Les Traductions Du Coran N’ont Jamais Été Un Livre

De ce fait, notre traduction littérale du Coran se présente pour la toute première fois comme un Livre. En réalité, ce qu’il aurait toujours dû être, mais qu’il n’a jamais été ; tel est notre présent sujet.
En l’article « Nous n’avons jamais traduit le Coran »[2] nous avons traité du problème relatif au fond, à savoir que depuis toujours ce n’est pas le texte coranique qui est traduit, mais son interprétation officielle à présent standardisée et canonisée.
Comme nous l’avons montré et souligné, à l’évidence, ceci nuit à la compréhension du Message coranique et procure le sentiment d’une quête de sens ne pouvant qu’être inassouvie, si ce n’est déviée de son appel initial. Pour autant, le Coran est victime d’un attentat supplémentaire, d’un handicap relevant de la forme, ce que nous en avons fait en tant que “Livre”.
Osons le dire, risquons d’être honnête, regardons le Coran avec les yeux ouverts et non ceux mi-clos de la foi : qu’est-ce donc que ce «livre» qui ne ressemble en rien à un livre et auquel il semble que l’on n’ait pas apporté les soins qu’aurait dû mériter le Livre que les musulmans tiennent pour sacré.
Pour ceux qui comprennent le mot kitāb au sens de Livre, littéralement alors le Livre par excellence, quel livre est devenu le texte coranique au fil du temps ? Pesons nos mots, il s’agit même de la pire entreprise éditoriale depuis des siècles, aucun autre texte, aucun livre, n’a été aussi maltraité. À bien l’examiner, ce que nous appelons le Livre, notre Livre, est tout sauf un livre digne de ce nom !
Nous ne faisons pas là référence au décor ou à la calligraphie, en cet aspect superficiel nous sommes passés maîtres de l’enluminure. Toutefois, ce décorum n’existait pas pour les premiers codex coraniques, mais avec le temps cet art est devenu prédominant, la forme l’emportant subjectivement et largement sur le fond. En marketing, l’emballage est plus important et plus coûteux que le produit lui-même et, plus la chose est censée être précieuse, plus cette approche est mise en œuvre.
– Ceci étant précisé, si l’on considère tout d’abord le Coran en arabe notre propos est tout aussi évident : le texte coranique est présenté en un seul bloc, sourate après sourate, sans ponctuation, sans un espace, sans une respiration, sans mise en page, sans indications de structure tels chapitres, paragraphes, alinéas. Le Coran apparaît comme une masse de texte uniforme, un texte en masse sans forme. Historiquement, cet état de fait n’est rien d’autre que le résultat de la mise par écrit du texte oral coranique à l’origine transmis de mémoire sous forme de récitation linéaire et continue.
Or, cette mise par écrit première n’a jamais eu pour objectif la mise en avant du sens, mais seulement la conservation d’un texte mot après mot. Le seul repère qui lors de cette opération a été proposé est le découpage par verset, signalé initialement par un simple marqueur qui plus tard fut numéroté.
Le lecteur arabisant du texte coranique ainsi présenté se retrouve en réalité dans la situation de celui qui récite : un flux de mots qui se précipitent toujours vers l’avant sans qu’à aucun moment il puisse percevoir la contextualisation textuelle des versets et donc leur signification vraie, littérale. Chaque verset est ainsi fondu dans la masse textuelle au point qu’en pratique le Coran n’est pas abordé comme un texte, mais comme une suite de versets isolés, quasi indépendants les uns des autres.
Or, cette décontextualisation physique maximale ne permet pas la compréhension contextuelle, mais favorise l’interprétation unité par unité, péricope par péricope. Les exégètes n’eurent et non aucun intérêt à modifier cette situation graphique puisqu’elle leur permit et leur permet d’interpréter et surinterpréter les versets sans être contredits par la ligne de sens qu’une mise en page différente basée sur la construction contextuelle du texte coranique aurait pu mettre en évidence en première lecture.
– Si l’on considère à présent les traductions, elles sont toutes héritières de cette situation archaïque de mise en page ou, plus exactement, de non-mise en page. Par conséquent, elles en présentent les mêmes tares. Outre la problématique du fond envisagée à l’article précédent,[3] à savoir que ce n’est pas réellement le texte qui est traduit, mais son interprétation, la question de la forme ne vient qu’aggraver la compréhension des traductions du Coran. Alors que le texte arabe comme nous l’avons souligné est lui fâcheusement présenté en un bloc, les traductions françaises, mais aussi dans la majorité des langues, sont présentées verset par verset. Les uns au-dessous des autres et séparés les uns des autres.
Le phénomène de découpage à l’unité est ainsi amplifié, ce qui nuit encore une fois à la compréhension des versets qui ainsi n’apparaissent pas liés à leur contexte d’insertion. Le Coran n’est alors pas un texte, mais une suite de 6236 versets indépendants dont le seul repère est la division en 114 sourates. Étrange livre par conséquent puisqu’il ne posséderait que cette curieuse structure composée de plusieurs milliers de sentences dont on ne perçoit plus la cohérence, la logique informative. De plus, les versets ainsi compilés, empilés, sont précédés de leur numéro d’ordre comme si cette donnée avait du sens ou de la valeur ! Comme si cela ne suffisait pas à rendre le propos coranique non compréhensible, l’on note qu’aucune page ou presque des traductions bilingues n’est complète.
Le texte s’arrête abruptement au milieu ou avant la fin de la page sans logique de sens apparente, puis reprend à la page d’après. Ce phénomène qu’aucun autre livre n’a à subir est dû au fait que la page du texte arabe en vis-à-vis est toujours composée de 15 lignes.[4] Comme ce découpage est purement conventionnel et calligraphique, en arabe ces pages sont entièrement emplies. Cependant, le passage à la traduction, qui cherche à se légitimer par la mise en parallèle du texte arabe, a pour regrettable conséquence de produire des pages de traduction incomplètement remplies.
Cette manière de (dé)composer le texte est contre toute pratique littéraire et intelligente, elle coupe abruptement la compréhension de ce qui précède et de ce qui suit à la page suivante. De plus, en général, nous devons tourner les pages de ces Corans de gauche à droite, pratique incongrue puisque notre cerveau est conditionné à poursuivre sa lecture dans le sens inverse. La contradiction ainsi générée de l’automatisme de lecture a pour conséquence une perturbation de la compréhension, du suivi du sens par anticipation, phénomène que nous réalisons inconsciemment sur un livre normalement construit.
Mais quel éditeur sérieux oserait donc publier un livre conçu en dépit du bon sens et hors toutes règles typographiques ? En d’autres termes, ces habitudes malheureuses embrouillent le cerveau du lecteur en court-circuitant ses automatismes de lecture et donc de compréhension. Son logiciel de lecture est obligé de fonctionner à contresens sur un texte qui n’est pas un texte, mais une succession d’informations apparaissant sans presque aucun rapport les unes avec les autres…
– La somme de ces manquements à la composition normale d’un livre en langue indo-européenne, toutes ces innovations déplorables et ce total manque de cohérence textuelle expliquent d’un point technique, du moins pour partie, le sentiment évident que tout lecteur ressent en lisant le Coran : discontinuité du sens, passage abrupt d’un sujet à l’autre, répétition non signifiante, effet catalogue, exposé non linéaire sans fil de sens, sans logique d’enchaînement, désordre de composition, absence de structure, absence de thème, défaut de construction textuelle. Quel lecteur des traductions du Coran ne reconnaîtrait-il pas sincèrement qu’au bout de quelques versets il est bien souvent perdu quant au sens ?
À lire les traductions du Coran, mais nous avons dit que pour des carences de même ordre il se produit la même chose lorsqu’on le lit en arabe, l’on a comme la désagréable impression que tout est fait pour que ne puissions comprendre ce que nous lisons. Comme si au fond lire le Coran devait être un simple acte d’adoration et non de compréhension, de réflexion, de recherche et méditation de son sens…
En tout état de cause, et de manière dommageable, c’est à cela qu’est réduit le lecteur du Coran. Il ne lui reste alors qu’une solution, une seule issue : porter son intérêt sur tel ou tel verset pris isolément, ce qui est exactement l’objectif souhaité par l’Exégèse qui par cette lecture fragmentée et décontextualisée textuellement peut ainsi imposer plus aisément ses interprétations.
– En ces conditions, l’on comprend qu’a fortiori le Coran puisse paraître illisible au lecteur non-musulman.
Pour ce lecteur non convaincu par avance qu’il s’agit malgré tout des propos de Dieu, de tels défauts de composition – qui font de notre Livre un objet qui n’est en rien un livre– ne peuvent qu’amplifier l’incompréhension.
Combien sont ceux qui ayant décidé de mettre un pied sur ce chemin s’en retournent soit affligés, soit narquois : ce livre n’est pas un livre, ce message est incohérent, brouillon, inaudible, incompréhensible, inacceptable. Pour le dire librement, sans les yeux de la foi musulmane le Coran et ses traductions sont bien peu lisibles. Entendons-nous bien, ces défauts n’appartiennent pas au Coran lui-même, ils ne sont que le résultat d’une entreprise exégétique et éditoriale catastrophique, et ce, tant en français qu’en arabe.

Dr al Ajamî