Pourquoi le jeûne est-il si fascinant ?

Ramadan

Pour découvrir l’univers du ressenti, il faudra chevaucher le Présum-Pensum. Parce qu’il y a perpétuelle offrande de PP, le Ramadhan est une invitation permanente à la célébration des sens. [PP : plus petite entité de temps-conscience]
« Allah a dit : Tout acte du fils d’Adam lui appartient à l’exception du jeûne, car celui-ci est à Moi et c’est Moi qui en paie le prix ».

Par contre en actualisant les objets, on potentialise la Conscience. C’est le couple onde-particule qui donne une belle métaphore de ce phénomène. Si l’onde s’actualise alors la particule se potentialise et vice versa.Dit autrement : lorsque l’ego de l’homme est fortement présent, le divin s’efface. Quand le divin fait irruption, l’ego est complètement absent. Dans notre absence, on réalise la Présence ! Le jeûne est le miroir dans lequel se manifestent les peurs, les angoisses et les espoirs de l’ego. Il s’agit de contempler ce miroir comme un spectateur qui regarde un film. On n’intervient pas pour changer quoi que ce soit, pas plus qu’un spectateur n’intervient pour changer le contenu du film.
Toshihiko Isutzu rapporte ceci : Haydar Amuli, un des premiers métaphysiciens iraniens du XIVe siècle, dit que, quand l’homme essaie d’approcher l’existence avec son intellect débile (aql Da’îf) et ses pensées étriquées (afkâr rakikah), sa perplexité et son aveuglement naturels ne font que croître.Le commun des mortels, qui n’a pas accès à l’expérience transcendantale de la Réalité, est comparable à un aveugle qui ne peut marcher en sécurité sans sa canne. La canne qui sert de guide à l’aveugle symbolise ici la faculté rationnelle de l’esprit. Chose curieuse, la canne à laquelle l’aveugle fait confiance en arrive à être la cause même de son aveuglement. Ce n’est que lorsque Moïse jeta son bâton que les voiles du monde phénoménal se retirèrent de sa vue. Ce n’est qu’alors, au-delà des voiles, au-delà du monde phénoménal, qu’il contempla la magnificence de la Réalité absolue.
N’est-il pas tentant, à ce niveau, d’avancer l’hypothèse suivante : La nuit du destin (Laylat Al-Kadr) ne serait-elle pas le résultat d’un dévoilement instantané, lui-même perçu comme un ‘Présent éternel’, somme des lieux de convergence des dépassements successifs du monde phénoménal et d’expériences partielles et imparfaites de transcendances avortées tout au long du jeûne du mois de Ramadhan ?
C’est l’apogée ! Le Magistère Maximus dit : On dit du jour qu’il «jeûne» (sâma) lorsqu’il culmine. Imru-l-Qays a dit : lorsque le jour s’éloigne et «jeûne», c’est-à-dire lorsqu’il atteint son sommet. Le jeûne a été appelé ainsi parce qu’il s’élève en degré au-dessus de toutes les autres œuvres d’adoration. Pourrait-on dire dans cette même veine à la suite du Magistère Maximus que le point culminant du jeûne ne serait-il pas donc Laylat Al-Kadr ?
Curieusement, le mois de Ramadhan ne porte-t-il pas en lui-même sa propre récompense ! Quand le corps, le véhicule de l’esprit, est amoindri, affaibli et martyrisé par des privations de nourriture terrestre et autres, une lumière céleste fulgurante surgit soudainement de ses entrailles pour éclairer l’existence. La Rencontre avec le réel serait-elle à ce prix ? Parce que la joie et la lumière sont en dedans de nous-mêmes et non en dehors. Il faut partir en «voyage» et être prêt à les accueillir en abandonnant la «raison», les fausses préoccupations matérielles et surtout la prétention d’être quelqu’un !
En fait, le monde phénoménal ne commence à poser problème que lorsqu’il est pris pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire la Réalité ultime. Le jeûne ne serait-il pas l’outil qui nous permet de découvrir l’unité sous jacente cachée derrière la multiplication des objets du monde phénoménal ? L’existence est une trame indifférenciée de sujets et d’objets. Le but ultime de l’homme est de ‘se sentir’ partie prenante de cette trame.Les philosophes musulmans proposent une autre métaphore intéressante, celle de l’encre et des lettres écrites avec cette encre. Les lettres écrites avec l’encre n’existent pas réellement en tant que lettres, car les lettres ne sont que des formes variées qui n’ont un sens que par convention. Seule l’encre existe réellement et concrètement. L’existence des lettres n’est en vérité que celle de l’encre, seule et unique réalité qui se déploie en se différenciant elle-même. On doit d’abord s’appliquer à voir la réalité de l’encre dans toutes les lettres et ensuite à voir les lettres comme autant de modifications intrinsèques de l’encre.
Se rendre compte et prendre conscience que nous sommes constamment agités. Nous vivons continuellement des conflits et nous passons nos journées à choisir ou à refuser. Constater cela intellectuellement ne suffit pas. On doit le vivre, le ressentir. Selon nous, le jeûne est d’un apport utile pour créer un espace de tranquillité, un havre de paix, à l’intérieur de nous-mêmes. Parce que notre chaos nous le projetons à l’extérieur. Comme nous rayonnons notre tranquillité autour de nous.
Quand l’émotion est abordée sensoriellement, elle vibre dans son espace propre qui est pour ainsi dire illimité contrairement à l’ego qui lui se meut dans un espace restreint et fermé. L’ego s’appuie sur l’expérience, le savoir et la mémoire. L’émotion n’a quant à elle aucun référentiel, en la laissant s’étaler, se vider dans le cœur on va retrouver cette vibration de l’essentiel. Si, par contre, l’ego prend le contrôle l’émotion sera niée, justifiée ou calmée. Pour résumer laissons la parole à Éric Baret : «L’émotion est libre de pensées, de savoirs, elle vacille sur elle-même sans certitude. Dans l’émotion, l’ego perd tout contrôle. Il a besoin de maîtriser, d’être en charge, de savoir».
Si je vis sans prétention aucune en ne choisissant ni ceci, ni cela, si je vois le monde autour de moi tel qu’il est, alors la paix gagnera le cœur. En ce sens que la personne est «orientée» et «accordée» à l’essentiel qui est de ressentir l’unité de cet univers à travers la multiplicité des êtres le constituant. Être un instant sans demande, sans attente, sans espoir est l’état le plus simple qui soit. Être totalement en accord avec l’émotion qui surgit en moi.
Éric Baret l’exprime avec plus de beauté, écoutons-le : «Vous sentez que l’essentiel dans la vie, n’est pas ce que vous devenez, ni ce que vous pouvez changer, ni quoi que ce soit. Vient alors un pressentiment de la tranquillité ; vous devenez alerte ; toutes les énergies constamment utilisées pour acquérir ou éliminer qualités et situations ne sont plus activées. Quand vous cessez de vouloir ceci, de refuser cela, vous sentez la tranquillité. Ce mouvement du désir et de son contraire est considérablement réduit car vous réalisez que rien n’est mauvais pour vous et que rien n’est mieux.»
Tout cela est un appel et un rappel à notre profonde nature (fitra) qui est égarée et enfermée dans sa propre souffrance alors qu’en réalité elle est immergée dans la danse perpétuelle de l’univers. Puisse le jeûne nous rendre disponibles à cette Présence Immuable qui n’est pas un concept, mais un ressenti.
Le Coran [81, 27-29] nous y invite : « Puisque ceci n’est autre qu’un Rappel lancé aux univers. Pour qui d’entre vous veut la rectitude ? Mais vous ne la voulez qu’autant que le veuille le Seigneur des univers.»

Notes
Le théorème de Gödel qui est une réfutation d’un modèle mécanique de la science, de la pensée et du monde, affirme en substance qu’un système arithmétique cohérent et non contradictoire contient inévitablement des propositions indécidables. Plus loin encore, il démontre qu’un ensemble d’axiomes contient une proposition que nous savons être vraie et qui est pourtant indémontrable à partir des axiomes en question (incomplétude).
La non-séparabilité quantique montre, en effet, que deux particules corrélées (ou intriquées) forment un «Tout» et ce, quelque soit la distance qui les sépare. Autrement dit, la connaissance d’une mesure sur l’une influe instantanément sur l’autre et ce, sans transmission d’information qui soit le résultat directe d’une action physique mesurable.
Le principe d’incertitude (ou d’indétermination) énonce que l’on ne peut connaître avec précision, et en même temps, la position et la vitesse d’une particule. Toute mesure précise sur une variable entraîne systématiquement une indétermination sur l’autre variable. Ce principe s’applique également au couple (temps, énergie).
Élément de Bibliographie
[1] Toshihiko Izutsu. Unicité de l’Existence et Création Perpétuelle en Mystique Islamique. Les Deux Océans 1980. Paris-France.
[2] Éric Baret. Le seul désir, Dans la nudité des Tantra. Éditions Trait d’Union, Montréal 2002.
[3] Mohamed Iqbal : Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam.
Éditions du Rocher.
S.H
(Suite et fin)