«Les paysans en Europe n’arrivent plus à vivre de leur travail et se suicident»

Morgan Ody, coordinatrice générale de La Via Campesina et membre de la Confédération paysanne à La Nouvelle République :

Morgan Ody est la coordinatrice générale de La Via Campesina, et membre de la Confédération paysanne en France.

Elle est une maraîchère bretonne. Avant de devenir membre du Comité international de coordination de La Via Campesina, Morgan a participé aux luttes pour la terre de la Confédération paysanne et, par l’intermédiaire de la Coordination européenne Via Campesina (ECVC), à la défense des politiques publiques au niveau européen en ce qui concerne la terre et la gouvernance des systèmes alimentaires. Morgan et les paysans de la Confédération paysanne ont réussi à obtenir un moratoire sur les OGM en France. Ils ont également fait campagne pour stopper un projet d’aéroport à Notre Dame des Landes, dans l’ouest de la France, qui prévoyait de détruire 2 000 hectares de terres agricoles. Au niveau européen, la Confédération paysanne a participé aux luttes des agriculteurs pour une réglementation stricte des OGM et pour une directive sur les pratiques commerciales déloyales afin de garantir des prix équitables aux agriculteurs.

La Nouvelle République : Quelles sont les raisons de la colère des paysans en Europe ?
Morgan Ody : Les paysans se mobilisent partout en Europe parce que nous n’arrivons plus à vivre de notre travail. C’est essentiellement une colère qui s’exprime autour du manque de revenus, de la capacité à gagner notre vie à partir de notre travail.

Et quelles sont vos revendications ?
Nos revendications, c’est d’avoir des prix agricoles qui couvrent les coûts de production, y compris les coûts liés à un revenu décent pour notre travail. La deuxième revendication, c’est d’arrêter les accords de libre-échange parce que ces accords nous mettent en concurrence avec des produits qui arrivent beaucoup moins chers que les prix que nous réalisons en Europe et donc, pour arriver à vivre de notre métier, il faut arrêter les accords de libre-échange. La troisième revendication, c’est le fait que les subsides de la PAC (politique agricole commune) soient distribués de façon beaucoup plus équitable entre les paysans, parce que pour l’instant, vu que les aides de la PAC sont liées à la surface agricole, ceux qui ont beaucoup d’hectares touchent beaucoup d’aides PAC et ceux qui ont des petites fermes ne touchent presque pas d’aides PAC. Enfin, la quatrième revendication, c’est de réduire la charge bureaucratique parce qu’en tant que paysan, on se retrouve à faire énormément de tâches administratives pour tout justifier et cela nous oblige à passer beaucoup trop de temps devant nos ordinateurs alors que notre travail consiste à être dans les champs et avec les animaux pour produire l’alimentation.

De quoi souffre réellement le monde agricole européen ?
Le monde agricole européen souffre du fait qu’il est obligé de produire au prix le plus bas possible. Nous sommes face à une situation de concurrence où il faut toujours être plus compétitif, ce qui signifie produire le moins cher possible. Mais en parallèle, on demande aussi aux agriculteurs européens de produire des produits de qualité et de faire une transition vers des pratiques plus environnementales, et ces choses-là sont complètement contradictoires.
C’est-à-dire, que nous, paysans, nous voyons bien qu’il y a un problème environnemental et qu’il est nécessaire de produire une alimentation de qualité, donc nous sommes d’accord avec cette exigence, mais il n’est pas possible de nous demander de produire une alimentation de qualité dans de bonnes conditions environnementales et en même temps de nous dire que ce sera toujours à un prix inférieur. C’est cette contradiction qui provoque un grand malaise.

Ne pensez-vous pas que les politiques européennes concernant le secteur de l’agriculture ont échoué totalement ?
Il faut voir les choses du point de vue historique. Après la fin de la seconde guerre mondiale, il y avait une nécessité de relancer l’agriculture européenne pour réussir à nourrir les populations. Ça a été un grand succès. En effet, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, on ne meurt plus de faim en Europe, il y a suffisamment de production. Donc, on peut dire qu’il y a eu un succès dans les années 1950 et 1960 pour soutenir une agriculture qui permette de nourrir toute la population européenne.
Mais depuis, les enjeux ont changé. On n’a plus de problèmes de sous-production mais on est face à une crise environnementale énorme, et il faut adapter les politiques qui doivent changer pour prendre en compte ces nouveaux enjeux qui sont : produire une alimentation de qualité, faire face au défi du changement climatique, faire face au défi de la biodiversité, et il y a aussi le défi qui consiste à procurer des emplois aux gens en zones rurales, donc il faut arrêter de faire baisser le nombre de paysans, et c’est pour cela que nous avons besoin d’un changement profond dans les politiques agricoles en Europe qui doivent cesser de pousser à produire toujours plus.
Aujourd’hui, il faudrait que les politiques agricoles en Europe promeuvent une agriculture à la fois de qualité et qui permette aux agriculteurs, qui font ce choix de produire une agriculture de qualité dans le respect de l’environnement, d’avoir une rémunération à la hauteur de celle des autres travailleurs.

Justement, en parlant de rémunération, on voit des agriculteurs qui ont à peine 300 euros comme pension, d’autres se suicident, et nous avons vu une discussion entre le président de la FNSEA (ndlr : Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, syndicat professionnel majoritaire dans la profession agricole en France) qui annonçait face à un éleveur une aide de 150 millions d’euros, somme tout à fait insignifiante. Pourquoi les dirigeants européens ne vous écoutent-ils pas ?
Effectivement, il y a un problème d’oligarchie et comme pour le reste de la société, en agriculture, il y a une toute petite minorité de très riches. Ce ne sont même plus des agriculteurs, ce sont des « agrimanagers » et Arnaud Rousseau, le président de la Fédération est très représentatif de ces agrimanagers qui sont extrêmement riches. Arnaud Rousseau a le contrôle de 700 hectares, donc une très très grosse exploitation agricole, il touche 170.000 euros d’aide PAC (aide de la politique agricole commune) tous les ans. Par ailleurs, il est le manager d’un groupe agroindustriel qui s’appelle Avril (Sofiprotéol).
Et donc, l’échec des politiques agricoles provient des décideurs européens et des décideurs au niveau national qui ont fait le choix de soutenir cette minuscule minorité d’agrimanagers et de pratiquer des politiques qui vont contre les intérêts de l’immense majorité des paysans et des agriculteurs, qu’ils soient des éleveurs ou des petits cultivateurs.
Et encore une fois, ce qu’il s’est passé ces dernières semaines, les décisions qui ont été prises par le gouvernement français et aussi au niveau européen, sont à nouveau des décisions qui vont dans le sens des intérêts d’une petite minorité d’agrimanagers et qui vont contre les intérêts de la grande majorité des agriculteurs qui essaient de bien faire leur travail mais qui ne sont nullement soutenus.

Vous confirmez donc qu’il existe une oligarchie en Europe et qu’elle a ses représentants, notamment dans le monde agricole.
Oui, et il y a une déconnexion. Le chef de la FNSEA et les principaux dirigeants de la FNSEA défendent les intérêts de cette oligarchie alors qu’il y a beaucoup d’adhérents – par exemple, j’ai des voisins qui sont adhérents à la FNSEA mais qui sont des éleveurs de taille moyenne – dont les intérêts au final ne sont pas du tout défendus par ce syndicat.

Pourquoi n’êtes-vous pas soutenus par les politiciens ? Parce qu’ils font partie de cette oligarchie, d’après vous ?
Au niveau des partis politiques, on a le soutien de certains députés européens…

A titre individuel, pas en tant que partis ?
D’abord, pour nous, en tant qu’organisation paysanne, l’autonomie de nos organisations paysannes et agricoles vis-à-vis des partis politiques, c’est un principe de base, c’est-à-dire qu’on ne peut être soumis à aucun parti politique.
Ensuite, le problème est qu’un certain nombre de partis trouvent qu’on a parfois de bonnes idées mais les positions que nous prenons, entre autres le fait de rompre avec les accords de libre-échange, les mettent dans l’embarras et ils ont du mal à tenir des positions aussi radicales, notamment au niveau européen. Je vais vous donner un exemple : au niveau européen, la plupart des eurodéputés du PSE (parti socialiste européen) votent en faveur des accords de libre-échange parce qu’ils sont dans un logiciel néolibéral, alors que nous, en tant qu’organisation agricole avec des membres dans plus de trente pays européens, nous sommes radicalement opposés à ces accords de libre-échange.

Donc, vous êtes dans le rejet du modèle néolibéral que propose l’oligarchie ?
Oui, nous sommes clairement dans le rejet du modèle néolibéral et surtout nous pensons que ce modèle n’est plus du tout adapté au monde actuel assez chaotique, c’est-à-dire que face aux crises climatiques, face à l’environnement de crises géopolitiques que l’on vit aujourd’hui, pour assurer une stabilité dans les approvisionnements alimentaires, il faut des politiques publiques très volontaristes, il faut vraiment la régularisation des marchés, et on ne peut plus être dans des politiques de libre-échange et de libre marché, car la conséquence de ces politiques de libre marché est une très forte inflation qui pénalise fortement les consommateurs et les populations urbaines alors qu’en France, il y a 15 % de la population qui dépend des banques alimentaires pour s’alimenter. Ces gens-là ne sont plus capables d’acheter leur alimentation à cause de l’inflation, et de l’autre côté, les paysans n’arrivent plus à se rémunérer avec la vente de leurs produits. Donc, on voit bien qu’il y a un problème, et ce problème est lié au fait qu’il y a des acteurs au milieu, des intermédiaires, qui se gavent et qui font des marges énormes à la fois contre les paysans et contre les consommateurs. Face à cela, il n’y a pas d’autre solution que de rompre avec les politiques néolibérales et de mettre en place des instruments politiques qu’on connaît très bien comme les prix minima d’intervention, comme les stocks publics, comme les politiques de gestion de l’offre, des politiques qui permettent de mieux contrôler la production et de s’assurer que l’objectif consistant à ce que tous les Européens soient alimentés correctement soit rempli.

Comme vous le savez, dans chaque mouvement social comme le vôtre, la question du rapport de forces est primordiale. Votre mouvement, très important dans ces moments historiques, n’a-t-il pas besoin d’un encadrement révolutionnaire ?
Je pense que c’est un mouvement social qui part réellement de la colère des paysans et des paysannes. L’idée qu’on aurait besoin d’être encadrés par des intellectuels qui ne vivent pas notre quotidien, ce n’est pas du tout une idée que l’on partage.
Au contraire, on pense qu’en tant que paysans, nous sommes tout à fait capables de représenter nos propres intérêts, d’autant plus que la grande majorité des paysans et des paysannes en Europe sont formés, ils sont allés à l’université et sont capables d’écrire et de s’exprimer. Et donc l’idée qu’on aurait besoin d’intellectuels extérieurs au monde paysan pour nous encadrer, c’est très éloigné de ce que l’on souhaite.

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