés par de nombreux journalistes stipendiés. En tout état de cause, encore aujourd’hui le mouvement des Gilets jaunes force le respect. À son évocation, on se remémore instantanément ses milliers de martyrs : manifestants bousculés, bastonnés, blessés, éborgnés, assassinés, embastillés par la police et la justice françaises aux ordres. Une police et une justice désormais totalement privatisées et instrumentalisées par le gouvernement Macron. De même, il aura marqué l’Histoire. Y compris la linguistique, puisque désormais on parle de giletjaunisation d’un mouvement de lutte (des esprits), pour signifier sa radicalité, exprimer sa dimension subversive et insurrectionnelle. Aujourd’hui, depuis l’éruption du vaillant mouvement des Gilets jaunes, partout dans le monde, la peur a changé de camp. Le nouveau camp de la peur tremble sur ses bases gouvernementales vermoulues. La peur règne dans les palais présidentiels en proie à la fièvre obsidionale. La faiblesse a envahi le pouvoir, désormais gouvernant par la seule force. Dans le même temps, le pouvoir de la force s’est également emparé du peuple. Il ne demeure au peuple qu’à s’emparer de la force du pouvoir pour abolir définitivement la gouvernance par la force imposée par la minoritaire classe dominante, restituant au majoritaire peuple spolié la force de sa gouvernance.
Suite et fin
Khider Mesloub