«Le Pleurer-Rire» d’Henri Lopes

Littérature classique africaine

Le Pleurer-Rire est le grand roman africain des années 1980, sous la plume du Congolais Henri Lopes.

À travers les mille frasques de son personnage-potentat au langage fleuri qui exerce sur son peuple une dictature atroce, le romancier explore la problématique du pouvoir et du contre-pouvoir. Ce roman, qui s’inscrit dans une conception polyphonique de l’écriture romanesque, a contribué au renouvellement de la littérature africaine francophone.

Un chef-d’œuvre d’inventivité
Le Pleurer-Rire est une œuvre majeure, chef-d’œuvre d’inventivité et de maîtrise. Sa parution en 1982 a d’abord été un tournant dans la carrière littéraire de son auteur. Henri Lopes était plus connu à l’époque comme homme politique. Il fut ministre des Affaires étrangères de son pays, le Congo-Brazza, ministre des Finances et surtout Premier ministre entre 1972 et 1975. Mais taraudé par l’écriture depuis longtemps, il avait publié dans les années 1970 un recueil de nouvelles et deux brefs romans. Avec Le Pleurer-Rire, Henri Lopes nous livre un roman autrement plus complexe, aux multiples voix et d’une structure à plusieurs niveaux. C’est une œuvre de maturité.

Que raconte ce roman ?
Ce roman explore la problématique du pouvoir «qui est consusbstantielle à la littérature africaine née dans une large mesure en réaction contre le fait colonial», comme le rappelle le spécialiste de l’Afrique littéraire, Jacques Chevrier. Après les indépendances, c’est la classe politique africaine, tenue responsable du chaos ambiant, qui devient la cible privilégiée des écrivains. Au centre de cette contestation littéraire postcoloniale, la figure du tyran. Cruel et bouffon sanguinaire, il est la caricature des Bokassa, des Idi Amin Dada, des Mobutu et autres Eyadéma qui avaient pris le pouvoir à travers le continent dans les années qui ont suivi l’indépendance. Le Pleurer-Rire s’inscrit dans cette littérature centrée sur la représentation du pouvoir totalitaire. Le roman brosse le portrait du tonitruant «Tonton Hannibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé». Son nom est tout un programme, qui suggère la domination politique ainsi que la domination sexuelle. Ancien baroudeur de la Coloniale devenu président de la République à la faveur d’un coup d’Etat, l’homme exerce sur son peuple une dictature atroce.

Avec Louis XIV et Léonid Brejnev pour modèles
Le héros du Pleurer-Rire est un personnage à la fois totalement fictif et totalement réel. Il est le produit d’un amalgame de traits empruntés aux dictateurs qui ont sévi sur les quatre continents à travers les âges. En admiration béate devant son palais présidentiel, le personnage s’imagine parfois en Louis XIV. À d’autres moments, engoncé dans ses habits solennels tapissés de ses nombreuses décorations, le maréchal Hannibal n’est pas sans rappeler les dignitaires soviétiques au garde à vous sur la place Rouge. Le portrait que brosse l’auteur de ce tyran tropical est aussi riche et burlesque que ses frasques qui nourrissent l’action du roman. À coups de parodies et de dérisions cinglantes, le romancier démonte le mécanisme de ce pouvoir totalitaire, capable de pires excès. Son régime s’appuie ici sur l’armée et sur son service de renseignement dirigé par un Français au nom prédestiné de Monsieur Gourdain. Cependant, aussi foisonnante et réussie que soit cette exploitation de la thématique du pouvoir, la véritable audace de ce roman est ailleurs : elle est dans sa structure et sa composition novatrices qui le rendent véritablement singulier.

Rupture et renouveau
L’intérêt majeur de ce livre réside dans sa rupture avec les conventions du roman réaliste classique. Le Pleurer-Rire fonde son originalité sur sa structure polyphonique qui fait entendre toutes les voix, celle du pouvoir tout comme celle des contre-pouvoirs. Adieu aussi au récit linéaire et à la narration omnisciente et unique. Organisé en strates, l’intrigue se lit d’abord comme un document socio-politique, raconté par un narrateur au regard faussement naïf, qui n’est autre que le maître d’hôtel du dictateur. Au deuxième plan, viennent se greffer au récit de la dictature les aventures politico-érotiques de ce narrateur-témoin. Ce mélange de registres n’est pas sans poser des questions sur les enjeux même de la littérature en temps de turbulences, ce qui est le sujet débattu au troisième niveau de la narration. Cette organisation originale n’est sans doute pas étrangère à la liberté de ton et d’allure qui caractérise ce roman, sans aucunement perdre de vue les tragédies du totalitarisme qui constituent sa trame fondamentale. C’est sans doute le sens de son titre à la fois insolite et suggestif Le Pleurer-Rire.
T. Chanda