Les religions actuelles en survie sont-elles mortellement en sursis ?

Pérennité des croyances

La religion revient fréquemment sur le tapis de l’actualité, sans
se faire prier. Elle surgit dans un climat politique de protestation
ou une atmosphère sociale de prosternation. D’aucuns postulent
un regain de ferveur religieuse. D’autres conjecturent une résurgence des guerres de religion. Certains prédisent une ère de renaissance de l’esprit religieux, un renouveau de la religiosité. Un célèbre ministre français, André Malraux, homme d’un XXe siècle marqué pourtant par la barbarie capitaliste, illustrée par deux Guerres mondiales, des massacres coloniaux et des exterminations génocidaires, n’avait-il pas prophétisé que le 21e siècle serait spirituel. Il a dû abuser de beaucoup spiritueux pour imaginer le monde capitaliste enfin enivré de spiritualité. Ainsi, le discours panégyrique sur la prégnance de la religion resurgit fréquemment au devant de l’actualité pour nous persuader de la pérennité des croyances religieuses. C’est omettre que les religions contemporaines ne ressemblent aucunement à celles des sociétés anciennes fondatrices de ces croyances. Indéniablement, la pensée religieuse a profondément évolué au fil de l’évolution de l’humanité. À plus forte raison, à notre époque consumériste marquée par la sécularisation de la société, la laïcisation de l’enseignement, la modernisation de la pensée, la marchandisation des rapports humains, du moins pour la majorité des pays ancrés dans la modernité capitaliste libidinale et libertaire où le culte de l’argent est devenu la seule croyance partagée par l’ensemble de l’humanité convertie massivement à la religion du capital. En outre, pour démentir les spéculations des théoriciens du renouveau de la religion, des apologistes du retour du religieux, des thuriféraires du « choc des civilisations », autre dénomination de la locution de « guerre des religions », il faut rappeler que l’Histoire ne se répète jamais deux fois. Quand bien même l’Histoire devrait-elle se répéter, comme le disait Cheikh Marx, le sage barbu, reprenant le barbant Hegel : la première fois comme une Tragédie, la seconde fois comme une farce. Une chose est sûre : les anciennes formations sociales promotrices des croyances religieuses ont aujourd’hui totalement disparu. À plus forte raison la psychologie de ces antiques populations s’est-elle évaporée. Le fondement, réel et imaginaire, des religions s’est irrémédiablement éclipsé. Ne subsistent que les sédiments résiduels des croyances religieuses, vestiges d’une époque archaïque révolue, poussivement perpétués par des populations déphasées en quête de viatique « spirituelle » pour supporter leur vie haillonneuse et leur humeur bilieuse.
En effet, pour d’évidentes raisons de sous-développement économique et social, certaines religions, encore en survie mais à la mort en sursis, perpétuent encore leur emprise tentaculaire sur la mentalité des populations de quelques régions du monde, en pleine époque du vingt-et-unième siècle réputé pourtant technologique et scientifique.
D’aucuns affirment que les religions contemporaines sont, de manière directe et identique, les héritières de leurs devancières, les descendantes des pionnières religions antiques. Les esprits religieux contemporains croient que les religions actuelles sont identiques à celles de l’ancien temps où elles émergèrent. C’est méconnaître l’histoire de l’évolution des mentalités, en particulier l’histoire des religions jalonnées de dissensions, de schismes, d’acculturations cultuelles, d’adaptations locales, de syncrétismes. Mais aussi de modération spirituelle, de modernisation cultuelle.
De manière générale, nombre d’idéalistes religieux sont convaincus de la pérennisation immortelle de la croyance religieuse en dépit des structurelles mutations socioéconomiques et culturelles subies par leur société. En réalité, les croyances religieuses évoluent avec les transformations des formations sociales et économiques de la société. À mode de production nouveau, mode de penser spécifique. À nouveaux rapports sociaux de production, nouvelles structures idéologiques dominantes. Incontestablement, le rouleau compresseur de l’Histoire remplira sa mission de réajustement de la vérité en apportant un démenti à leur fantasmagorique croyance relative à l’immuabilité du « sentiment religieux », croyance vouée à disparaître ; tout comme il se chargera de réduire à néant toutes les structures économiques archaïques dressées sur sa route. En réalité, de multiples éléments sociologiques et psychologiques constitutifs des anciennes religions n’existent plus. Aussi bien au plan de la mentalité des hommes qu’au niveau des rapports sociaux de production, désormais capitalistes. Preuve s’il en est que, à l’instar des civilisations, les religions, œuvres des hommes et surtout des États, sont mortelles. De nos jours, ce n’est pas la religion qui façonne l’individu mais le travail. La centralité du travail est la valeur centrale dans la vie individuelle et collective. Le travail occupe une place essentielle dans l’existence. Il influe sur l’existence. Il est devenu un enjeu normatif décisif. Il est l’unique instance à donner sens à la vie. Le travail est l’armature de la construction de l’identité personnelle et sociale, de la santé mentale. L’homme et la femme n’existent que par le travail, source de leur reproduction. La religion du travail a converti des milliards d’individus à ses valeurs. Chaque matin ils affluent dans les temples de la production marchande où ils s’engagent corps et âme, où ils se prosternent huit durant pour le grand bénéfice du Dieu Capital. Sans conteste, au cours de leur longue histoire, les hommes ont façonné de multiples croyances religieuses pour répondre aux interrogations existentielles de leur vie tourmentée, à leur impuissance socioéconomique. Certaines croyances professées par nos ancêtres humains ne peuvent même pas être imaginées aujourd’hui. Nous en donnons la démonstration avec le culte des revenants, ou l’appel à des divinités contre les « esprits diaboliques ». Aujourd’hui, ce type de pensée religieuse a disparu du paysage idéologique des croyances. Pourtant, des milliers d’années durant nos ancêtres humains croyaient à ces dogmes du culte des revenants ou culte des morts. De manière générale, longtemps, parmi les multiples croyances ayant régné sur l’esprit religieux des humains, ce n’est pas la crainte de dieu qui les terrorisait, mais la peur du retour des morts sur terre.
Les générations contemporaines ignorent totalement qu’un tel sentiment ait pu exister parmi nos prédécesseurs. La raison en est simple : la signification de ce « retour des morts » a disparu de nos mentalités modernes rationnelles.
Plus ancien encore, pareillement, aux temps les plus reculés, les primitives générations humaines croyaient au cycle de la nature et à la résurrection. Cela correspondait à leur mode de vie primitif de chasseurs-cueilleurs. Ils étaient entièrement tributaires de la nature (nourricière). Pour nos ancêtres « primitifs », l’homme est partie intégrante du cycle naturel de mort et de résurrection. Pour nos devanciers, matérialistes et dialecticiens spontanés, la vie et la mort formaient un couple inséparable, indispensable l’une à l’autre. Sans la mort de la plante pas de nouvelle plante. Sans la mort de l’animal pas de vie de l’homme. Mais il fallait aussi porter du respect aux animaux (et donc aux hommes) morts.
Pour autant, contrairement à l’opinion communément répandue par certains médias mainstream adeptes du Conflit des civilisations sur fond de Guerres des religions, à notre époque moderne, excepté dans certains pays hors Histoire, l’esprit religieux et la majorité des religions s’étiolent, périclitent. Ne demeurent en survie que quelques religions, vestiges de l’ancien monde précapitaliste. En effet, la religion chrétienne s’est depuis longtemps évaporée sous l’effet corrosif et destructif du mode de production capitaliste. Le judaïsme, quant à lui, s’est dégradé et métamorphosé en secte politique sioniste pour assouvir ses visées colonialistes en Palestine. Quant à l’islam, il se débat dans un inextricable combat d’arrière-garde pour résister désespérément et vainement à l’envahissement du modèle dissolvant occidental. La manifestation violente de l’islam actuel est l’illustration de cette tentative désespérée de résistance pour éviter son inévitable dissolution. C’est l’expression d’une bête blessée en phase finale. Et il n’y pas pire qu’une bête blessée. Une bête blessée est toujours plus dangereuse. De proie docile, elle devient chasseur carnassier : la bête (immonde) fonce aveuglément sur tout le monde, défonce tout sur son chemin, se défonce dans un ultime sursaut hallucinogène.
Au vrai, la radicalisation religieuse marque le début de la fin. Elle ne dénote nullement la force d’une religion assurée de régner encore longtemps sur les âmes. Aussi, contrairement aux élucubrations fantaisistes de nombreux auteurs, on n’assiste pas au retour du refoulé religieux spectral, mais au défoulement de la religion spectacle. On assiste à la fin de la comédie religieuse, jouée par les derniers piètres acteurs accoutrés de leurs scripts fanatiques anachroniques, sur fond de violentes mises en scène. Acteurs voués à quitter honteusement la scène de l’Histoire, avec les ovations approbatrices de l’humanité enfin affranchie définitivement des dogmes régressifs et agressifs. Ce ne sera pas la première fois qu’une religion rende l’âme !
D’aucuns, pour démontrer l’importance vitale des religions pour l’homme, brandissent l’argument de leur durabilité, la prétendue intemporalité éternelle des religions. En effet, à considérer les trois principales religions monothéistes, elles semblent avoir résisté aux épreuves du temps, aux multiples transformations sociales et révolutions politiques.
En dépit des changements de modes de production, des mutations sociales, les principales religions (bouddhisme, judaïsme, christianisme, islam) sont encore ancrées dans la société capitaliste moderne. Cette survivance miraculeuse correspondrait, selon les thuriféraires de la religion, à un besoin humain éternel de la foi religieuse. La religiosité serait une donnée innée, le « sentiment religieux » une pulsion fidéiste éternelle. C’est oublier que l’humanité, sur une courte période de cinq mille ans, a vu défiler un nombre incalculable de croyances, de cultes, de religions, de dieux. Et depuis deux siècles, une période de sécularisation planétaire, « d’irreligiosité » généralisée. L’histoire est jalonnée de cultes disparus sans laisser aucune trace dans la mémoire de l’humanité. Pour preuve : combien de gens actuellement révèrent Baal, Mardouk, Zarathustra, Zeus, Poséïdon, Dionysos, Râ, Athéna, Déméter, Eleusis, En-lil, En-ki, Osiris, Varuna, Yam, Môt, Kumarbi, Agni, Eileithyia, Jupiter, Teschup, Wurusema, Rudra, Héra, Aton, Lagma, etc ? Nous ne citons ici que les dieux principaux des grandes civilisations et non les dieux mineurs des peuples des contrées « sous-développées ». La plupart des dieux sont morts pour l’Histoire au point que nous ne connaissons ni leurs noms, ni les rites réservés à ces dieux, ni la signification cultuelle attachée à leur message.
Aujourd’hui, quel sera le sort réservé aux dernières religions contemporaines ? Après la fin du culte des morts, assisterait-on à la mort des cultes ? Dès le XIXe siècle, le philosophe Nietzsche avait déjà annoncé la mort de Dieu. L’histoire occidentale a amplement confirmé sa prédiction. Le Dieu chrétien a été mis à mort par le dieu capital. Le capitalisme est le nouveau culte vivant du monde occidental, et imparfaitement de la planète, encore travaillée par les improductifs cultes antiques, nullement intellectuellement compétitifs, ni scolairement concurrentiels. Aussi, ne pourront-ils résister encore longtemps à la redoutable concurrence de ce puissant culte : le capitalisme, le fossoyeur de toutes les structures archaïques. Fondamentalement, dans le monde moderne développé, le délitement de l’esprit religieux est une donnée sociologique. La dissolution de la religion est depuis plusieurs décennies partout à l’œuvre. L’esprit religieux ne survit que dans les pays à structure socio-économique semi-féodale et semi-coloniale, soutenu à bout de bras par l’État, un État comprador souvent à bout de souffle politique car illégitime. Globalement, à notre époque scientifique, que signifie pour l’homme moderne la croyance ? Notre monde moderne technologique est tellement lié à ses propres créations humaines que le Dieu créateur a perdu beaucoup de sa superbe, de sa force et de sa nécessité. L’homme créateur et bâtisseur moderne a descendu de son piédestal Dieu. Il l’a remisé dans le musée de l’Histoire.
On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, a dit le grand philosophe matérialiste Héraclite, pour qui tout est mouvement et changement perpétuel. Aussi, demain, nos descendants ne se baigneront pas dans la même atmosphère intellectuelle, psychologique et culturelle que notre génération.
Ainsi va le monde. Ainsi va la vie. Tout s’écoule. Tout s’écroule. Sous l’effet corrosif du développement permanent et incessant de l’Histoire. Nos idées modernes de notre époque deviendront demain les vestiges du passé.
La mort de l’idéologie religieuse, à l’instar des idéologies politiques totalitaires (fascisme, nazisme, stalinisme et bientôt du libéralisme, survivant vestige du capitalisme agonisant) disparues du paysage social, est inscrite dans le mouvement de l’Histoire en perpétuelle transformation. Après l’éveil à l’esprit libre, aux yeux de la nouvelle humanité réconciliée avec sa raison raisonnante, où l’esprit logique aura supplanté la pensée magique, chaque idéologie religieuse n’apparaîtra plus comme un miracle mais un mirage.
La religion, ce luxe des pauvres, révèlera-t-elle sa pauvreté intellectuelle aux yeux des nouveaux luxueux peuples enfin enrichis par les vivantes connaissances modernes éclairées par les Lumières des sciences, dispensées par la nouvelle communauté universelle sécularisée, fondée sur l’égalité sociale et la démocratie horizontale ?
Khider Mesloub